Campus n°121

Le nouveau rapport de force

Bien que les variations restent importantes selon les localisations, le cancer tue de moins en moins depuis vingt ans. L’espoir de le transformer en une maladie chronique devient d’actualité grâce à l’émergence de nouveaux médicaments résultant d’une meilleure compréhension de la maladie. Présentation

Anticorps monoclonaux, anticorps bispécifiques, CAR T cells, inhibiteurs de tyrosine kinase: les nouveaux traitements anti-cancer qui entrent sur le marché ou sont sur le point de l’être se multiplient. Les résultats sont souvent spectaculaires mais généralement confinés à certains types de cancers en attendant des études sur des populations de patients plus larges. L’occasion de faire le point sur le sujet avec Pierre-Yves Dietrich, professeur au Service d’oncologie du Département de médecine interne des spécialités (Faculté de médecine) et responsable du service et du centre d’oncologie des Hôpitaux universitaires de Genève. Entretien.

Campus: Le cancer est-il en passe de devenir une maladie chronique?

Pierre-Yves Dietrich: Le cancer ne désigne pas une seule mais des centaines, voire des milliers de maladies différentes. La médecine est déjà capable d’en guérir définitivement environ la moitié, parfois depuis plusieurs décennies, grâce aux traitements conventionnels (chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie et hormonothérapie) administrés seuls ou en association. C’est le cas notamment du cancer du testicule, qui est vaincu dans 97 % des cas, même avec des métastases dans le cerveau. On guérit également de nombreux patients souffrant de leucémie aiguë, notamment lorsqu’il s’agit d’enfants, ainsi qu’une proportion non négligeable de lymphomes, les tumeurs des ganglions, ou encore de cancers du sein.

Qu’en est-il de l’autre moitié des patients?

A l’autre extrême, on trouve une catégorie très importante de patients (grosso modo un quart d’entre eux) qui, malgré tous les progrès réalisés ces dernières années, développent des cancers contre lesquels on est encore très démuni et qui les emportent parfois en quelques mois. Et puis, il y a le dernier groupe de patients qui, grâce notamment aux nouvelles molécules apparues sur le marché ces deux dernières décennies, ont en effet vu leur maladie passer du statut de «rapidement mortel» à «chronique», c’est-à-dire une maladie avec laquelle on peut vivre de nombreuses années sans qu’elle ait pour autant totalement disparu. Ce groupe est en constante progression grâce aux progrès en sciences médicales.

Comment expliquer ces différences entre patients?

Les deux principales caractéristiques des cancers sont l’hétérogénéité et l’instabilité génétique. En d’autres termes, les cellules tumorales mutent sans arrêt. Elles changent au cours du temps mais peuvent aussi diverger entre elles au sein d’une même tumeur ou d’un même patient. Ces variations incessantes rendent les cancers, selon les cas, plus ou moins agressifs et plus ou moins capables de contourner les attaques du système immunitaire visant à contrôler leur croissance. Par ailleurs, les défenses naturelles dont nous disposons contre la prolifération de ces cellules devenues anarchiques n’ont pas la même efficacité chez tout le monde.

Un article, paru dans la revue «Science» du 2 janvier 2015, estime que dans la majorité des cas de cancer, la cause serait la simple «malchance», due à des mutations survenues au hasard dans l’ADN. Qu’en pensez-vous?

C’est un article qui divise la profession. Il est vrai qu’à chaque division, une cellule doit dupliquer 3 milliards de bases et qu’elle commet en moyenne quelques centaines d’erreurs généralement corrigées par un système prévu pour cela. Mais il arrive que cela ne soit pas suffisant et que, par hasard, certaines mutations apparaissent dans le «bon» ordre pour transformer une cellule normale en cellule tumorale. Cependant, les auteurs présentent une analyse purement mathématique qui ne tient pas compte des facteurs environnementaux pouvant favoriser ces mutations (fumée, virus, etc.). Les prochains mois verront sûrement apparaître des données relativisant cette vision un peu catégorique.

Quelle est la différence entre les «nouvelles thérapies» et les anciennes?

Les chimiothérapies ont été développées dès les années 1950 de manière empirique sur la base de leur toxicité sur les cellules vivantes (lire en page 35). Les nouveaux médicaments anti-cancer, et c’est ça la véritable révolution, sont le résultat direct de la recherche médicale qui a permis au cours de ces dernières décennies une meilleure compréhension des interactions, nombreuses et complexes, entre les tumeurs et leur environnement. En plus de celles qui sont déjà commercialisées depuis vingt ans, une grande quantité de nouvelles molécules sont à l’étude, avec, pour certaines, des résultats spectaculaires contre certaines formes de la maladie. Nous disposons aujourd’hui déjà en routine d’une panoplie de 150 médicaments environ, sans parler des approches conventionnelles que sont la chirurgie et la radiothérapie.

Quelles sont les molécules qui ont révolutionné l’oncologie?

