Les sales guerres du nouveau millénaire
affaiblies par la globalisation, les démocraties peinent à faire face aux conflits de l’après-11 septembre. des guerres caractérisées par leur asymétrie qui obligent les sociétés occidentales à repenser de fond en comble leurs politiques de sécurité
Pour ceux qui pensaient que la planète serait plus sûre une fois débarrassée de la menace soviétique, le réveil aura été brutal. Loin d’accoucher d’un monde pacifié, la mondialisation a en effet généré un nouveau type de risque, à la fois plus complexe et plus insidieux. Peut-on lire pour autant la tuerie de Charlie Hebdo, l’émergence de l’Etat islamique ou la folie destructrice de Boko Haram comme autant d’effets collatéraux de la mondialisation ? C’est la grille de lecture que propose Frédéric Esposito, chargé de cours au sein du Global Studies Institute. Spécialiste de la lutte contre le terrorisme en Europe, il estime que les conflits asymétriques qui caractérisent l’histoire des relations internationales depuis la chute du mur de Berlin ont été sinon créés, du moins largement alimentés par l’évolution des rapports de force sociaux-économiques qu’à connus le monde au cours de ces deux dernières décennies. Une situation qui pose un défi de taille aux sociétés occidentales au sein desquelles les questions sont, pour l’heure, plus nombreuses que les réponses. Tour d’horizon.
«Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la principale menace qui pesait sur les sociétés occidentales était la bombe atomique, explique Frédéric Esposito. Dans ce système, on se trouvait avec deux adversaires dont le potentiel de destruction (armement, ressources stratégiques, nombre de soldats) pouvait être facilement comparé. Depuis, nous sommes entrés dans l’ère des guerres asymétriques. Avec, d’un côté, des Etats conventionnels passablement affaiblis qui s’efforcent d’agir de manière limitée en identifiant des cibles précises. Et, de l’autre, des organisations à caractère militaire dont les méthodes, les moyens et les ressources sont beaucoup plus réduits, mais qui cherchent à globaliser le conflit en le faisant sortir de leur contexte territorial.»
La plupart des experts estiment que la naissance du terrorisme moderne – dont le premier objectif n’est plus la destruction d’un système mais la médiatisation d’une cause – remonte aux premiers détournements d’avion opérés par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1968. De la prise d’otages des Jeux olympiques de 1972 à Munich, en passant par l’IRA, l’ETA, les Brigades Rouges ou la bande à Baader, le procédé a, hélas, fait de nombreux émules depuis.
«Il y a toutefois deux différences majeures entre le terrorisme de l’époque et ce qui se passe actuellement, précise Frédéric Esposito. La première, c’est qu’au XXe siècle, ces groupuscules évoluaient dans un périmètre national et que leur cible était, à de rares exceptions près, l’élite politique ou les intérêts économiques de leur propre pays. La seconde, c’est qu’avec le développement des réseaux sociaux, la problématique du terrorisme a changé d’échelle.»
Face à cette évolution, les démocraties occidentales se trouvent aujourd’hui assez démunies. Sur le plan strictement opérationnel, tout d’abord, les choses se sont passablement compliquées depuis la fin de la Guerre froide.
Sur le terrain, il n’est ainsi plus question de champ de bataille mais d’une ligne de front mouvante et discontinue dont les contours sont difficiles à définir précisément et à l’intérieur de laquelle tous les coups sont permis.
Réticents à envoyer leurs propres ressortissants à l’étranger, les Etats occidentaux recourent de plus en plus fréquemment à des drones ou à des sociétés privées pour faire le sale boulot et affronter des groupes constitués de civils généralement volontaires pour partir au combat.
A l’inverse, le terrain de jeu des terroristes s’est passablement agrandi. Compte tenu du très haut degré d’intégration qui caractérise aujourd’hui l’économie mondiale, Nairobi ou Mumbai peuvent tout aussi bien faire l’affaire des terroristes que New York ou Paris lorsqu’il s’agit de s’en prendre aux intérêts occidentaux.
«Pour faire face à cette menace devenue multidimensionnelle, il faudrait théoriquement disposer de moyens supplémentaires ou, en tous les cas, plus efficaces, poursuit Frédéric Esposito. Or c’est précisément le contraire qui est en train de se passer : alors que la plupart des démocraties tendent à réduire le budget consacré à la défense, la globalisation a multiplié les points d’attaque possibles. Ne serait-ce que parce que la démocratie, en tant que système garantissant la liberté d’expression, offre aux organisations terroristes un formidable tremplin de propagande, de recrutement, de radicalisation et de prosélytisme.»
Autre source de difficulté : la paralysie du système de sécurité internationale. Instrument de paix collective forgé à l’époque des guerres symétriques, l’ONU semble aujourd’hui totalement impuissante.
«Le problème avec le cas de l’Etat islamique, par exemple, c’est que la moindre intervention risque de renforcer l’instabilité géopolitique de la région, analyse Frédéric Esposito. Le conflit est ancré sur le territoire de trois Etats (la Syrie, l’Irak et la Turquie). Il implique également l’Iran et la minorité kurde de la région que la coalition soutient sans pouvoir envisager son indépendance. Ceci étant, toute action n’est pas impossible. On pourrait ainsi envisager d’assoiffer l’Etat islamique comme on l’a fait avec l’Irak de Saddam Hussein dans le cadre du programme Pétrole contre nourriture. On pourrait également neutraliser les raffineries grâce auxquelles Daech parvient à commercialiser du pétrole qui arrive peut-être jusqu’aux pompes à essence d’Angleterre, de France ou même de Suisse.»
