Campus n°120

Le poinçon de Genève, une gravure sans bavure

Des physiciens genevois ont mis au point Une nouvelle technique permettant d’apposer, sans contact et donc sans risque de déformation, le poinçon qui certifie qu’une montre a bien été fabriquée et assemblée à Genève

Traditionnellement, le poinçon de Genève est apposé par choc mécanique sur les pièces délicates de l’horlogerie de luxe. Après 125 ans d’existence, cette technique de marquage assez brutale, qui certifie qu’une montre est bel et bien fabriquée et assemblée localement, vient d’être abandonnée. Elle a été remplacée depuis quelques mois par une technique beaucoup plus respectueuse des composants manufacturés. Mis au point par des physiciens du Pôle de recherche national sur les matériaux aux nouvelles propriétés électroniques (MaNEP, actif de 2001 à 2013 et devenu depuis un réseau de compétences national), ce nouveau poinçon s’inspire de la technologie du microscope à effet tunnel. Il est capable de réaliser une fine gravure dans le métal et de la couvrir d’un alliage sans même entrer en contact avec l’objet. C’est joli et sans bavure. Et c’est genevois. L’horlogerie du bout du lac est ravie. Cette réussite permet également à Phasis, une start-up issue de l’Université de Genève qui a permis le développement et la commercialisation de cette technique, de voler de ses propres ailes. Retour sur une histoire à succès dont les prémices remontent à une douzaine d’années.

Tout commence en 2001, lorsque le pôle MaNEP démarre ses activités. L’un de ses objectifs consiste à favoriser le transfert de technologie vers l’industrie. Les responsables décident alors d’engager une personne entièrement consacrée à cette tâche. Ce sera Jorge Cors, physicien de formation et qui a travaillé une dizaine d’années dans l’industrie de précision. Oystein Fischer, l’ancien directeur de MaNEP, l’embauche en 2004.

«Au départ, il fallait que je trouve quelque chose qui soit susceptible d’attirer l’attention de l’industrie locale, se rappelle Jorge Cors. Une des grandes spécialités de MaNEP est la supraconductivité. Les entreprises suisses potentiellement intéressées par une telle technologie de pointe sont en général actives dans le secteur de l’énergie. Elles sont peu nombreuses, très grandes et basées en Suisse orientale. Ce qui est exactement l’inverse d’une situation idéale.»

Selon le chercheur, une équipe d’universitaires a en effet davantage de chances de décrocher des projets avec des partenaires privés si ces derniers sont de taille modeste, relativement nombreux dans leur branche et, surtout, s’ils ne possèdent pas leur propre laboratoire de recherche. Si en plus elles sont locales, c’est encore mieux en termes de confiance réciproque et de réactivité.

«A Genève, la cible idéale était l’horlogerie de luxe, explique Jorge Cors. Seulement, ce n’est pas la supraconductivité qui allait la séduire, ni des matériaux aux propriétés magnétiques exceptionnelles. Il fallait trouver autre chose.»

C’est alors que lui et ses collaborateurs ont pensé à se servir de la technologie du microscope à effet tunnel. Cet appareil, qui exploite une propriété de la physique quantique (lire encadré en page 16), est muni d’une pointe extrêmement effilée circulant très près d’une surface sans jamais la toucher. Soumis à une tension électrique, ce dispositif est capable de détecter – et de manipuler – des objets aussi minuscules que des atomes isolés.

Le microscope à effet tunnel est un instrument familier des chercheurs de MaNEP, qui l’utilisent abondamment pour l’étude de matériaux aux effets électroniques surprenants. Forts de leur savoir-faire en la matière, ils ont imaginé détourner l’appareil de sa fonction première pour que de microscope, il devienne graveur de métal et même sertisseur.

A travers différents projets menés en collaboration avec l’industrie, les physiciens ont, entre autres, modifié les paramètres électroniques (tension, courant, etc.) tout en conservant la précision de l’instrument. C’est ainsi que l’interaction entre la pointe et la surface permet de fondre le métal et de le modifier à l’échelle microscopique.

«Nous avons perfectionné le système en baignant le dispositif pointe-surface dans un gel comportant un mélange de nanoparticules de différents métaux, poursuit Jorge Cors. La décharge électrique de la pointe, en plus de graver la surface, fait fondre cette poudre métallique en suspension qui se dépose alors sous forme d’alliage dans le sillon. Cet alliage, dont la composition peut être modifiée à volonté, pouvait, pensions-nous, servir de signature chimique de façon à identifier la pièce et à lutter contre la contrefaçon. Nous avons déposé un brevet (au nom de l’Université) sur cette invention et nous sommes allés rendre visite aux horlogers.»

Jorge Cors et ses collègues ont ainsi pu montrer aux responsables d’une marque genevoise de haut de gamme un échantillon de leur nouvelle technique, en l’occurrence une pièce en acier sertie de lignes en tungstène.

C’est d’abord l’aspect esthétique du procédé qui a séduit les horlogers, qui ont pensé dans un premier temps l’adopter pour réaliser des décorations. C’est alors qu’ils ont pensé au Poinçon de Genève. En usage jusque-là, le choc mécanique, pratiqué à l’aide d’une matrice et d’une poinçonneuse, comporte en effet le risque de provoquer des déformations notamment sur des pièces ultra-précises en laiton. De plus, le rendu n’est pas vraiment à la hauteur des attentes, l’écusson et le nom de Genève n’étant au final pas toujours reconnaissables. Le procédé mis au point par les chercheurs de MaNEP, capable de graver des sillons nets aussi fins qu’un micron (et même moins si nécessaire), offre donc une alternative pour le moins alléchante.

Créé justement pour explorer les possibilités de transfert de technologie, Phasis obtient une licence d’exploitation de l’Université et se lance en 2010 dans des programmes européens qui lui fournissent le financement nécessaire à la poursuite du travail réalisé jusque-là par MaNEP et à la mise au point de prototypes. En 2014, la fondation Timelab, responsable du Poinçon de Genève (lire légende en page 15), décide d’adopter la nouvelle technologie. En quelques mois, les collaborateurs de Phasis parviennent à développer des machines permettant de poinçonner des pièces d’horlogerie de manière reproductible et simple et à se lancer dans la commercialisation. Tout en perfectionnant sa technologie, Phasis marque désormais une centaine de pièces quotidiennement de manière automatique.

«Nous sommes arrivés avec notre idée au bon moment et au bon endroit, analyse Jorge Cors, qui est le directeur actuel de Phasis. Nous avons également pu offrir nos compétences en physique des matériaux, en technique de micro-positionnement et en électronique ultra-rapide qui ont permis d’obtenir ce succès.»

Du côté des horlogers, on vante une technique sans contact, préservant l’intégrité des pièces et permettant désormais d’apposer des poinçons sur des composants métalliques extrêmement fins. La définition de la gravure est parfaite, il n’y a plus de débordement de matière ni de déformation dus aux chocs du poinçonnage traditionnel. Mêmes les aciers, les métaux durs et les métaux précieux comme le platine peuvent maintenant être marqués.

A l’avenir, la technologie développée par les physiciens genevois pourrait intéresser d’autres secteurs. L’orfèvrerie, par exemple, mais aussi la fabrication des pièces métalliques dont l’authenticité est critique pour la sécurité comme celles de l’industrie aérospatiale ou des prothèses médicales.

Anton Vos