Campus n°119

Le colis de guerre et la révolution humanitaire

L’envoi de nourriture aux prisonniers de guerre, puis aux populations civiles et aux déportés, a permis de sauver un nombre incalculable de vies au cours des deux conflits mondiaux. Il a également profondément influencé l’évolution des organisations caritatives

Pour des centaines de milliers de prisonniers, de civils ou de déportés du siècle dernier, le souvenir de son emballage de toile beige et de son étiquette ornée du logo de la Croix-Rouge restera à jamais synonyme d’espoir, sinon de survie. Pour l’historien d’aujourd’hui, le colis de guerre est d’abord et surtout un passionnant objet d’étude. Au travers de cette petite boîte de carton, il est en effet possible de rendre compte du formidable développement qu’ont connu les organisations caritatives au cours du XXe siècle, mais aussi de questionner leurs limites et leur efficacité. C’est l’exercice auquel s’est livré Sébastien Farré, adjoint scientifique au sein de la Maison de l’histoire, avec l’ouvrage Colis de guerre. Secours alimentaire et organisations humanitaires (1914-1947).

Conflits de masse Si le colis alimentaire connaît une forme d’âge d’or entre le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la fin de la Deuxième, c’est parce que sa production et sa distribution à grande échelle supposent un certain nombre de prérequis. Tout d’abord, l’avènement des conflits de masse qui se traduit, tout au long du XIXe siècle, par l’augmentation progressive des contingents de soldats sur le champ de bataille, et, par conséquent, du nombre de prisonniers de guerre.

Autre élément essentiel: le développement de services postaux nationaux, des chemins de fer et des transports maritimes qui accélère considérablement la circulation des personnes, mais aussi des marchandises. «Ces progrès participent de manière bien plus décisive à la transformation des institutions philanthropiques et à la configuration de nouvelles pratiques humanitaires que les discussions juridiques et philosophiques sur la nécessité de civiliser la guerre», souligne Sébastien Farré.

Enfin, il faut des normes permettant d’encadrer l’action de ces organisations sur le terrain. Un premier pas en ce sens est franchi avec les conventions de La Haye de 1899, qui contiennent plusieurs articles définissant l’action des sociétés de secours – au premier rang desquelles figurent les Croix-Rouge nationales – en faveur des prisonniers de guerre. Ils précisent que ces derniers doivent pouvoir bénéficier d’une alimentation semblable à celle de la troupe, prévoient l’envoi de délégués pour superviser la distribution des secours et garantissent surtout un élément qui va s’avérer central dans les années à venir: la gratuité de port pour la correspondance et les colis aussi bien dans les pays destinataires que dans les pays de transit.

Premiers essais Au moment où s’ouvre cette première «Conférence pour le désarmement et la prévention de la guerre», l’envoi de fournitures aux soldats captifs n’est pas à proprement parler une nouveauté. Le procédé a notamment été expérimenté durant la guerre de Crimée (1853-1856) par le mécène russe Anatole Nicolaïevitch Demidoff qui met alors en place un service permettant de faire parvenir des vêtements et de l’argent aux soldats français, anglais et italiens prisonniers sur le territoire du tsar.

De l’autre côté de l’Atlantique, des envois de colis sont également réalisés durant la guerre de Sécession (1861-1865), tandis que le Comité international de secours pour les prisonniers de guerre mis sur pied par le CICR à Genève durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871 distribue l’équivalent de 400 000 francs de matériel (principalement en vêtements, vin, tabac et savon).

A ce stade, le contenu des colis, souvent confectionnés directement par les familles, demeure très hétérogène et leur nombre reste restreint en regard de celui qui sera atteint dans les décennies suivantes. Créé en 1916, le Joint War Committee britannique produit ainsi plus de 9 millions de colis alimentaires en deux ans.

Le Japon donne le ton Ce saut d’échelle est rendu possible par l’apparition sur la scène humanitaire de grandes organisations caritatives américaines, ainsi que par la réorganisation de celles qui existent déjà. Sur ce dernier point, c’est le Japon qui donne le ton en développant un système d’organisation de secours inspiré par les méthodes militaires et piloté par l’Etat qui va s’avérer très efficace lors de la guerre russo-japonaise (1904-1905). Repris par la Croix-Rouge américaine qui se réforme au même moment, le modèle est adopté dans les années qui suivent par la Grande-Bretagne et la France.

Se pensant dorénavant comme un service auxiliaire des armées en campagne, les sociétés nationales de la Croix-Rouge n’ont cependant pas les moyens de leurs ambitions au moment où le nationaliste yougoslave Gavrilo Princip assassine l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, et son épouse à Sarajevo.

Au début de la Première Guerre mondiale, de nombreux problèmes liés à l’acheminement ou au vol de colis sont en effet signalés. Face à l’ampleur du défi que représente l’engagement de centaines de milliers de soldats sur le front et la captivité de masse, les organisations de secours n’ont d’autre choix que de s’appuyer sur l’armée pour encadrer leur activité.

Parallèlement à la création de structures centralisées capables d’offrir un service plus sûr et plus efficace, se met alors en place une véritable industrie du colis alimentaire basée sur une optimisation des méthodes de production, de contrôle et de distribution.

«Du colis alimentaire privé, préparé dans l’intimité des proches et des familles, on passe à un produit standardisé résultant de la taylorisation et d’une professionnalisation des pratiques humanitaires qui est proposé aux donateurs pour un prix fixe (10 dollars aux Etats-Unis)», résume Sébastien Farré.

