Campus n°124

Frankenstein immortel

Deux siècles après sa naissance, le couple infernal imaginé par mary shelley à cologny continue de fasciner et d’interroger les limites du savoir. retour sur la genèse, la portée et la postérité d’une œuvre phare

Campus: L’exposition qui sera présentée à la Fondation Bodmer à partir du 14 mai s’annonce comme la plus grande jamais consacrée à Frankenstein. Que pourra-t-on y voir?

David Spurr: Le programme de l’exposition et du colloque qui lui fait écho aborde trois grands thèmes: la genèse du roman, le contexte dans lequel celui-ci a été écrit et les rapports entre les thématiques qui structurent le récit de Mary Shelley et des problématiques contemporaines comme la biotechnologie, l’intervention technologique dans le corps humain (prothèse, organes artificiels, robotique, intelligence artificielle), la question de l’altérité (physiologique, physionomique, raciale ou sociale) ou la climatologie. On évoque en effet l’année 1816 comme une «année sans été» (lire en page 33), alors même que nous sommes aujourd’hui sur le point de connaître une année sans hiver. A l’intérieur de ce cadre, les visiteurs pourront découvrir une centaine d’objets dont certains sont uniques au monde.

Par exemple?

Le manuscrit original du roman, l’exemplaire annoté par l’auteure, celui offert à Lord Byron, de nombreuses premières éditions dans différentes langues mais aussi le journal intime de Mary Shelley dans lequel elle raconte notamment la genèse du roman, des lettres manuscrites, ainsi que les portraits originaux des membres du petit cercle réuni à Cologny en cet été 1816.

Comment est née l’idée de ce livre?

Lors d’un séjour à la Villa Diodati où se trouvent réunis deux poètes anglais, Lord Byron et Percy Shelley, la future femme de ce dernier, Mary Godwin, et un certain John Polidori, médecin de son état. Au départ, leur projet consiste à visiter la patrie de Rousseau, ainsi que ses environs, qui redevient enfin accessible à la fin des guerres napoléoniennes. Le mauvais temps va cependant obliger le petit groupe à passer de longues heures à l’intérieur de la villa. Pour tromper l’ennui, Lord Byron lance alors l’idée d’un concours consistant à rédiger une histoire de fantômes. Sur les quatre personnes présentes, deux ne vont pas donner de réelles suites au projet (Lord Byron et Percy Shelley). Les deux autres, en revanche, iront au bout de l’exercice, John Polidori écrivant «Le Vampire», qui sera publié à Londres sous forme de nouvelle en 1819, tandis que Mary Shelley rédige «Frankenstein ou le Prométhée moderne».

Qui est Mary Shelley au moment où elle entame la rédaction du roman qui va la rendre mondialement célèbre?

C’est une jeune fille de 18 ans qui a quitté le domicile parental pour suivre l’homme dont elle est amoureuse. Esprit libre vivant en marge des conventions bourgeoises, Percy Shelley comptera parmi les cinq plus grands poètes anglais de l’époque, tout comme Lord Byron. Les parents de Mary ne sont pas non plus des inconnus. Son père, William Godwin, est un philosophe radical considéré aujourd’hui comme l’un des précurseurs les plus importants des pensées anarchiste et utilitariste. Sa mère, Mary Wollstonecraft, qui décède dix jours seulement après la naissance de sa fille, est également une philosophe connue pour son engagement féministe. Mary Shelley reçoit donc une éducation très poussée pour une fille de son époque et, à mon sens, cet entourage de qualité est sans doute pour beaucoup dans la réussite de son projet littéraire.

Peut-on pour autant parler d’un chef-d’œuvre littéraire?

Sur le plan purement littéraire, Mary Shelley n’a pas l’envergure d’une Jane Austen ou d’un Charles Dickens. Plus que par son style ou sa forme, ce livre vaut donc surtout par son importance historique.

Qu’apporte-t-il de neuf?

Considéré comme le premier roman de science-fiction, il a considérablement élargi le champ de la littérature fantastique, déjà exploré par des auteurs comme Hofmann ou Novalis. A une époque où la science et la médecine semblent ne promettre que des bienfaits à l’humanité, Mary Shelley est l’une des premières à s’interroger, d’une part, sur les limites de la connaissance et, de l’autre, sur la condition humaine dans un monde dont Dieu a été chassé.

Qu’est-ce qui justifie la vision très noire de la science que véhicule l’histoire de Frankenstein?

