Campus n°121

Une maladie de riches qui tue les pauvres

La courbe de mortalité du cancer s’infléchit, mais sa fréquence ne cesse de progresser, en particulier dans les pays pauvres. Une évolution qui questionne le mode de vie occidental et l’importance des fameux « facteurs de risque »

Le cancer tue de moins en moins. Dans la longue guerre que mène l’humanité contre ce fléau (lire en page 37), les bonnes nouvelles ne manquent pas. Ainsi, à Genève, la courbe de mortalité du cancer du sein s’est infléchie pour la première fois depuis que cette maladie fait l’objet de mesures statistiques. On estime par ailleurs qu’un cancer sur deux peut aujourd’hui être guéri et que le cancer de l’estomac ou du col de l’utérus sont «maîtrisés» dans les pays occidentaux. Ces progrès réjouissants, dus notamment aux avancées fulgurantes en santé publique et aux progrès thérapeutiques réalisés ces dernières décennies (lire en page 21), sont toutefois loin d’annoncer la fin du cancer.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), cette maladie a même de beaux jours devant elle puisque le nombre de nouveaux cas devrait augmenter de 70 % environ d’ici à 20 ans à l’échelle de la planète, avec une progression encore plus marquée dans certaines régions pauvres du monde (lire encadré en page 36). Une évolution qui pose de nombreuses questions, d’une part, sur la place que réserveront nos sociétés à ces futurs patients et, d’autre part, sur le poids des fameux «facteurs de risque». Eléments de réponse avec Christine Bouchardy, professeure associée à la Faculté de médecine et directrice du Registre genevois des tumeurs.

Tous survivants

«L’apparition de la chimiothérapie, dans les années 1960, a débouché sur des succès thérapeutiques très importants, explique la chercheuse. Sur le plan de la survie à la maladie, les résultats sont impressionnants et on ne peut que s’en réjouir. Le revers de la médaille, c’est que pendant ce temps-là, on a largement négligé tout ce qui touchait à la prévention. Le résultat, c’est que l’on se trouve aujourd’hui face à deux courbes qui évoluent en sens contraire: celle de la mortalité, qui descend, et celle du nombre de cancers, qui ne cesse d’augmenter.»

Si les projections des épidémiologistes s’avèrent exactes, d’ici à 2025, on comptera dans la population suisse une personne sur dix ayant survécu à un cancer ou vivant avec, soit deux fois plus qu’aujourd’hui. Parmi eux, il y aura une forte proportion de personnes âgées (cibles privilégiées de la maladie), mais pas uniquement. «Certains cancers surviennent de plus en plus tôt, observe Christine Bouchardy. Il y a donc un nombre croissant de patients qui sont appelés à vivre longtemps avec les séquelles, parfois très importantes que laissent derrière elle cette maladie ou les traitements très agressifs utilisés pour la combattre. Et jusqu’ici, pas grand-chose n’a été pensé pour améliorer leur qualité de vie ou pour favoriser leur réinsertion sociale et professionnelle.»

Tabac, «malbouffe» et hormones

En parallèle, selon l’épidémiologiste, il reste beaucoup à faire pour mieux identifier les facteurs de risque et tenter d’en limiter l’influence néfaste. L’exercice est cependant délicat, car il est souvent difficile de faire précisément la part des choses entre ce qui relève de facteurs endogènes ou exogènes, du patrimoine génétique ou de l’environnement, sachant qu’il peut, en outre, parfois se passer des décennies entre l’exposition à un facteur de risque et la survenue de la maladie.

Le cas du tabagisme est à cet égard exemplaire. Car si la nocivité du tabac (qui favorise non seulement le cancer du poumon, mais également celui de la gorge, du pancréas, du colon, de l’estomac ou du col de l’utérus) est aujourd’hui unanimement reconnue, le chemin a été long et difficile. Il aura en effet fallu plus de cinquante ans entre la publication de la première étude épidémiologique faisant le lien entre tabac et cancer du poumon (Graham et Wynder, 1950) et son interdiction dans les lieux publics.

«Nous sommes aujourd’hui dans une logique comparable avec la «malbouffe» qui serait, selon les sources, responsables de 5 à 30 % des cancers actuels, poursuit Christine Bouchardy. L’importance de l’écart entre ces deux estimations montre bien que nos connaissances sont encore très partielles en la matière. En revanche, ce qui a été largement démontré, c’est l’effet protecteur des antioxydants, qui sont à la base de l’alimentation méditerranéenne.»

La situation est plus claire dans le cas des hormones de substitution, un traitement utilisé lors de la ménopause chez les femmes. «En tant qu’épidémiologistes, nous savions qu’il existait une corrélation entre les traitements développés pour pallier les désagréments liés à la ménopause via la prise d’hormones et l’augmentation du risque de cancer du sein, explique Christine Bouchardy. Mais l’information n’était pas passée dans la population ou auprès de nos collègues gynécologues qui ont continué à prescrire ce type de traitement jusqu’au moment où, en 2002, plusieurs études à grande échelle ont montré, sans aucune ambiguïté, que l’hormonothérapie de substitution était un facteur cancérigène.»

