La longue marche des anticorps thérapeutiques
les anticorps monoclonaux font partie des nouvelles molécules les plus prometteuses dans la lutte contre le cancer. Il a fallu près d’un siècle pour passer du rêve à la réalité
L’anticorps, c’est l’avant-garde du système immunitaire inné. Le soldat de première ligne censé nous protéger contre toute agression venue de l’extérieur comme de l’intérieur. Il neutralise les toxines, s’attache aux agents infectieux, déclenche la réponse immunitaire, mobilise les globules blancs. Pas étonnant, dès lors, qu’on ait imaginé, dès la découverte de cette protéine complexe il y a plus d’un siècle, de l’exploiter pour en faire une arme thérapeutique. Mais de l’idée d’un médicament à sa réalisation, le chemin a été long.
Selon un article paru dans la revue Biofutur du mois de mars 2014 et rédigé par Vincent Ossipow, chargé d’enseignement au Département de biochimie (Faculté des sciences), les médecins japonais Kitasato Shibasaburō et allemand Emil von Behring conçoivent, en 1890 déjà, un remède antibactérien basé sur du sérum (liquide sanguin filtré) d’animaux exposés au préalable à des agents infectieux et contre lesquels ils ont développé des anticorps.
Peu après, ayant remarqué la faculté des anticorps à se lier à des cibles très spécifiques, le médecin allemand Paul Ehrlich, prix Nobel de médecine en 1908, propose de les diriger contre les microbes et les cellules cancéreuses. Il imagine même de les «charger» avec des médicaments afin d’augmenter encore leur efficacité. Mais ces différentes tentatives n’aboutissent pas. A cette époque, on ne dispose, au mieux, que de mélanges d’anticorps – c’est-à-dire dirigés contre plusieurs cibles différentes et non pas une seule (lire définition ci-contre) – et qui plus est d’origine non humaine – prélevés sur des animaux de laboratoire. Un tel matériel ne prête pas à des applications thérapeutiques à grande échelle.
Lignée immortalisée
Les choses commencent à changer avec la découverte des anticorps monoclonaux. En 1975, le biologiste allemand Georges Köhler et le biochimiste argentin César Milstein mettent au point une méthode pour «immortaliser» les lymphocytes B, les cellules qui produisent les anticorps. En d’autres termes, il est désormais possible de créer, à partir d’une seule cellule originelle, une population de lymphocytes qui produisent tous le même anticorps, dirigé contre la même cible, ce qui était impossible à obtenir jusque-là.
Dans un premier temps, la découverte offre aux scientifiques un outil d’investigation puissant qui est aujourd’hui encore très utilisé dans tous les secteurs de la recherche biomédicale, notamment dans les méthodes d’identification et de localisation de protéines (western blot et immunohistochimie).
L’idée d’utiliser les anticorps pour le développement de traitements n’est cependant pas abandonnée. Le principe est simple. Il s’agit d’identifier à la surface de l’organisme responsable d’une maladie (agent pathogène, cellule tumorale, etc.) une protéine ou un fragment de molécule (antigène) qui lui soit propre puis de développer les anticorps monoclonaux correspondants. Ces derniers, en principe, s’accrochent alors à leur cible et déclenchent une réaction immunitaire qui aboutit à l’élimination du nuisible.
Le problème, c’est que les premiers anticorps monoclonaux sont d’origine murine, c’est-à-dire qu’ils sont issus de rongeurs. Pour produire des anticorps contre des cellules humaines (dans l’exemple du cancer par exemple), il faut en effet les injecter dans un organisme étranger.
Résultat: l’anticorps murin, utilisé sur un patient humain, est reconnu comme un corps étranger et entraîne, paradoxalement, la production d’anticorps humains anti-souris. Les premiers essais cliniques provoquent de sévères effets secondaires, en général de type allergique, allant, dans certains cas, jusqu’au décès, rappelle Vincent Ossipow. Ces complications ont entraîné l’échec commercial de tous les anticorps murins (et pas mal de difficultés dans les start-up de l’époque), à l’exception d’un seul, l’OKT3. Cet immunodépresseur, administré lors de transplantations d’organes, est aussi le premier anticorps monoclonal autorisé sur le marché américain en 1985. Peu utilisé, ce produit n’est actuellement plus en vente.
Humanisation de l’anticorps
Pour minimiser les risques de rejet, les scientifiques se sont alors tournés vers les chimères qui sont des anticorps humains sur lesquels a été greffée la petite partie variable, la seule qui se lie à l’antigène, prélevée sur les anticorps de souris. Le résultat est un anticorps pour un tiers murin et deux tiers humain. Vendu depuis 1997, le médicament anti-cancer rituximab fait partie de cette génération de produits. Utilisé contre certains lymphomes, cet anticorps se situe régulièrement dans le top 10 mondial des ventes de produits pharmacologiques et a déjà rapporté des dizaines de milliards de francs.
Les anticorps chimériques ne règlent toutefois pas totalement le problème du rejet et sont, eux aussi, susceptibles de perdre en efficacité à la longue. Les chercheurs ont donc tenté d’humaniser encore un peu plus leur médicament en greffant la partie murine la plus petite possible sur un anticorps humain jusqu’à obtenir une proportion de 5 à 10 % d’éléments murins contre 90 à 95 % d’éléments humains. Le trastuzumab, prescrit contre le cancer du sein, est un exemple d’anticorps «humanisé».
La dernière étape, logiquement, a consisté à produire des anticorps totalement humains. Cela a été rendu possible par le développement de technologies de pointe dont celle des souris génétiquement modifiées afin de produire des anticorps humains et non murins. Ces molécules devraient en principe être invisibles pour le système immunitaire humain et donc parfaitement tolérées par l’organisme. Il existe déjà plusieurs médicaments de ce type sur le marché, comme l’anti-inflammatoire adalimumab.