Campus n°119

Apprendre à apprendre grâce aux jeux vidéo d’action

Les adeptes de jeux d’action obtiennent de meilleurs scores dans des tests de performance visuelle, car ils augmentent leur capacité d’apprentissage grâce à la pratique de leur divertissement

Les neuroscientifiques sont parvenus à montrer que les jeux vidéo d’action du type Call of Duty, (plus de 40 millions de joueurs à travers le monde) exercent une influence notable sur leurs utilisateurs. Il ne s’agit pas de modifications négatives du comportement comme celles que leur attribuent les opposants aux divertissements de ce type. Au contraire. Le fait de pratiquer régulièrement un tel passe-temps permet non seulement d’améliorer ses performances dans certaines tâches cognitives enseignées dans le jeu (reconnaissance visuelle, suivi simultané de plusieurs objets en mouvement, focalisation de l’attention...) mais aussi, de manière plus générale, d’augmenter sa capacité d’apprentissage. C’est ce dernier point qu’a mis en évidence une étude parue le 10 novembre dans la version en ligne des Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) et menée par Daphné Bavelier, professeure à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), et ses collègues de l’Université de Rochester aux Etats-Unis.

«On sait depuis quelques années que les adeptes de jeux d’action excellent dans de nombreuses tâches cognitives et notamment visuelles, explique Daphné Bavelier. Ces bénéfices semblent même se transposer parfois dans la vie réelle. En effet, dans des métiers comme pilote d’avion ou chirurgien endoscopique, qui comportent une forte composante multitâche, certaines études ont constaté que les performances professionnelles de ceux qui pratiquent des jeux d’action dépassent celles des autres.»

L’étude parue dans les PNAS fait un pas supplémentaire en démontrant que si les joueurs sont plus performants dans certaines tâches de perception visuelle, c’est parce qu’ils apprennent mieux que les autres. Et s’ils apprennent mieux, c’est précisément parce qu’ils jouent à des jeux d’action très rythmés qui exigent, entre autres, que leur attention passe sans cesse d’une cible ponctuelle à ce qui se déroule dans un environnement plus large. Ils doivent également prendre des décisions rapides et réévaluer régulièrement leurs objectifs.

Machine à prévision Le cerveau est une machine à prévision. Afin d’anticiper et de réagir de manière appropriée, le système nerveux central tente constamment de prédire ce qui va se produire l’instant d’après, que ce soit lors d’une conversation, d’une séance de conduite ou d’une opération chirurgicale.

Pour ce faire, il élabore des modèles du monde qui nous entoure basés sur son expérience. Et, selon la théorie, plus ces modèles sont bons, plus les performances cognitives le sont.

«Nous pouvons affirmer que la pratique du jeu d’action permet au cerveau des joueurs de développer de meilleurs modèles du monde et de le faire plus rapidement», précise Daphné Bavelier.

Pour parvenir à cette conclusion, son équipe a mené différentes expériences de perception visuelle au cours desquelles elle a soumis des volontaires, joueur et non-joueur, à une figure abstraite (le signal de Gabor, lire ci-contre). A chaque essai, celle-ci est légèrement tournée dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens contraire par rapport à une position de départ donnée. Elle apparaît de manière furtive sur un écran (entre 15 et 30 microsecondes), prise en sandwich entre deux autres images contenant un niveau variable de bruit de fond (comme la neige sur les téléviseurs). La tâche des participants consiste à reconnaître le sens dans lequel l’image a été tournée.

La première expérience a consisté à mesurer les performances obtenues à ces tests de perception visuelle par les adeptes des jeux d’action et à les comparer à celle de personnes ne partageant pas cette distraction. Sans surprise, confirmant les études antérieures, les premiers ont surpassé les seconds.

Les scientifiques ont ensuite cherché à savoir si les joueurs possèdent naturellement de meilleurs modèles perceptifs ou si ces derniers sont le résultat de leur pratique. Ils ont alors demandé à des personnes ayant peu d’expérience en jeux vidéo de s’y consacrer durant 50 heures réparties sur neuf semaines. A des fins de comparaison, un groupe s’est mis à Call of Duty, un jeu d’action particulièrement rythmé, et un autre à The Sims, un jeu social plus paisible (voir les images des pages précédentes).

Lors des tests de perception visuelle, menés avant et après la période de jeu, le premier groupe a amélioré ses performances de manière significative, contrairement au second. Il en ressort que tous les jeux, aussi passionnants soient-ils, ne développent pas les mêmes effets. Et ce sont les jeux d’action qui sont largement les plus efficaces.

