Campus n°120

La paix, toute une histoire !

La première édition des rencontres historiques de genève, qui se tiendra du 14 au 16 mai, est consacrée à la paix. Un choix qui prend une résonance toute particulière en regard d’une actualité marquée par la tuerie de « charlie hebdo » et la montée en puissance de l’état islamique

Que peut-on face à la barbarie ? Après le choc créé par les attaques de janvier contre la rédaction de Charlie Hebdo et le supermarché casher de la Porte de Vincennes et tandis que le sang continue à couler à flot en Syrie, en Irak ou au Nigeria, dans le cadre de guerres qui bafouent toutes les conventions humanitaires, les alternatives sont maigres. Pour tout dire, elles tiennent en deux mots : se résigner ou réagir.

En choisissant de faire de la paix le thème de la première édition des Rencontres de Genève, les organisateurs de l’événement ont résolument opté pour la seconde solution. Avec une ambition : fournir au grand public des éléments lui permettant de mieux comprendre un monde marqué par des conflits toujours plus complexes et qui questionnent les fondements mêmes de notre rapport à la démocratie et à la liberté d’expression. Entretien avec Pierre-François Souyri, professeur à l’Unité de japonais (Faculté des lettres), codirecteur de la Maison de l’histoire et directeur des Rencontres de Genève, Histoire et cité.

Campus : Comment est née l’idée de créer un festival d’histoire à Genève ?

Pierre-François Souyri : Les Rencontres de Genève s’inspirent des Rendez-vous de l’histoire qui sont organisés à Blois, en France, depuis 1998. Cette manifestation est née d’une initiative du ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, qui était alors aussi le maire de la ville. Elle attire aujourd’hui entre 30 000 et 40 000 visiteurs chaque année. Autour d’un thème central (Les Empires pour l’édition qui aura lieu du 8 au 11 octobre 2015), elle propose des tables rondes, des conférences, des débats, un salon du livre, etc. Il se trouve que j’ai fait partie du comité scientifique il y a quelques années. Je me suis alors demandé si un événement similaire, qui n’existe pas en Suisse, était possible à Genève, ville universitaire possédant un bassin de population plus important que Blois.

Existe-t-il un public pour une telle manifestation ?

J’en suis convaincu. Ce projet ne tombe pas du ciel. Il est lié à la création en 2008 de la Maison de l’histoire qui regroupe aujourd’hui plus de 200 chercheurs actifs dans les sciences historiques et issus de toutes les facultés de l’Université de Genève. L’un des objectifs de ce centre interfacultaire est d’augmenter la présence de la communauté d’historiens dans la vie de la Cité. Dans ce but, nous organisons depuis plusieurs années la série de conférences «Histoire vivante» dont les orateurs interviennent sur des problématiques d’actualité. Ces conférences, dont la dernière traitait de l’Ukraine et de la Russie, rencontrent à chaque fois un grand succès. Cela signifie que le public est très demandeur lorsqu’on lui propose des éléments pour une meilleure compréhension du monde, qu’on introduit davantage de complexité dans sa réflexion sociale. Ce qui sera précisément le propos des Rencontres de Genève.

Comment votre projet a-t-il été reçu ?

Le Rectorat nous a soutenus dès le départ, tout comme le Département de l’instruction publique, car nous prévoyons un important volet pédagogique à l’intention des collégiens et des professeurs d’histoire. Ensuite, les fondations ou les institutions auxquelles nous avons présenté le projet ont réagi le plus souvent de manière positive. Parmi nos partenaires, on peut citer la Haute école d’art et de design (HEAD), l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID), le CERN, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la Haute école de musique (HEM), les Archives des Nations unies, etc. Kofi Annan, Prix Nobel de la paix et ancien secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, a accepté d’être le président des Rencontres de Genève qui, dans un premier temps, n’auront sans doute lieu qu’une fois tous les deux ans.

Cette première édition est placée sous le thème de la paix. Pourquoi ce choix ?

«Construire la paix» est un intitulé qui nous est apparu assez naturel dans la mesure où Genève, riche des nombreuses organisations internationales qui y sont installées, se pose en tant que ville qui contribue à la construction de la paix. De plus, 2015 est l’année du 200e anniversaire de la fin des guerres napoléoniennes, du 70e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et encore du 40e anniversaire de la fin de la guerre du Vietnam. Je précise que le titre évoque un processus et signifie certes que l’on va aborder le thème de la paix mais surtout sous l’angle du règlement des conflits.