Pour faire évoluer le statu quo, deux autres pistes peuvent être explorées. La première consiste à trouver un modus vivendi avec l’Iran afin de redistribuer complètement les cartes dans la région. L’affaire est en cours, sans grand résultat pour l’instant.
La seconde touche au principe qui, aux yeux de nombreux gouvernements, fait encore figure de tabou, et selon lequel un Etat de droit ne négocie jamais avec les terroristes.
«Pendant très longtemps, le fait de conclure des traités de paix est resté la prérogative absolue des Etats, observe Frédéric Esposito. Cependant, l’histoire récente a montré qu’il est possible de s’asseoir à la table de négociations avec ce type d’organisations. On l’a vu en Angleterre avec l’IRA, en Palestine avec l’OLP de Yasser Arafat, en France avec la fin de la guerre d’Algérie et les accords d’Evian. La différence avec ce qui se passe de nos jours, c’est que les Etats occidentaux se trouvaient alors face à un référentiel connu, en l’occurrence la revendication d’une région ou d’un territoire. Or, l’objectif déclaré d’AQMI, par exemple, est d’islamiser l’ensemble du Maghreb, chose qui n’est pas envisageable pour la communauté internationale.»
A défaut de pouvoir espérer un règlement rapide et pacifique, un certain nombre de mesures peuvent être prises pour rétablir un semblant de sécurité. Selon Frédéric Esposito, ce gigantesque chantier passe par une refonte complète des principes qui ont guidé les politiques conduites dans ce domaine au cours des dernières décennies. Plutôt que de tenter d’agir au niveau global, en dénonçant les «Etats voyous», par exemple, les démocraties occidentales auraient ainsi avantage à étendre la prévention à l’échelon national et local.
«La communauté internationale s’est trompée d’échelle, note Frédéric Esposito. Aujourd’hui, on s’aperçoit que ce ne sont pas les «Etats voyous» qui posent les bombes, mais des individus qui se sont radicalisés à l’intérieur même des pays visés.»
La plupart des pays occidentaux ont désormais pris conscience – parfois de façon assez soudaine, comme dans le cas de la Suisse – du danger que représentent ces réseaux dormants. Pour neutraliser ces cellules autonomes, qui peuvent frapper n’importe où à n’importe quel moment, la priorité consiste à rattraper le temps perdu sur le plan du renseignement local.
«Ces réseaux ont pris de vitesse les autorités, constate Frédéric Esposito. Ils étaient déjà constitués il y a trois ou quatre ans, alors que l’on parlait essentiellement de loups solitaires pour décrire des individus comme Mohamed Merah ou Anders Brevik. Puis, on s’est progressivement rendu compte que ces individus n’étaient pas totalement isolés, qu’ils avaient reçus des appuis, de la formation, de l’argent et que leur action s’inscrivait dans un réseau dont les ramifications étaient beaucoup plus importantes que ce que l’on supposait jusque-là.»
Dans un tel contexte, la tentation du tout sécuritaire est naturellement forte. Mais la pente est glissante. Après les attentats de Londres en 2005, le gouvernement anglais a ainsi tenté d’intégrer davantage les travailleurs sociaux au dispositif sécuritaire afin d’obtenir des informations sur ce qui se passait au sein de certaines communautés étrangères. Après plusieurs années d’effort, l’expérience s’est achevée en queue de poisson et il a fallu tout reprendre à zéro. «Le risque de ce genre de politique, observe Frédéric Esposito, c’est de transformer les travailleurs sociaux en indics de la police et, ce faisant, de casser leurs liens avec la population. Si les politiques de sécurité doivent davantage intégrer cette dimension sociale et de proximité, cela ne se fera toutefois pas en un jour.»
Du côté des Etats-Unis, c’est surtout sur le renseignement numérique que l’accent a été mis après les attentats du 11 septembre. Cela a débouché sur le lancement d’une série de programmes d’espionnage numérique basés sur l’hypothèse qu’à condition de disposer de suffisamment de données, il est possible de modéliser le risque terroriste et de repérer les criminels les plus dangereux. «Le parcours de Ben Laden ou des frères Kouachi, identifiés par les services de renseignements américains comme terroristes, montre qu’il ne suffit pas de disposer de données mais qu’il faut être capable de faire le lien entre elles, commente Frédéric Esposito. Et ce travail ne peut pas être fait par une machine. Par ailleurs, ce type de réponse constitue clairement une dérive dans la mesure où elle bafoue les libertés individuelles.»
Plutôt que de verrouiller la Toile, pour autant que la chose soit possible et au risque de se priver d’un point d’accès permettant de remonter à la source de ces groupes, Frédéric Esposito insiste sur la nécessité de renforcer l’éducation en matière d’utilisation des réseaux sociaux. Que ce soit en termes de logistique, de propagande, de recrutement ou de financement, ceux-ci offrent en effet une immense caisse de résonance aux groupes extrémistes, notamment auprès des plus jeunes. «Le potentiel destructeur de ce nouveau média sur la sécurité de l’Etat a été largement sous-estimé jusqu’ici, constate Frédéric Esposito. Au point que c’est devenu l’un des principaux maillons faibles du dispositif sécuritaire. Aujourd’hui, la gouvernance démocratique a un volet électronique que tout Etat se doit de maîtriser. Et cela passe notamment par un travail de sensibilisation. Quand on se balade dans la rue, on fait attention pour traverser la route, pourquoi ne ferait-on pas de même lorsqu’on se promène sur la Toile ?»