Depuis, la proportion de femmes genevoises recourant à ce type de traitement est passée de 50 % – ce qui constituait un des taux les plus élevés d’Europe – à environ 30 %. «A la suite de cette baisse de la prise d’hormones de substitution, le nombre de cancers du sein comptabilisé à Genève a, pour la première fois, enregistré un déficit d’une quarantaine de cas par année, explique Christine Bourchardy. Et si la corrélation entre les deux a pu être aisément établie, c’est parce que, contrairement à ce qui se passe avec la plupart des autres facteurs de risque, les cancers provoqués par l’hormonothérapie se développent rapidement, ce traitement jouant le rôle de fertilisant sur les lésions précancéreuses, les cancers infra-cliniques ou latents.»

Fracture sociale

Ces résultats, qui tendent à démontrer l’influence de l’environnement au sens large sur la survenue de cancer, font écho à d’autres études, elles aussi très instructives, menées auprès de populations migrantes. Ces travaux montrent notamment que lorsqu’une femme japonaise migre aux Etats-Unis, son risque de cancer du sein (qui est 4 ou 5 fois moindre que celui des femmes occidentales) augmente progressivement pour rejoindre celui des Américaines dès la deuxième génération. A l’inverse, cette même personne verra ses risques de développer un cancer de l’estomac – plus fréquent au pays du Soleil-Levant qu’en Occident – baisser significativement.

«Il ne s’agit pas de nier le fait qu’il existe des prédispositions génétiques au cancer et que certains cancers rares sont uniquement liés à des dysfonctionnements génétiques, commente Christine Bouchardy. Mais, grâce à ce genre d’études, nous avons aujourd’hui la preuve que la très grande majorité des cancers sont dus à l’environnement direct et non à des facteurs génétiques qui seraient propres à l’individu.» Autre certitude: l’importance du statut social. Même dans un pays très riche comme la Suisse, nous sommes loin d’être égaux devant le cancer. Ainsi, à Genève, une femme issue d’un milieu aisé a de plus grands risques de développer un cancer du sein qu’une ouvrière. Mais, elle a 2 fois moins de risques d’en mourir.

Pour ne rien arranger, de récentes études menées aux Etats-Unis auprès d’une population de patientes noires ont montré que les médecins avaient tendance à arriver plus souvent en retard aux rendez-vous, que leurs consultations étaient plus courtes, qu’ils expliquaient les différents traitements avec moins d’enthousiasme et en omettant plus souvent de mentionner leurs effets adverses que s’ils avaient été face à des patientes blanches.

«Cette découverte a constitué un choc, confie Christine Bouchardy. Je ne m’attendais pas à de telles différences sociales de traitements, Et rien ne dit que ce qui est vrai aux Etats-Unis pour une femme noire ne l’est pas en Suisse pour une femme venue du Kosovo et, a fortiori, dans un pays du tiers-monde pour une femme issue d’une minorité.»

Quand le crabe migre au Sud

Au-delà des querelles de chiffres, il est un point sur lequel tous les experts s’accordent: c’est dans les pays en voie de développement que l’augmentation prévue du nombre de cancer se fera le plus lourdement sentir. Le constat est d’autant plus alarmant que ces régions du monde sont encore très mal préparées à affronter cette offensive programmée.

La progression du «crabe» dans l’hémisphère Sud est d’abord liée à l’augmentation et au vieillissement général de sa population. Mais pour de nombreux spécialistes, elle résulte également de l’adoption d’un mode de vie occidental au cours de ces dernières décennies. Dans la plupart des cas, en effet, l’élévation du niveau de vie s’est accompagnée d’une augmentation de la pollution industrielle, de la sédentarité et de la consommation de tabac, tandis qu’à l’inverse, la qualité de la nourriture se péjore, l’alimentation traditionnelle cédant le pas à la «malbouffe».

«On a assisté à un glissement des facteurs de risque qui fait que, dans ces régions, l’épidémie de cancers va aller plus vite que le développement des soins», résume Christine Bouchardy, professeure associée à la Faculté de médecine et directrice du Registre genevois des tumeurs.

Résultat: le cancer frappera non seulement plus souvent dans les pays en voie de développement (avec une augmentation estimée de plus de 90 % dans certaines régions), mais également plus fort que sous nos latitudes. «La courbe de survie dans ces pays est affligeante, poursuit l’épidémiologiste. Comme l’accès aux soins reste limité, la maladie y est le plus souvent diagnostiquée alors qu’elle est déjà à un stade avancé. Ensuite, le traitement – lorsqu’il y en a un – est rarement optimal. Quant aux soins palliatifs, ils sont la plupart du temps inaccessibles à l’immense majorité de ces populations.»