Le festival dure trois jours. Que proposera-t-il ?

Le cœur de la manifestation se situera dans le hall du bâtiment d’Uni Dufour, près de la place Neuve. Là sera installé un salon du livre historique qui sera en réalité une grande librairie puisqu’une enseigne connue de la place genevoise y proposera à la vente son catalogue d’ouvrages traitant de l’histoire. Il comprendra non seulement des livres d’histoire et de sciences humaines mais aussi des romans historiques, des bandes dessinées, etc. Il y aura aussi des cafés historiques, des projections de films agrémentées de débats et de rencontres avec les réalisateurs, des concerts, des expositions, etc. L’activité principale du festival reste toutefois l’organisation de conférences et, surtout, de tables rondes. Il y en a une quarantaine de prévues durant ces trois jours.

De quoi débattra-t-on dans ces tables rondes ?

Il est impossible de citer tous les sujets. La conférence inaugurale sera donnée par Juan Guzmann Tapia, ancien juge ayant engagé des poursuites judiciaires à l’encontre de l’ex-dictateur Augusto Pinochet. Il interviendra comme témoin de l’histoire. La conférence de clôture sera, quant à elle, prononcée par Margaret McMillan, professeure à l’Université d’Oxford et spécialiste des relations internationales du XXe siècle. Entre les deux, on parlera aussi bien des difficultés de construire la paix internationale que de la paix civile, de la paix du travail, de la paix familiale et même de la paix de l’âme.

Les responsables du festival de Blois ne craignent-ils pas la concurrence de Genève ?

Je crois que non. L’entente est bonne et nous travaillons en totale transparence avec eux. Ils ont d’ailleurs été associés à notre comité scientifique. De plus, leur manifestation a lieu en automne et la nôtre au printemps. Je pense qu’il y a la place pour deux festivals d’histoire dans l’espace francophone.

Est-ce que les historiens peuvent aider à construire la paix ?

Pas vraiment. On voit bien que l’être humain répète souvent les mêmes erreurs sans apprendre les leçons de l’histoire. Les historiens peuvent néanmoins analyser les processus de décision qui ont permis ou non d’amener la paix après un conflit. Notre objectif consiste à montrer comment, à différents moments de l’histoire, on arrive, après s’être entre-tués, à trouver un moyen de revivre ensemble. Les historiens peuvent aussi poser des questions qui dérangent parfois comme celles de savoir si, dans certains cas, la paix qui suit un conflit perdu peut être bonne, mauvaise, fausse, voire pire que la guerre.

Vous êtes un spécialiste de l’histoire du Japon. Or ce cas est particulièrement intéressant puisque le Japon a été pacifié après une sorte de KO général obtenu avec deux bombes atomiques. Peut-on dire qu’il s’agit, malgré tout, d’une paix réussie ?

Oui. Autrefois très agressif, le Japon est devenu démocratique et pacifique et ce depuis maintenant 70 ans. Et ce changement n’a pas été suivi par un écroulement économique, bien au contraire. Le recentrement de l’économie sur la consommation interne plutôt que sur la conquête d’autres territoires a débouché sur le résultat que l’on connaît, c’est-à-dire sur un pays hyper-industrialisé.

Quelle part de ce succès revient aux Etats-Unis ?

Les Etats-Unis ont en effet injecté beaucoup d’argent dans la reconstruction. Ils ont notamment imposé des réformes de l’agriculture et de l’industrie qui ont sorti le pays de l’ornière. Ils l’ont fait avant tout dans leur propre intérêt, en l’occurrence pour contrer l’avancée du communisme. Le problème, c’est que les Américains ont cru avoir réussi au Japon une expérience extraordinaire : installer la démocratie dans un pays à leurs yeux retardé et semi-féodal. Des chercheurs comme ceux de l’école de la modernisation dans les années 1960 ont même théorisé ce processus et les dirigeants ont voulu le répéter sur d’autres terrains d’affrontement comme le Vietnam ou l’Irak. Un tel discours sur la construction de la paix est terrible. C’est comme si certains dirigeants américains n’avaient rien compris sur ce qu’ils avaient fait eux-mêmes. Car ce qui a fonctionné au Japon ne pouvait pas réussir dans ces autres pays.

Pourquoi ?

