Campus n°125

Esclavage : l’émancipation racontée de l’intérieur

Prenant à contre-pied l’historiographie traditionnelle, le dernier ouvrage d’Aline Helg montre que des milliers de captifs ont profité des failles du système colonial pour s’émanciper, par des moyens légaux ou non, bien avant l’abolition de l’esclavage

Dans la plus pure tradition du western spaghetti, le Django doublement oscarisé du cinéaste américain Quentin Tarantino arrache sa liberté à coups de revolver avant de libérer sa promise en faisant exploser la plantation de son maître dans un festival d’effets pyrotechniques. Voilà pour la fiction. Dans la réalité, des milliers d’esclaves sont effectivement parvenus à briser leurs chaînes bien avant l’abolition définitive de ce système mais, le plus souvent, sans recourir à la violence.

C’est leur histoire que reconstitue aujourd’hui Aline Helg, professeure au Département d’histoire (Faculté des lettres), dans une enquête d’une ampleur inédite à ce jour. Son travail couvre l’ensemble du continent américain et des Caraïbes, de la conquête espagnole au milieu du XIXe siècle. Il montre que, de tout temps, les populations captives se sont efforcées de saper les bases du système qui les oppressait en tirant profit de ses moindres failles.

«L’historiographie traditionnelle a longtemps valorisé le rôle des élites blanches dans le processus d’émancipation, explique Aline Helg. Le propos de ce livre est de redonner la parole aux esclaves en montrant qu’ils ont été les premiers acteurs de leur libération. Lorsqu’on répertorie l’ensemble des événements qui se rapportent au long processus de lutte contre l’esclavage sur l’ensemble du continent américain et des Caraïbes, on s’aperçoit en effet que, derrière le modèle dominant de la plantation esclavagiste, il y a une autre Amérique, habitée par des esclaves affranchis qui se construit progressivement dans les zones frontières, les arrière-pays et les villes. Des populations qui vont contribuer à la colonisation de vastes régions, ce dont témoigne encore aujourd’hui la carte ethnique du continent.»

Tous marron

De tous les moyens utilisés par les esclaves pour échapper au joug colonial, la fuite est, de très loin, le plus répandu. Aline Helg estime qu’au cours des deux premiers siècles suivant la conquête des Amériques, près de 10 % des captifs réussissent ainsi à s’échapper. Malgré les moyens parfois importants déployés par les propriétaires, contraints à engager des chasseurs professionnels, à former des milices ou à faire venir des troupes d’Europe pour éviter que cette pratique ne se propage à une trop grande ampleur, nombreux sont ceux qui parviennent à se fondre dans l’anonymat des villes, à s’engager sur un navire ou à se perdre dans les immenses zones de l’arrière-pays qui échappent encore à tout contrôle.

Et si certains de ces «marron» subsistent grâce au pillage, d’autres mettent sur pied de véritables communautés pouvant compter plusieurs milliers d’habitants et dont certaines existent encore aujourd’hui. A titre d’exemple, le palenque de Palmares, dans la province de Pernambouc au Brésil, abritait ainsi entre 18 000 et 30 000 fugitifs vers 1675.

«Certains de ces refuges illégaux ont été mis à feu et à sang par les autorités ou sont entrés en conflit avec les populations autochtones amérindiennes, complète Aline Helg. Mais d’autres sont parvenus à prendre une telle importance qu’ils ont fini par obtenir la signature de traités reconnaissant leur liberté à condition de ne pas accueillir de nouveaux fuyards et d’assister militairement la Couronne en cas de besoin.» Conséquence: la majorité de la population afro-descendante actuelle du Panama, de l’arrière-pays de Veracruz au Mexique, de la région intérieure colombo-vénézuélienne, trouve ses origines dans ces sociétés établies parfois dès les premières heures du XVIe siècle.

Le droit du plus faible

Solution risquée, la mort ou le fouet attendant ceux qui se font reprendre, l’évasion n’est pas le seul chemin vers l’émancipation. Rapidement limitée dans les colonies françaises, anglaises et néerlandaises, la possibilité de racheter sa propre liberté existe dans les territoires sous domination espagnole et portugaise jusqu’à la fin de l’esclavage dans ces régions. Hérité du droit romain et étendu ensuite au Nouveau Monde, le procédé repose sur l’idée qu’il est justifié pour tout esclave de tenter d’échapper à sa condition soit par l’achat de sa liberté, soit en étant affranchi par son maître. Et il est strictement codifié. Il est ainsi possible d’étager le paiement par acompte ou d’acheter la liberté d’un tiers, mais la somme exigée ne doit en aucun cas dépasser le prix d’achat de l’esclave concerné.

Le système a cependant ses limites, un enfant naissant avant que sa mère ne soit complètement émancipée n’étant pas considéré comme libre. Il nécessite par ailleurs de réunir une somme équivalant souvent à une dizaine, voire à une quinzaine d’années de travail supplémentaire en général le soir ou le dimanche.

