Campus n°126

Économie collaborative : l’heure du management invisible

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Éclairer la réalité des travailleurs de l’économie collaborative : c’est l’objectif de l’enquête menée par Luca Perrig auprès de quatre grandes plateformes numériques établies à Genève. Un travail qui montre comment Uber ou Airbnb pilotent leurs collaborateurs à distance

Besoin d’un appartement pour les vacances, d’un chauffeur pour aller faire vos courses, d’une machine à laver disponible, de quelqu’un pour nettoyer votre four ou faire la cuisine à domicile ? Les plateformes numériques de l’économie participative permettent aujourd’hui de satisfaire aux désirs du consommateur de manière quasiment instantanée. Et ce avec, en prime, la garantie d’un prix cassé, le marché fonctionnant théoriquement sans intermédiaire et selon une logique fondée sur le partage et la convivialité plutôt que sur le profit. Mais que se passe-t-il derrière le rideau ? Quelle est la réalité de ces travailleurs d’un nouveau genre en termes d’organisation et de conditions de travail ? Pour lever un coin du voile qui pèse encore sur ce monde très opaque, Luca Perrig a mené l’enquête auprès d’une dizaine de collaborateurs genevois de l’économie 4.0 dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en sociologie du travail (Faculté des sciences de la société). Obtenus en dépit de nombreux obstacles, ses résultats montrent une nette scission entre les plateformes qui ont conservé un esprit collaboratif et celles qui poursuivent des objectifs purement lucratifs. Ils révèlent également toute une série de mécanismes parfois assez insidieux qui permettent à ces entreprises de diriger leurs affiliés sans avoir l’air d’y toucher. Explications.
« Il transparaît de la littérature un grand engouement pour l’économie collaborative, que de nombreux observateurs considèrent comme le travail du futur et comme une soupape bienvenue contre le chômage de masse, explique le jeune chercheur. Mais dans les faits, on ne sait encore pas grand-chose du fonctionnement des entreprises qui sont au cœur de l’économie participative. »
Et pour cause. Entités dématérialisées sur les nœuds du Web mondial, les plateformes comme Uber (transport privé), Airbnb (logement), Couchsurfing (hébergement) ou Blablacar (covoiturage), pour s’en tenir à celles qui ont fait l’objet de la présente étude, protègent jalousement leurs données.
Pour briser cette omerta numérique, Luca Perrig a donc dû ruser. « Lorsqu’on cherche à entrer en contact avec un chauffeur Uber ou un hôte Airbnb, on se heurte très rapidement à une messagerie cryptée qui bloque l’accès aux informations personnelles des collaborateurs afin d’éviter que les réservations puissent se faire hors de la plateforme, poursuit le sociologue. Pour obtenir des rendez-vous et réaliser mes entretiens, j’ai donc été contraint de me faire passer pour un client. La première surprise passée, les personnes que j’avais contactées se sont heureusement prêtées au jeu de bonne grâce. »
Globalement, cette brève immersion dans l’économie participative a permis à Luca Perrig de distinguer deux grands types de plateformes : celles qui ont conservé un esprit relativement bon enfant et qui privilégient la convivialité à la rentabilité, comme Couchsurfing et, dans une moindre mesure, Blablacar, et celles qui sont cotées en Bourse et entièrement monétarisées comme Uber ou Airbnb.
Dans le premier cas de figure, les réponses obtenues par Luca Perrig permettent de dessiner un système effectivement dominé par l’altruisme, le goût du contact et l’idée de partage. Libres de dicter leurs conditions, les prestataires interrogés ressentent peu de pression de la part des plateformes avec qui ils sont liés et semblent contrôler à la fois leur investissement en termes de temps de travail et d’engagement émotionnel.
Le modèle correspond donc bien à la définition de l’économie collaborative, à savoir l’échange de biens ou services entre pairs via une plateforme informatique se limitant à un rôle d’intermédiaire.
Il en va tout autrement pour les collaborateurs de la deuxième catégorie dont la situation est, à bien des égards, nettement plus problématique.