La société japonaise s’est développée bien avant l’arrivée des Américains. Elle a connu une révolution industrielle et une agitation politique démocratique dans les années 1880 si bien qu’il existe une conflictualité sociale et une certaine liberté d’expression dans le Japon des années 1920, avant que le militarisme ne les réprime dans les années 1930. D’ailleurs, quand le droit de vote a été accordé aux femmes en 1946, cela n’a heurté personne. Dans ces années d’avant-guerre, le pays du Soleil-Levant est aussi une puissance industrielle redoutable puisqu’il produit les meilleurs bateaux et les meilleurs avions de l’époque. Autrement dit, dès la fin du XIXe siècle, le Japon réunit les préalables nécessaires à la démocratie et il est prêt à cette transition lorsqu’elle survient dans les années 1940. Ni l’Irak ni le Vietnam n’étaient dans les mêmes conditions au moment de l’arrivée des Etats-Unis.

Si le Japon est un pays apaisé, participe-t-il aujourd’hui à la construction de la paix dans le monde ?

Au sortir de la guerre, craignant que le pays ne retombe dans ses travers, les Etats-Unis, qui occupent le pays jusqu’en 1951, dissolvent l’armée. La nouvelle Constitution japonaise, quant à elle, interdit au gouvernement de faire la guerre, une disposition extraordinaire qui est encore en vigueur aujourd’hui. Par ailleurs, une partie de l’opinion publique japonaise voulait alors que son pays acquière un statut de neutralité. Elle se disait que le Japon avait été certes une puissance agressive mais avait été la seule à avoir subi le feu nucléaire. Une telle expérience ainsi que sa Constitution pacifique auraient pu permettre au Japon d’acquérir une aura internationale de faiseur de paix sans équivalent. Mais les Américains ont refusé ce statut au Japon. Ils estimaient dans les années 1950 que l’on ne pouvait pas être neutre face au communisme et ont placé le Japon sous le parapluie nucléaire américain lors de la Guerre froide. Le Japon est donc devenu un géant économique mais un nain politique.

Combien de temps peut encore durer cette situation dans un environnement géopolitique de plus en plus tendu ?

Les Japonais, bien que pacifistes dans leur majorité, redoutent la montée en puissance de la Chine, car ce pays pourrait se montrer agressif. Voyant que la Russie parvient à s’emparer de la Crimée sans que personne ne bouge, les Japonais se doutent bien que si les Chinois décident de conquérir quelques petits îlots dans le Pacifique (les îles Senkaku, sous contrôle japonais et disputées par la Chine depuis quarante ans), ils ne pourront compter sur l’aide de personne. Résultat : pour la première fois depuis longtemps, le Japon a commencé à se réarmer. C’est une évolution inquiétante, car de nombreux analystes estiment que si la Chine parvient à garder un semblant de paix sociale, c’est parce que la croissance est encore au rendez-vous. Mais l’histoire du capitalisme démontre qu’une telle situation n’est pas éternelle. Le jour où l’économie se tasse, et cela arrivera, il se pourrait bien que la Chine se cherche un bouc émissaire pour détourner la colère de sa population. Et dans ce cas, le Japon fait figure de cible idéale.

Pourquoi ?

Contrairement à l’Allemagne, qui a mieux réussi à gérer les rapports qu’elle a entretenus avec les autres peuples européens, le Japon s’est retrouvé dans une configuration plus difficile. D’abord, les Etats voisins sont des pays totalitaires, ou qui l’ont été, ce qui ne facilite pas le dialogue. Ensuite, l’administration nippone n’a quasiment pas connu d’épuration après la guerre, à l’exception du procès de Tokyo. Par ailleurs, l’empereur Hirohito, le responsable de la plupart des décisions durant la guerre, évite la justice, une décision qui permet à la population japonaise de se dédouaner, en quelque sorte. Aujourd’hui, enfin, la situation est envenimée par le fait que les politiciens au pouvoir depuis 2012, dont le premier ministre, Shinzō Abe, appartiennent à une frange ultraconservatrice du Parti libéral démocratique, notamment sur la question de la mémoire de la guerre. Ils n’hésitent pas à prétendre que tout n’était pas si mauvais au temps des colonies, à relativiser, voire à nier, le massacre de Nankin (du nom de la ville chinoise prise par les Japonais en 1937), à se rendre au sanctuaire Yasukuni pour y honorer les soldats «ayant donné leur vie au nom de l’empereur du Japon», dont nombreux sont considérés comme des criminels de guerre, etc. Ce qui n’est pas précisément un langage de faiseur de paix.