«Les femmes ont été plus nombreuses que les hommes à saisir cette opportunité, explique Aline Helg. Non pas comme le voudrait une lecture machiste parce qu’il s’agissait de concubines vivant avec des hommes blancs mais parce qu’elles étaient plus fortement présentes dans les villes où l’économie était monétarisée et où elles étaient autorisées à travailler à leur compte le dimanche et les jours de fête. Cela leur permettait d’accumuler un petit pécule en lavant du linge ou en vendant des produits sur les marchés.»

Parallèlement à cette procédure, qui aurait permis à près d’un tiers des esclaves des villes hispano-portugaises de dépasser leur condition, les maîtres disposaient également de la possibilité d’affranchir volontairement leurs esclaves les plus méritants. Certains en ont certes profité pour livrer à la rue un personnel devenu trop vieux pour être utile, mais d’autres semblent s’être montrés moins cyniques, à l’image de George Washington, le premier président des Etats-Unis, qui inscrivit dans son testament que tous ses esclaves devaient être libérés après la mort de son épouse.

«Dans le cas d’un rachat de liberté comme dans celui d’un affranchissement, la réussite du projet nécessite de maintenir de bonnes relations avec le propriétaire, précise Aline Helg, car, sans le consentement de celui-ci, l’esclave qui cherchait à racheter sa liberté risquait de devoir engager des poursuites légales longues, coûteuses et dont l’issue n’était pas garantie.»

Au moment de la conquête des Amériques, lors des guerres d’indépendance ou dans le cadre de conflits ponctuels, certains esclaves ont par ailleurs gagné leur liberté en s’enrôlant dans l’armée de tel ou tel camp. Les colons étant globalement réticents à armer leurs subordonnés, rares sont cependant ceux qui font réellement une carrière militaire, la plupart servant en tant que sapeurs, éclaireurs ou porteurs. «Même si elle est restée relativement mineure en termes numériques jusqu’à la Guerre de Sept Ans, cette pratique a fait évoluer le regard porté sur les esclaves, qui ne sont plus dès lors uniquement perçus comme des «biens meubles» mais comme des patriotes, voire des héros, prêts à donner leur vie pour leur roi ou leur ville», ajoute la chercheuse.

Le spectre de la révolte

Contrairement à une vision largement répandue selon laquelle les deux cent cinquante ans ayant suivi la conquête des Amériques n’auraient été qu’une longue succession d’insurrections, la révolte des esclaves apparaît, selon les résultats obtenus par Aline Helg, comme un recours qui reste marginal. Deux éléments peuvent être avancés pour expliquer cette différence de perception. Le premier tient au fait que beaucoup d’historiens ont pris pour argent comptant les documents des tribunaux de l’époque aux yeux desquels le fait d’envisager le meurtre d’un Blanc était puni de manière aussi sévère que le passage à l’acte. Le second est à mettre en relation avec la crainte que suscite l’idée d’une insurrection noire visant à éradiquer les Blancs au sein d’une population coloniale très largement minoritaire. Sur l’ensemble de la période considérée et du territoire des Amériques, il y a en effet quatre fois plus d’Africains déportés que d’immigrants blancs.

«Ce scénario est évoqué pour la première fois à Mexico en 1537 dans le cadre d’un complot supposé impliquant des Noirs et des Indiens dont l’objectif aurait été de renverser le pouvoir en place, explique Aline Helg. Cette hantise de la conspiration va ensuite durablement s’installer dans l’esprit des populations blanches, ce qui va permettre de justifier de véritables orgies de feu, de sang et de torture au moindre signe de désobéissance collective.»

Il faut néanmoins attendre la seconde partie du XVIIIe siècle pour que l’idée terrorisant les populations blanches devienne réalité. Un premier soulèvement d’envergure survient ainsi dans la colonie néerlandaise de Berbice en 1763. Quarante ans plus tard, c’est au tour des esclaves de Saint-Domingue de prendre les armes dans le cadre d’une révolution qui aboutit, en 1804, à la libération des 400 000 esclaves de l’île, à la défaite des troupes napoléoniennes et à la proclamation de la première république noire de l’histoire. Suivent une série d’émeutes dans les Antilles anglaises (la Barbade en 1816, Demerara en 1823 et la Jamaïque en 1831) qui achèvent de convaincre les abolitionnistes britanniques de l’inhumanité de l’esclavagisme.

«Il ressort de mon travail que les esclaves ne sont pas ces êtres totalement aliénés et n’ayant rien à perdre souvent décrits par l’historiographie traditionnelle, conclut Aline Helg. Ils peuvent avoir des amis, une famille, des projets et il est donc logique qu’ils ne prennent pas de risques inconsidérés en s’engageant dans une entreprise ayant peu de chance d’aboutir. D’autre part, en cherchant constamment à exploiter les rares failles du système, les esclaves apparaissent comme les premiers acteurs d’une libération qui n’a été entérinée par le haut que lorsqu’il n’était plus possible de faire autrement.»

Vincent Monnet