L’une des premières à être arrivée sur le marché, dans les années 1990, est l’imatinib (mieux connu sous son nom commercial de Glivec). Cet inhibiteur de tyrosine kinase interrompt une des voies de signalisation qui permet à l’information de circuler de la membrane de la cellule tumorale à son noyau, le siège de son ADN devenu instable. Il coupe en quelque sorte le cancer de son environnement et permet de contrôler la leucémie myéloïde chronique avec une efficacité redoutable. Il y a 20 ans, cette maladie était responsable de 80 % des greffes de moelle osseuse, une procédure coûteuse, très lourde et potentiellement dangereuse. Ce chiffre est tombé à 1 %. Et il existe aujourd’hui toute une série de molécules ayant des modes d’action complémentaires pour traiter cette forme de leucémie.

Y a-t-il d’autres types de traitements?

On peut citer les anticorps monoclonaux qui s’attaquent aux récepteurs situés sur la membrane des cellules cancéreuses et les bloquent à la manière d’un chewing-gum que l’on collerait sur une serrure (lire en page 26). Il en existe déjà quelques dizaines sur le marché dont de nombreux sont dirigés contre certaines formes de cancer. Ces produits ont le grand avantage de s’attacher fermement à une cible très spécifique, ce qui limite les effets secondaires mais sans les éliminer totalement. L’un des plus connus, le rituximab (administré depuis 1997), a révolutionné le traitement de la quasi-totalité des lymphomes. Quant au trastuzumab (prescrit depuis 1998 contre le cancer du sein), il vise un récepteur que l’on trouve également sur les cellules cardiaques, d’où une certaine toxicité pour cet organe. Dans la constellation des anticorps monoclonaux se trouvent aussi les anticorps de type «cargo» qui sont des molécules combinant la tête chercheuse (l’anticorps) à une chimiothérapie. Ainsi, cette dernière entre sélectivement dans la cellule tumorale et épargne la cellule normale. Deux anticorps de ce type sont arrivés sur le marché (contre le cancer du sein et le lymphome), mais une dizaine d’autres vont suivre. Enfin, on peut mentionner les anticorps bispécifiques qui ont la capacité de bloquer non pas un mais deux récepteurs différents sur la même cellule, ce qui augmente grandement leur spécificité. Cette nouvelle classe de médicaments peut également s’attacher, d’un côté, à un tueur du système immunitaire (un lymphocyte T) et, de l’autre, à une cible que le globule blanc n’aurait pas vu tout seul (lire en page 28).

La presse parle beaucoup depuis deux ans d’»immune checkpoint inhibitors». De quoi s’agit-il?

Quand il fait face à un agent pathogène, le système immunitaire a la capacité de développer une grande armée de globules blancs pour l’éliminer. Une fois le nettoyage accompli, il freine l’inflammation et réduit ses troupes à quelques sentinelles qui conservent en mémoire l’identité du microbe. Ce phénomène est régi par les postes de contrôle (checkpoint). Le problème, c’est que certaines cellules tumorales envoient des faux signaux signifiant «je ne suis plus là». Berné, le système immunitaire les croit et baisse sa garde. Des molécules inhibant ces postes de contrôle et relançant le système immunitaire permettent de déjouer cette ruse. Deux de ces produits ont été introduits sur le marché. Ils sont particulièrement utiles pour le traitement des formes sévères de mélanome et des résultats de ces derniers mois montrent leur potentiel dans un grand nombre d’autres cancers (poumon, vessie, lymphomes, rein, etc.).

Qu’en est-il des stratégies thérapeutiques qui ne sont pas encore arrivées sur le marché mais pourraient l’être ces prochaines années?

L’un des traitements les plus passionnants actuellement en phase clinique est celui à base de CAR T cells. Ce sont des lymphocytes T, prélevés sur le patient, qui sont génétiquement modifiés de manière à exprimer à leur surface des anticorps monoclonaux dirigés contre un récepteur spécifique au cancer visé. Ces globules blancs tueurs, munis de leurs têtes chercheuses, sont ensuite réinjectés dans le patient. Les CAR T cells offrent les avantages des deux systèmes de défense naturelle: la faculté des anticorps à se lier fortement à leur cible et l’efficacité des lymphocytes T à non seulement tuer leur victime mais aussi à la chercher partout dans l’organisme et à en conserver l’identité en mémoire. Si jamais le patient fait une rechute, ces CAR T cells peuvent se multiplier et détruire de nouveau le cancer. Ces cellules sont aussi équipées d’un système d’autodestruction au cas où elles deviendraient dangereuses pour le patient. C’est de la science-fiction, je vous l’accorde, mais elle est en train de s’écrire au jour le jour. Une étude clinique parue dans le New England Journal of Medecine du 16 octobre 2014 a par exemple obtenu des taux de réponse et de survie incroyables chez des patients atteints de leucémies réfractaires à tous les traitements et en principe condamnés à court terme. Sur 30 personnes traitées, 27 ont vu tous les signes du cancer disparaître.

Ces «CAR T cells» sont indiqués pour tous les cancers?