Conçu pour apporter au soldat captif, dont l’ordinaire est souvent misérable, les compléments nécessaires à son équilibre alimentaire, le «colis standard» s’inspire des dernières avancées des sciences de la nutrition (qui connaissent alors un important essor) et fait une large place aux aliments en conserve, eux aussi en plein boom. Le tout doit peser au maximum 5 kilos et résister aux transports ainsi qu’aux intempéries.

Pain perdu De ce point de vue, le pain pose longtemps problème dans la mesure où il est généralement moisi lorsqu’il arrive à destination. La solution adoptée par les Anglais au cours de l’été 1917 passe par la mise sur pied d’une boulangerie à Berne qui, avec l’aide d’un expert nutritionniste, a pour mission de fabriquer un pain à la fois plus résistant et plus savoureux. De leur côté, les Français élaborent un «pain concentré» pouvant se conserver durant dix mois.

Pour les sociétés de secours, qui sont entre-temps devenues des organisations de masse gérant des fonds considérables, à l’exemple de la Croix-Rouge américaine qui réunit un budget de plus de 400 millions de dollars, emploie près de 15 000 salariés et mobilise une véritable armée de volontaires (20 millions de membres), le premier test à grande échelle a pour objectif de secourir la population belge. Pilotée par le futur président des Etats-Unis, Herbert Hoover, l’opération, lancée dès l’année 1914, mobilise près de 130 000 personnes dans le monde entier. Elle permettra d’assurer à l’ensemble de la population belge une subsistance minimum pendant le reste du conflit.

«La création de la Commission for the Relief of Belgium marque une étape décisive dans l’histoire des pratiques et des opérations humanitaires, commente Sébastien Farré. L’institution mise sur pied par Hoover apparaît en effet comme une véritable fabrique de secours dont les capacités sont liées à une gestion mondiale des ressources alimentaires et à la gouvernance de populations civiles, ce qui permet une opération humanitaire d’une ampleur jusque-là inédite.»

Dans le tableau qui se dessine alors, les Etats-Unis, qui dominent les voies de communication intercontinentales et qui disposent de surplus agricoles pour lesquels il faut trouver des débouchés, ne tardent pas à apparaître comme un véritable «empire caritatif».

La Suisse, de son côté, tient également un rôle important. D’une part, parce qu’elle abrite le siège du Comité international de secours pour les prisonniers de guerre, émanation du CICR qui fonctionne comme un gigantesque centre d’informations. De l’autre, parce que son statut de neutralité et sa position géographique lui permettent de jouer un rôle de facteur international. On estime ainsi que les services postaux de la Confédération ont acheminé la bagatelle de 115 millions de colis vers les différents pays belligérants entre 1914 et 1918.

La terrible situation des populations civiles dans l’immédiat après-guerre ne laisse que peu de répit aux organismes d’entraide qui vont dès lors concentrer leur attention sur le sort des enfants. Côté américain, cette croisade contre la faim se double d’une dimension idéologique, l’ARA (American Relief Association) ne cachant pas sa volonté de créer un cordon sanitaire autour du régime bolchevique.

Blocus et blocages Souvent considérée comme la répétition générale du second conflit mondial, la guerre d’Espagne va démontrer que le dispositif de secours élaboré depuis le début du siècle est encore largement perfectible.

Ce qui va se confirmer dès l’invasion de la Pologne en septembre 1939. Après quelques semaines de combats seulement, on dénombre près de 700 000 prisonniers dans une situation sanitaire et alimentaire très délicate sur le territoire polonais. Or, le pays étant fermé aux organisations non allemandes, les captifs se trouvent hors de portée de toute aide extérieure.

Comme le souligne Sébastien Farré, «seules la captivité de centaines de milliers de prisonniers alliés et la situation dramatique de la population grecque dès avril 1941 facilitent la mise en place du premier programme de secours d’envergure et le déblocage progressif de la situation». L’industrie du colis alimentaire se remet alors à tourner à plein régime dépassant bientôt les cadences de production atteintes durant la Première Guerre mondiale. En tête de pont : le CICR et ses sociétés nationales qui se profilent progressivement comme des acteurs incontournables de la scène humanitaire.

Reste l’épineuse question des déportés, longtemps «oubliés» par l’institution genevoise. Sans nier la lenteur de l’intervention alliée ni les responsabilités du Comité international dans cet échec, analysées dans le détail par Jean-Claude Favez dans l’ouvrage Une mission impossible? Le CICR, les déportés et les camps de concentration nazis (Payot, 1988), Sébastien Farré souligne les innombrables difficultés d’une opération de sauvetage tardive, menée par tâtonnements, dans un pays où les voies de communication sont dévastées et où l’essence est un bien aussi rare que précieux.

Il insiste également sur le rôle clé joué dans les derniers mois de la guerre par des délégués pour la plupart fraîchement nommés et sans expérience ainsi que par leurs chauffeurs qui, en prenant parfois des risques importants, ont été les acteurs d’une transformation fondamentale pour le CICR: «Pour la première fois, écrit-il, ses représentants ne sont plus uniquement des experts en charge de rédiger des rapports ou de simples mandataires, mais les protagonistes d’une action directe en faveur des victimes de la politique nationale- socialiste.» Un premier face-à-face direct avec la mort qui, hélas, sera loin d’être le dernier.

Vincent Monnet

Colis de guerre. Secours alimentaire et organisations humanitaires (1914-1947), par Sébastien Farré, Presses universitaires de Rennes, 284 p.