Mary Shelley naît à une époque où la science devient de plus en plus complexe. C’est désormais une affaire de spécialistes régnant, du fond de leurs laboratoires, sur des disciplines qui sont dorénavant indépendantes les unes des autres. Ce thème fascine littéralement les Shelley et, en particulier, Percy, qui possède une abondante documentation sur le sujet. Au cours de la génération suivante, celui-ci deviendra d’ailleurs tout à fait central pour des auteurs comme Jules Verne, Arthur Conan Doyle ou encore Robert Louis Stevenson.

L’hypothèse de redonner vie à un être inanimé grâce à une impulsion électrique peut-elle paraître vraisemblable à l’époque où sort le livre?

C’est en tout cas un domaine qui fait l’objet d’études très sérieuses. Lors de leurs soirées genevoises, Byron et ses amis évoquent ainsi les travaux du physicien italien Luigi Galvani (1737-1798) sur le «principe de vie». Certaines de ces expériences consistent à tenter de réanimer des cadavres d’animaux à l’aide de courants électriques. Et il n’est pas le seul dans son cas. En 1803, un autre homme de science italien, le professeur Giovanni Aldini, démontre ainsi publiquement qu’il est possible de faire bouger quelques instants un cadavre après avoir relié une pile voltaïque à ses oreilles et à sa bouche. La préface de la première édition de Frankenstein commence par ailleurs par l’affirmation suivante: «Le Dr [Erasmus] Darwin et quelques physiologistes allemands ont donné à entendre que le fait sur lequel se fonde cette fiction ne relève nullement de l’impossible.»

Ce livre possède également une dimension éminemment politique…

Mary Shelley est issue d’un milieu très favorable à la Révolution française, qui est présente en filigrane dans tout le roman. L’histoire se déroule d’ailleurs à cette période. Le roman peut donc en effet se lire comme une métaphore de la Révolution française qui, après avoir suscité de grands espoirs en montrant que l’homme pouvait recréer la société en se passant de l’intervention divine, a accouché de la Terreur et de la tyrannie napoléonienne. Au sens figuré, on peut donc voir la Terreur comme le monstre historique engendré par le peuple révolutionnaire.

L’objectif de Mary Shelley était de composer un récit «à glacer le sang». Pourquoi cette histoire parvient-elle si bien à susciter la peur?

A la manière des zombies, la créature de Frankenstein transgresse la limite entre la vie et la mort, une idée qui est très effrayante pour l’esprit humain. D’un point de vue plus psychanalytique, la créature – double maléfique de son inventeur – peut aussi être vue comme une forme extériorisée du monstre qui sommeille en chacun de nous. Enfin, sur le plan de la forme, la monstruosité de la créature reste mal définie dans le roman. Les quelques indications suggérées par l’auteure laissent le lecteur libre d’inventer ses propres représentations, ce qui est un procédé très efficace puisqu’on peut de la sorte s’identifier à sa noirceur dans toutes les langues et sur tous les continents.

Victor Frankenstein est censé être citoyen de Genève, or ce patronyme ne fait pas très couleur locale. Qu’elle est son origine?

Deux éléments peuvent être avancés pour expliquer ce choix. Le premier est qu’il existe un «château Frankenstein» près de Darmstadt en Allemagne, une région où les Shelley ont passé lorsqu’ils descendaient le Rhin au cours de leur premier séjour sur le continent. Coïncidence piquante, ce château a été occupé au XVIIe siècle par un alchimiste nommé Johann Conrad Dippel qui, selon la rumeur, aurait tenté de transférer l’âme d’un cadavre à un autre.

Et le second?

On s’est aperçu il y a quelques années seulement que dans un livre écrit en 1790 par un certain François-Félix Nogaret et oublié depuis (Le Miroir des événements actuels), figurait un personnage nommé «Frankésteïn». Inventeur, ce dernier tente de séduire une jeune femme à l’aide d’un automate animé qui joue de la flûte. Il est par ailleurs comparé à Prométhée par Nogaret, tandis que le titre complet du roman de Mary Shelley est «Frankenstein ou le Prométhée moderne». Il n’y a aucune preuve que les Shelley aient effectivement lu ce livre, mais ils en auraient eu la possibilité matérielle puisqu’ils ont visité Paris à une époque où ce livre devait encore être disponible.

Pour toutes les informations concernant les expositions, les conférences et autres événements autour de Frankenstein en 2016: www.unige.ch/frankenstein