Meilleurs modèles Sachant que les performances sont supérieures chez les joueurs que chez les non-joueurs, grâce à l’utilisation de meilleurs modèles, et que cette différence vient de la pratique du jeu, les chercheurs ont dans un deuxième temps souhaité évaluer les capacités d’apprentissage des uns et des autres. Ils ont pour cela comparé les résultats des participants obtenus sur la durée au cours de huit séances étalées sur deux jours.

Lors de la première série d’essais, joueurs chevronnés et non-joueurs ont obtenu les mêmes résultats. Cependant, au fur et à mesure de la progression de l’entraînement, les joueurs ont commencé à se démarquer des non-joueurs pour finir avec des performances, une fois de plus, supérieures aux autres, démontrant une plus grande faculté d’apprentissage.

«Nous voulons maintenant savoir plus précisément quelles sont les caractéristiques des jeux vidéo d’action qui améliorent les capacités d’apprentissage des joueurs, explique Daphné Bavelier. Ils doivent être rythmés, c’est sûr, mais certains indices nous suggèrent que la violence ne semble pas nécessaire. En tout cas, les jeux violents mais sans action n’entraînent pas les mêmes effets.»

Vérifier cette hypothèse nécessiterait de mettre la main sur un jeu qui ait la même dynamique que celle qui anime Call of Duty, la violence en moins. Or, un tel produit n’existe pas encore sur le marché. C’est pour cette raison, ainsi que pour disposer d’un outil pédagogique plus présentable à d’éventuels élèves qu’un jeu consistant à tuer un maximum d’ennemis, que Daphné Bavelier et son équipe ont décidé d’en fabriquer un eux-mêmes. Toutefois, pour concevoir un jeu d’action qui fasse l’affaire, c’est-à-dire qui soit d’une complexité suffisante, qui exige une attention de tous les instants et qui joue autant sur l’espace que sur la gestion du temps (sans même parler du graphisme), il faut compter un financement de plusieurs dizaines de millions de francs.

Pour parvenir à ses fins, la chercheuse genevoise, qui ne dispose pas d’un budget sans limite, doit collaborer avec des professionnels de l’industrie du divertissement. Le projet est en cours et, tant qu’à faire, il prévoit non seulement de bannir la violence mais aussi d’ajouter du contenu plus intéressant comme des tâches de mathématique ou de physique intuitives.

Anton Vos

«Nous ne faisons pas l’apologie des jeux vidéo»

«Nous ne faisons pas l’apologie des jeux vidéo, se défend Daphné Bavelier, professeure à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Le cœur de notre recherche est la plasticité cérébrale et la compréhension des mécanismes cognitifs impliqués dans l’apprentissage. C’est par hasard que nous avons été amenés à étudier les jeux vidéo d’action il y a une quinzaine d’années.»

Alors qu’elle travaille encore à l’Université de Rochester, dans l’Etat de New York, un de ses collaborateurs met au point un programme destiné à mesurer l’attention visuelle dans le cadre d’une recherche auprès de personnes sourdes. En testant le logiciel sur lui-même et quelques amis, le doctorant obtient systématiquement des résultats bien plus élevés que ce que rapporte la littérature scientifique. En revanche, quand Daphné Bavelier essaie à son tour, le score obtenu retombe à la normale. Les chercheurs identifient rapidement que le point commun entre tous les cobayes est leur passion pour les jeux vidéo d’action.

«Ces derniers déploient des effets particulièrement forts et mesurables, poursuit la chercheuse. Si nous poursuivons dans cette voie, c’est qu’elle est particulièrement fructueuse.»

Les jeux d’action violents ont aussi leurs aspects négatifs. Mais, curieusement, ils ne sont pas si faciles à mesurer, à l’exception d’un seul: les enfants qui passent du temps à jouer avec des écrans le prennent sur celui qui devrait servir à faire leurs devoirs. Des expériences ont montré que le fait de distribuer des consoles de jeu à certaines familles affecte les résultats scolaires au fur et à mesure de l’année. Un résultat valable aussi pour les jeux d’action violents.

Quant à savoir si ces derniers peuvent augmenter l’agressivité des joueurs, les effets à long terme restent contestés. Les dernières études longitudinales sont arrivées à la conclusion qu’ils contribueraient à 1 ou 2 % du comportement violent d’une personne.

Sur le court terme, en revanche, des expériences ont révélé un effet qui dure une dizaine de minutes après une séance de massacre virtuelle de vingt minutes. Si on demande à ce moment au joueur anglophone de compléter un mot de quatre lettres commençant avec K, il aura tendance à préférer kill (tuer) à knit (tricoter).