Campus n°123

Mattmark : chronique d’une catastrophe annoncée

50 ans après les faits, la première étude scientifique d’envergure consacrée au drame de la vallée de saas, dans lequel 88 travailleurs suisses et étrangers ont trouvé la mort, montre que celui-ci était tout sauf imprévisible.

Il est 17h15, ce lundi 30 août 1965, sur les hauteurs de Saas-Almagen, lorsqu’une avalanche de plus de 2 millions de mètres cubes pulvérise le chantier de ce qui est alors appelé à devenir le plus grand barrage en terre d’Europe. En quelques secondes, la cantine, les ateliers et les baraquements dans lesquels dorment encore les ouvriers des équipes de nuit sont avalés par la montagne avant que le silence ne se fasse total. Bilan: 88 morts, dont 56 Italiens, 23 Suisses, 4 Espagnols, 2 Allemands, 2 Autrichiens et 1 apatride. Un demi-siècle après les faits, la première étude scientifique d’envergure sur ce drame montre, d’une part, que l’événement était loin d’être imprévisible comme l’ont prétendu les autorités fédérales dès le lendemain et, d’autre part, qu’il a marqué un «tournant majeur dans l’histoire politique et sociale de la Suisse».

Sur les plans des ingénieurs, avec son mur de 120 mètres de haut et son réservoir de 100 millions de mètres cubes, le barrage de Mattmark – au même titre que celui de Mauvoisin ou de la Grande-Dixence, projetés à la même époque – devait incarner la puissance et le savoir-faire d’un pays qui, faute de charbon, avait choisi d’assurer sa marche vers le progrès en domestiquant l’énergie hydroélectrique.

Dans les faits, ce titanesque chantier a surtout mis en évidence le retard accumulé par la Suisse en matière de sécurité au travail, son mépris à l’égard de la main-d’œuvre immigrée et l’incurie d’un système économique fondé sur une logique résolument fordiste.

Les causes de ce terrible fiasco sont, comme souvent, multiples. La première est liée au sort déplorable qui est alors réservé aux travailleurs étrangers. Indésirable dans les grandes villes – certains restaurants de Berne et de Zurich n’hésitant pas à placarder sur leur devanture des affiches indiquant «Für Italiener Verboten» – la main-d’œuvre migrante est logée dans des baraquements souvent insalubres, touche un salaire de misère et multiplie les heures de travail.

«L’arrivée massive de travailleurs italiens en Suisse à partir de 1880 a provoqué de façon presque mécanique une élévation du statut des Suisses, explique Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société) et coauteur du livre. Mais il fallait trouver le moyen de marquer la différence entre cette population se trouvant tout en bas de l’échelle sociale et les ressortissants nationaux, d’où des conditions de travail tout à fait déplorables.» Sur le chantier de Mattmark, les machines tournent ainsi 24 heures sur 24 et six jours sur sept, à raison d’onze heures de labeur quotidien en moyenne. Le tout à 2100 m d’altitude et par des températures qui peuvent atteindre -30 °C en hiver.

Autre facteur aggravant: la connivence qui existe alors entre syndicats, pouvoirs publics et économie. «Cette forme de néo-corporatisme se traduit par le fait que ni la Suva (Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents) ni les syndicats ne sont en mesure d’imposer leur volonté aux entreprises qui font à peu près ce qu’elles veulent, précise Sandro Cattacin. Autrement dit, à cette époque, la paix du travail consiste surtout à fermer les yeux sur les abus et les excès.» Conséquence: la Suisse conservera jusqu’à la fin des années 1960 le triste privilège d’être le pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans lequel le nombre d’accidents mortels dans les secteurs de l’industrie et du bâtiment est le plus élevé.

Enfin, le projet de barrage, présenté en 1954, prend du retard suite à des querelles juridiques et commerciales liées aux droits d’exploitation de cette manne que représente «l’énergie bleue». Et le budget, déjà serré au départ, raison pour laquelle on renonce à une construction en béton armé au profit d’un barrage en terre réemployant les pierres et roches extraites sur place, est lui aussi rapidement dépassé.

Dans un tel contexte, personne ne soulève la moindre objection lorsqu’il est décidé d’installer, sur le flanc de la montagne, à 2000 mètres d’altitude, une petite ville comprenant des dortoirs, une cantine, des ateliers de réparation et une esplanade, destinée à loger les 200 ouvriers présents en moyenne sur le chantier.

L’emplacement retenu, juste sous la langue du glacier d’Allalin, est pourtant réputé peu sûr. Et, dans la région, l’avalanche de 1949, dans laquelle une dizaine de personnes ont péri, est encore dans les mémoires. Mais l’aveuglement est tel que les experts iront jusqu’à ignorer les signes précurseurs de la catastrophe, qui se traduisent par des éboulements de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses les jours précédant l’avalanche.

«Bien que ces risques aient été connus de tous du temps même de la conceptualisation du projet, ils semblent n’avoir été d’aucun poids dans les discussions sur la réalisation du barrage, tant la sécurité du projet primait sur celle des ouvriers affectés au chantier», résument les auteurs de l’étude.

Pire: au lendemain du drame, il n’est pas question d’admettre officiellement la moindre responsabilité de la part de la Suisse. Face aux requêtes et aux accusations de la presse et du gouvernement italien, pays qui compte le plus grand nombre de victimes, la Confédération fait le dos rond en s’abritant derrière la thèse de la catastrophe naturelle inévitable et imprévisible.

Une version des faits que la justice confirmera à deux reprises. D’abord en acquittant les 17 inculpés lors du procès qui se tient en 1972, puis en rejetant l’appel des familles des victimes qui, comble de l’humiliation, se voient même contraintes de payer la moitié des frais de procédure.

«Pour la Suisse, il s’agit d’une question stratégique, dans la mesure où ce drame écorne son image de pays moderne, efficace et sûr, complète Sandro Cattacin. Il faut donc classer l’affaire au plus vite et, si possible, en évitant les remous.»

Les travailleurs de Mattmark ne sont toutefois pas tout à fait morts pour rien. La froideur de la stratégie gouvernementale et la complaisance d’une partie des médias nationaux contrastent en effet fortement avec l’émotion populaire suscitée par le choc bien au-delà de nos frontières.

«Cet événement a eu une influence durable sur l’histoire migratoire contemporaine de la Suisse, confirme Sandro Cattacin. Il a en effet relancé le débat à l’échelle européenne sur le statut et les conditions de travail des migrants en démontrant la nécessité d’une gestion plus humaine et plus rigoureuse dans ce domaine.»

Dans les années qui suivent, la Confédération entame ainsi un processus de redéfinition des politiques de sécurité sur les grands équipements et les infrastructures territoriales. Une commission italo-suisse destinée à prévenir les accidents du travail est par ailleurs constituée.

Comme le soulignent les auteurs, l’engagement d’une réflexion sur la protection civile, à partir de l’institutionnalisation d’un corps permanent d’intervention en cas de catastrophe, doit également beaucoup à cette tragédie.

Dans la foulée, le ton change aussi du côté des syndicats, qui ouvrent progressivement leur porte aux travailleurs étrangers.

La solidarité d’une partie de la population s’exprime, quant à elle, par une vaste campagne de don qui, entre 1965 et 1992, a permis d’allouer plus de 4 millions et demi de francs aux proches des victimes.

Ce qui n’a pas empêché plus de 550 000 citoyens (soit 46 % des votants) d’accepter, à peine cinq ans plus tard, l’initiative «contre l’emprise étrangère» lancée par James Schwarzenbach.

Vincent Monnet

www.mattmark.ch