Campus n°125

les atouts du modèle énergétique genevois

Exploration de la géothermie, développement du chauffage à distance, optimisation de l’isolation des bâtiments : tous les moyens sont bons sur le chemin du renouvelable. à condition toutefois de privilégier l’innovation au dogmatisme comme cela a été fait au danemark

La transition énergétique se fera. C’est une certitude depuis l’annonce officielle de l’abandon du nucléaire par le Conseil fédéral en mai 2011. Mais pas à coups de slogans ou de formules simplistes. Pour réussir ce virage, il faudra faire preuve de pragmatisme et d’inventivité en prenant soin d’éviter tout dogmatisme, comme l’a fait le Danemark, pays qui fait figure de modèle dans le domaine (lire en page 38). Face à ce défi majeur, Genève – qui vise un approvisionnement provenant à 75 % des énergies renouvelables en 2050 – ne manque pas d’atouts. Encore faudra-t-il les jouer dans le bon ordre. Explications avec Bernard Lachal, professeur à l’Institut Forel (Faculté des sciences) ainsi qu’à l’Institut des sciences de l’environnement et du territoire.

«On aurait très bien pu se passer du nucléaire et on parviendra très bien à s’en passer dans le futur, affirme le physicien de formation. Lorsque j’étais étudiant, on présentait encore cette source d’énergie comme la solution du futur dans un monde où on prévoyait de bâtir 10 000 centrales. Mais ce rêve a fait long feu. En plus d’être dangereux (lire en page 30), le nucléaire est en effet une des seules technologies pour laquelle la courbe d’apprentissage s’avère négative. Si on double la production de photovoltaïque, par exemple, les coûts de fabrication des panneaux vont baisser de 20 à 30 %, ce qui n’est pas le cas avec le nucléaire où, plus on avance dans le temps, plus c’est cher.»

Si on peut négliger l’apport de l’atome à l’échelle mondiale (2 % de l’énergie finale produite), c’est une autre affaire à l’échelle de la Suisse, l’énergie nucléaire fournissant annuellement 24 000 GWh qu’il faudra bien trouver le moyen de remplacer. Alors que de nombreuses voix ont appelé à un arrêt immédiat des centrales suisses à l’occasion des 5 ans de l’accident de Fukushima ou des 30 ans de celui de Tchernobyl, Bernard Lachal plaide pour une approche graduelle: «Il ne faut pas se précipiter. Les centrales sont là et elles vont continuer à fournir de l’énergie pendant dix ou vingt ans. Tout comme le fossile, nous en aurons besoin pour fournir l’électricité nécessaire à la transition. Il ne s’agit pas de basculer d’un système à l’autre du jour au lendemain, mais de monter progressivement en puissance en jouant sur différents tableaux et en progressant au cas par cas, jusqu’à parvenir à un approvisionnement énergétique 100 % renouvelable.»

A Genève, la stratégie mise en place pour réduire la dépendance aux énergies fossiles et nucléaires s’est, pour l’instant, concentrée sur la mobilité et le chauffage. Dans le premier cas, si on exclut la mobilité aérienne, dont le bilan écologique est catastrophique, le constat est plutôt positif puisqu’on note une baisse du nombre de voitures par habitant, du nombre de kilomètres parcourus et de la consommation des véhicules. D’où un effet «boule de neige» qui a permis de diviser pratiquement par deux la consommation de carburant par habitant en vingt-cinq ans.

Dans le second domaine, qui engloutit tout de même la moitié de l’énergie consommée dans le canton, d’importants efforts ont également été consentis. Résultat: 80 % des rénovations ou constructions que projette actuellement la Ville répondent aux exigences du 100 % renouvelable et une trentaine d’immeubles rénovés, construits récemment ou en projet n’utilisent plus d’énergies fossiles.

«Améliorer l’isolation, c’est très bien, confirme Bernard Lachal. Mais il ne faut pas que cela devienne une fin en soi. C’est justifié dans le cas d’un bâtiment qui ne peut pas être raccordé facilement à une source d’énergie durable pour son chauffage. En revanche, pour un logement social, par exemple, il vaut sans doute mieux privilégier le recours à une pompe à chaleur ou à un chauffage à distance, systèmes moins onéreux, que de tout miser sur l’isolation thermique. Cela nous donne une marge de manœuvre dont il ne faut pas se priver de profiter.»

En parallèle à ces mesures, le réseau de chauffage à distance s’est également étoffé depuis la mise en service par les Services industriels (SIG) de la première installation de ce type, qui a vu le jour à Vernier en 1964. Le réseau Cadiom, alimente ainsi en chaleur environ 8000 logements et plusieurs sites sur les communes Aire-la-Ville, Bernex, Confignon, Onex et Lancy, grâce à l’eau surchauffée par l’incinération des ordures ménagères de l’usine des Cheneviers. Désormais connecté au réseau primaire des SIG, ce qui a permis un gain de 100 GWh, Cadiom permet d’économiser 13 000 tonnes de mazout et 31 000 tonnes de CO2 par an.

Soutenue par l’Union européenne en tant que projet pilote, la centrale Genève Lac Nations (GLN) utilise, pour sa part, depuis sa mise en fonction en 2009, la température de l’eau du lac pour climatiser les bâtiments des Nations unies, du Comité international de la Croix-Rouge ou de l’Organisation internationale du travail. Projeté pour 2017, son grand frère, GéniLac, couvrira un périmètre beaucoup plus vaste qui s’étendra du centre-ville à la zone aéroportuaire.