Non. Dans le cas d’un cancer particulièrement instable, il suffit que les cellules tumorales mutent de façon à modifier la structure de leur antigène ou à ne plus l’exprimer pour que les CAR T cells deviennent inopérants. L’anticorps qui est greffé dessus ne peut en effet pas évoluer – pour l’instant du moins. S’il passe les études cliniques, ce type de traitement enrichira donc la panoplie déjà importante des oncologues.

Ces nouveaux traitements sont-ils chers?

Oui, très. Probablement trop. Le prix de ces médicaments s’explique en partie par le fait qu’ils sont le fruit de recherches longues et coûteuses, mais aussi par les règles de mise sur le marché construites progressivement par le monde économique et politique. Mais, pour rester dans le domaine de la santé, il faut garder à l’esprit que ces produits coûtent à la société moins que les arrêts de travail injustifiés, la prescription d’antidépresseurs ou encore les traitements anti-cancer inappropriés qui, paradoxalement, se multiplient à cause des progrès scientifiques.

C’est-à-dire?

En oncologie, nous sommes de plus en plus confrontés à une pression de la part des malades, de la famille et de la société qui ne comprennent plus que la médecine soit encore souvent mise en échec alors que l’on entend parler sans cesse de progrès extraordinaires dans les traitements, surtout contre le cancer. Cela se traduit par une demande pour le test diagnostic ou le traitement de trop dont on sait qu’ils n’apporteront rien de plus (ou pas grand-chose). Tout cela risque de remplacer des échanges avec la famille par des considérations techniques et d’engendrer davantage de coûts. Mais le problème est complexe car en médecine, il n’y a pas de certitude à 100 % et nous ne savons pas toujours prédire exactement qui va bénéficier d’un traitement. C’est probablement à ce moment-là que le choix d’un traitement doit être intégré dans la vision du patient sur sa propre vie.

Ces évolutions ont-elles modifié votre pratique de la médecine?

Je ne fais plus le même métier qu’il y a 25 ans. A mes débuts, l’oncologie était une petite branche, le cancer une maladie honteuse dont on ne parlait pas et dont la plupart des patients mouraient. Aujourd’hui, c’est une discipline très importante en médecine, les patients n’ont plus les mêmes tabous et les progrès en termes de survie et de qualité de vie sont considérables. Le défi désormais, pour les oncologues, est de trouver la bonne stratégie pour soigner chaque patient. Le nombre de nouveaux traitements qui débarquent sur le marché chaque année – et cela ne va pas s’arrêter de sitôt – nous oblige à une formation continue intensive et à une spécialisation progressive.

Y a-t-il de plus en plus de cancers dans le monde?

L’augmentation du taux de survie des patients et le vieillissement de la population ont fait grimper la prévalence (le taux de personnes dans une population ayant eu un cancer au cours de leur vie). L’ensemble donne l’impression, un peu biaisée, qu’il y a des tumeurs partout autour de nous. Ce n’est pas vrai. Nous ne vivons pas dans un monde qui change tout ce qui vit en cancer. Cette maladie reste la première cause de mortalité dans les pays occidentaux, mais le risque absolu de la développer a en réalité très peu augmenté depuis cinquante ans. Certains sous-types deviennent plus fréquents, d’autres moins. Cela dit, il y a une chose qui pourrait profondément diminuer la prévalence des cancers et sa charge pour la société.

De quoi s’agit-il?

La disparition du tabagisme, disons, pour rester réaliste, en deux ou trois générations. S’il ne fallait faire qu’une seule chose en santé publique, ce serait ça. L’impact serait énorme sur le cancer et toutes les autres grandes maladies de notre temps. Peut-être autant que dépistages et traitements réunis.

Le dépistage n’est-il pas justement la clé pour détecter les cancers de manière précoce et les traiter avec succès?

Ce n’est pas toujours aussi simple. Les premières campagnes de dépistage ont été mises en place il y a 50 ans dans une population non éduquée et n’aimant pas parler du cancer. L’impact a été massif, notamment contre le cancer du sein. Aujourd’hui, la population est très médicalisée et informée. Elle ira spontanément se faire contrôler en cas de doute. Démontrer les bénéfices du dépistage systématique devient plus ardu et l’on voit pointer le spectre du sur-diagnostic et donc du sur-traitement de tumeurs qui ne seraient jamais devenues malignes. Ce problème est particulièrement frappant dans le dépistage du cancer de la prostate dont l’impact est très limité, en tout cas dans une population éduquée, mais qui est potentiellement responsable de beaucoup d’ennuis chez les patients, à cause des traitements, et de surcoûts.

Faut-il abandonner dès lors le dépistage?

Certainement pas. Le dépistage doit se poursuivre, en tout cas pour certains cancers et dans certaines conditions, mais il devrait être perfectionné et, surtout, davantage individualisé. Il doit tenir compte des prédispositions génétiques, du mode de vie et de l’environnement de chacun. On parle beaucoup de traitement personnalisé, le dépistage doit le devenir aussi. Développer une seule technique de dépistage pour tous apparaît aujourd’hui aussi dénué de sens que d’espérer développer un traitement anti-cancer universel.