Campus n°125

Lucens sonne le glas des ambitions nucléaires suisses

Au moment de sa mise en service, le premier et seul réacteur nucléaire expérimental suisse est victime d’une panne. Une partie de son cœur fond et provoque des explosions. Cet accident met fin à l’ambition de fabriquer une centrale nucléaire 100 % helvétique

Le projet de la centrale nucléaire expérimentale de Lucens (CNEL) dans le canton de Vaud, dont l’accident en 1969 fait partie des dix avaries de ce type les plus graves enregistrées dans le monde, est né dans les années 1950. C’est une époque marquée par un espoir démesuré dans l’énergie produite par la fission des atomes. Et la Suisse compte bien des enthousiastes dans ses rangs.

Un professeur de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich propose ainsi en 1956 de remplacer le système de chauffage obsolète de son institution par un réacteur nucléaire qui fournira en même temps l’électricité nécessaire aux bâtiments. Le projet, prévu pour être installé dans une caverne à 42 mètres de profondeur directement sous l’EPFZ, est salué par l’ensemble des autorités communales et cantonales. Il rassemble aussi une série d’industriels regroupés autour de la compagnie Sulzer.

Tout aussi optimistes, les producteurs d’électricité suisses (Atel, NOK, FMB et EOS) créent en 1957 la société Suisatom AG dans l’idée de construire une centrale logée, elle aussi, dans une caverne à proximité de Villigen en Argovie.

Un troisième plan est élaboré par le groupe industriel romand Enusa (Energie nucléaire SA). Soutenue par les sociétés genevoises des Ateliers des Charmilles et de Sécheron, l’idée consiste à fabriquer un réacteur nucléaire d’après un modèle américain déjà existant et de l’exhiber lors de l’Exposition nationale suisse de 1964. Une fois de plus, il est prévu d’installer la machine dans une caverne, près de Lucens dans le canton de Vaud.

En 1959, le Conseil fédéral décide de mettre de l’ordre dans ces initiatives éparses et demande aux trois entités de regrouper leurs forces afin de mettre au point un seul réacteur expérimental de fabrication suisse. Cette machine représenterait une étape intermédiaire avant la construction d’une grande centrale à usage commercial.

Uranium légèrement enrichi Les choix technologiques s’arrêtent sur un réacteur utilisant de l’uranium légèrement enrichi comme combustible, de l’eau lourde comme modérateur et du dioxyde de carbone (CO2) comme fluide de refroidissement. Ce dernier produit ensuite de la vapeur destinée à alimenter une turbine connectée à un alternateur.

Prudents, les promoteurs du projet conservent l’idée d’une centrale souterraine. On peut être enthousiasmé par l’énergie nucléaire sans pour autant oublier que celle-ci est entrée dans l’histoire sous la forme de bombes spécialement destructrices.

Le site près de Lucens, sur les rives de la Broye, est retenu pour sa structure géologique très homogène. Le premier coup de pioche est donné en juillet 1962 et les travaux durent quatre ans. Le réacteur déclenche sa première réaction en chaîne fin 1966.

Entre ces deux dates, toutefois, l’engouement pour une centrale purement suisse est sérieusement retombé. En février 1964, les Forces motrices du nord-est de la Suisse (NOK) abandonnent le projet et annoncent leur intention d’acheter un réacteur nucléaire américain pour leur future centrale de Beznau. Quelque temps plus tard, les Forces motrices bernoises (FMB) font de même et lancent la construction de Mühleberg.

Il en faut plus, cependant, pour modifier la politique fédérale. L’année 1967 est consacrée à des essais de mise en service de la CNEL. En 1968, on augmente la puissance thermique jusqu’à son maximum de 30 mégawatts (MW). Au cours de cette période, des problèmes apparaissent dans le système de refroidissement, avec des intrusions d’eau dans le circuit primaire qui est directement en contact avec les barres de combustibles en uranium gainées de magnésium.

Les défectuosités sont réparées, l’autorité de sécurité donne son aval et le réacteur démarre pour de bon le 21 janvier 1969. La machine atteint les 12 MW sans encombres mais, à 17h20, deux explosions surviennent à bref intervalle et le réacteur se met subitement à l’arrêt. Quelques secondes plus tard, un mélange gazeux fortement radioactif est relâché dans la grotte.

Infiltrations L’enquête menée par la suite a montré que les infiltrations d’eau survenues au cours des essais avaient corrodé la gaine en magnésium du combustible sans que les opérateurs s’en rendent compte. Les produits de cette réaction chimique ont partiellement bouché le circuit de refroidissement d’un des barreaux de combustible. Insuffisamment refroidi par le CO2 lors de la montée en puissance du réacteur, cet élément de combustible a subi une surchauffe passée inaperçue parce que le barreau n’était pas pourvu d’une sonde de température. A 600 °C, la gaine puis l’uranium lui-même ont fondu. Le processus a gagné de proche en proche les barreaux voisins. Le métal s’est enflammé au contact du CO2, provoquant une libération massive de produits radioactifs et l’arrêt d’urgence automatique du réacteur. L’incendie a toutefois continué, déclenchant une première explosion qui a projeté dans la caverne près de 1100 kg d’eau lourde, un mélange en fusion de magnésium et d’uranium et du CO2 contaminé. Cette mixture n’a pas tenu une seconde avant d’exploser et de causer des éjections supplémentaires de matières radioactives.

L’essentiel de la contamination est heureusement resté confiné dans la caverne du réacteur. Le personnel, qui a enfilé assez rapidement des masques respiratoires, a subi des radiations mais à des niveaux très en dessous des normes admises. L’environnement et la population proche ont également reçu une dose mesurable mais négligeable du point de vue sanitaire.

En revanche, il a fallu cinq ans pour décontaminer l’intérieur de la caverne et démanteler le réacteur. Aujourd’hui, la panne de la centrale de Lucens est qualifiée d’»accident ayant des conséquences locales». Par conséquent, elle est placée au niveau 4 sur les 7 que compte l’échelle de classement des événements nucléaires (INES) établie par l’Agence internationale de l’énergie atomique et l’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire.

Source: Inspection fédérale de la sécurité nucléaire