Porté par un consortium regroupant les SIG, la Ville, le Canton et l’Hospice général, CADéco vise, quant à lui, à fournir 500 logements (90 immeubles) en énergie verte dans le quartier de la Jonction. Le système permettra de remplacer une cinquantaine de chaudières à mazout par une pompe à chaleur haute température alimentée par l’eau du Rhône. Il a été accepté à l’unanimité par le Conseil municipal de la Ville de Genève ce printemps.

Autre axe fort de la politique énergétique cantonale: l’exploration du potentiel offert par la géothermie. En théorie, cette technique, qui consiste à exploiter l’énergie stockée sous la surface terrestre, devrait en effet permettre d’assurer deux tiers des besoins de chauffage du canton. Afin de vérifier cette hypothèse, des campagnes de prospection du sous-sol sont d’ailleurs en cours dans le cadre du programme «GEothermie 2020» des SIG.

«L’expérience a démontré que la géothermie peut s’avérer moins coûteuse que le gaz, à condition de rester, dans un premier temps, à une échelle relativement modeste, explique Bernard Lachal. L’idée est donc de progresser de manière très graduelle dans ce domaine jusqu’à 2035 environ, puis de monter en puissance afin d’arriver à couvrir entre 20 et 30 % des besoins thermiques du canton en 2050.»

Contrairement à ce que préconise actuellement la Confédération, à savoir privilégier la production d’électricité à partir de la géothermie, le modèle défendu par Bernard Lachal est centré sur la production de chaleur et suppose l’ajout de pompes à chaleur fonctionnant à l’électricité afin de maximiser les rendements. C’est ce qui a été fait avec succès, il y a une vingtaine d’années déjà, à Riehen dans le canton de Bâle. Cette centrale géothermique, pour l’heure unique en Suisse, est équipée de deux pompes à chaleur permettant de monter le niveau de température de l’eau extraite du sous-sol à celui utilisé par les réseaux de chauffage. L’électricité nécessaire pour le fonctionnement des pompes à chaleur est fournie par deux turbines à gaz, générant également de la chaleur qui est récupérée par une troisième pompe à chaleur (c’est ce que l’on appelle le couplage chaleur-force). Enfin, des chaudières d’appoint fonctionnant au mazout ou au gaz apportent un complément de chaleur lorsque la demande excède la capacité du système. L’ensemble permet de couvrir les besoins en chauffage de 2000 des 9000 habitants que compte la commune. «Ce type de configuration permet de s’engager dans un cercle vertueux dans la mesure où le système est à la fois plus simple, trois fois moins cher et deux fois plus efficace que s’il était orienté directement vers la production d’électricité», commente Bernard Lachal.

Concernant la production électrique proprement dite, outre l’énorme potentiel que représente l’hydroélectrique pour notre pays, tous les voyants sont désormais revenus au vert pour favoriser le développement du solaire.

«Avec cette technologie, on a bien failli se retrouver face au même genre de blocage qu’avec le nucléaire, explique Bernard Lachal. Le photovoltaïque a en effet d’abord été développé pour des raisons militaires durant la Guerre froide afin d’équiper les satellites américains. L’objectif premier n’était donc pas de mettre au point un système avantageux sur le plan économique mais d’assurer une certaine performance et ce, à n’importe quel prix. D’où le recours au silicium monocristallin pour la fabrication des cellules, solution onéreuse dont il a été difficile de sortir malgré l’apparition de procédés plus performants. Aujourd’hui, ces derniers ont heureusement réussi à trouver leur place sur le marché.»

La dernière pièce du puzzle n’est pas la moins complexe. Pour mettre en relation et gérer de manière optimale les différentes sources d’énergie qui seront les nôtres demain, il est en effet indispensable de repenser les réseaux de distribution actuels, trop monolithiques pour s’adapter à une configuration dans laquelle l’offre et la demande vont devenir de plus en plus fluctuantes. C’est l’objectif que poursuit notamment Mario Paolone, responsable du Laboratoire des systèmes électriques distribués de l’EPFL. Ses travaux visent en effet à mettre au point des automates cellulaires permettant de gérer la complexité croissante des réseaux électriques inhérente à l’arrivée des énergies renouvelables. Ces dispositifs, encore à l’étude, devraient parvenir dans un avenir proche à gérer la répartition de l’énergie entre producteur et consommateur, mais aussi à calculer son prix (via des systèmes d’enchères très rapides) ou encore à offrir la possibilité de programmer sa consommation domestique en fonction de ses besoins. Chacun pourra ainsi décider, par exemple, de laver son linge durant les heures creuses ou de programmer la batterie de son vélo pour qu’elle soit chargée à bloc au petit matin.

«Il faut insister sur le rôle clé que se doit de jouer l’Université dans ce processus de transition, conclut Bernard Lachal. Les besoins dans le domaine de l’énergie ne sont pas les mêmes qu’en physique, puisqu’il s’agit d’une problématique et non d’une discipline en tant que tel. Ce que nos partenaires attendent de nous, ce ne sont donc pas tant des articles dans des revues de pointe qu’un engagement sur le terrain, une forte implication dans l’évaluation, la réalisation et le suivi des projets. Notre rôle est de réinjecter continuellement dans le système énergétique les connaissances, les compétences et l’expertise dont bénéficient les jeunes que nous formons, de façon à accélérer l’apprentissage et à tirer profit de l’expérience que nous avons accumulée depuis maintenant près de trente ans.»