« Les grandes plateformes spécialisées à vocation lucrative font bien plus que mettre des individus en relation, explique Luca Perrig. Elles fournissent un réel service en permettant le paiement en ligne, en établissant des systèmes d’enchères, et en offrant une recherche fine grâce à des algorithmes complexes, le chat entre les parties avant une transaction, la géolocalisation, un service d’aide, des assurances ou un système d’évaluation des profils. »
Même si elles se refusent à considérer leurs collaborateurs comme des employés à part entière, arguant du fait qu’elles ne leur versent pas de salaire, ces nouvelles sociétés disposent néanmoins de différents moyens plus ou moins directs pour orienter leurs actions.
Chaque plateforme – qu’elle soit commerciale ou non – possède ainsi son propre système d’évaluation. Ce dispositif, innocent en apparence, permet au client de noter le prestataire de service en général au moyen d’étoiles et de punir les moins zélés d’entre eux. La sanction ultime étant un bannissement de la plateforme.
« Plusieurs études ont montré que ce type de mécanisme donnant à la concurrence au travail un aspect ludique était associé à une forte implication émotionnelle, commente Luca Perrig. Je me suis aperçue au cours de mon étude que, de façon assez peu rationnelle, les collaborateurs de l’économie participative accordaient ainsi souvent plus d’importance au nombre d’étoiles associées à leur profil qu’à la commission perçue par les plateformes. Et ce y compris lorsqu’ils avaient déjà une note maximale. »
Cette surenchère visant à améliorer constamment les prestations fournies profite en premier lieu aux sociétés qui en tirent des bénéfices en termes de réputation. Elle n’est cependant pas sans risques pour leurs collaborateurs. Comme le confirment les témoignages recueillis par Luca Perrig, certains individus peuvent en effet rapidement se retrouver débordés par une activité qui devient subitement chronophage et qui suppose un investissement émotionnel non négligeable. Une des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête était tellement stressée par la discipline qu’elle s’imposait qu’elle a été contrainte de consulter pour gérer son état. D’autres ont concédé avoir dû prendre sur eux à plusieurs reprises pour continuer à satisfaire aux règles de bienséance face à un client mécontent ou désagréable.
« En une dizaine d’années, résume Luca Perrig, nous sommes passés d’une situation dans laquelle les prestataires de services détenaient un savoir et une autorité qui leur conféraient une domination sur le client, à une situation dans laquelle ils se retrouvent soumis aux exigences d’un client-roi. »
Contraints de filer droit par ce très efficace mécanisme d’autodiscipline, les travailleurs d’Uber, en particulier, bénéficient également d’un certain nombre de mesures d’encadrement prodiguées soit de manière directe soit de façon détournée par la plateforme.
Un permis professionnel étant requis à Genève pour pouvoir conduire une voiture de tourisme avec chauffeur (VTC), l’entreprise fournit ainsi des cours préparatoires au travers d’une auto-école partenaire dans le cadre de son Uberacademy. Elle procède également à des remises à niveau lorsque l’évaluation d’un chauffeur passe en dessous de la barre fatidique de 4,32 sur 5 et indique les zones et heures d’affluence à desservir en priorité en ville de Genève. Au besoin, elle oriente ses collaborateurs vers certains revendeurs offrant des véhicules à des tarifs préférentiels.
« Tous ces éléments, note Luca Perrig, relèvent d’une relation employeur-salarié, à savoir une formation professionnelle et un outil de travail indispensable et non d’une forme d’économie réellement participative. »
Sauf que dans le cas présent, le rapport de force est bien plus asymétrique que celui qui existe dans le monde du travail. En premier lieu parce que la plateforme dispose d’une grande quantité de travailleurs à sa disposition alors qu’un travailleur dispose de peu d’autres plateformes susceptibles de lui fournir un emploi, quand il en existe une.
Ensuite, parce qu’en l’absence d’organisation collective, les plateformes numériques sont dans une position telle qu’elles peuvent dicter seules les conditions d’utilisation de leurs services. Rien n’empêche ainsi une société comme Uber de modifier du jour au lendemain et de façon unilatérale la commission perçue par ses chauffeurs, décision qui peut être lourde de conséquences dans le cas d’une personne qui aurait décidé d’acquérir un véhicule en leasing.
Enfin, parce que sans contrat de travail, les travailleurs du numérique ne bénéficient d’aucune protection sociale et se retrouvent de fait potentiellement disponibles 24 heures sur 24, sept jours sur sept et 365 jours par an. « L’idée étant de s’adapter au mieux à la demande, Uber valorise davantage le travail effectué le soir ou le week-end que durant les heures dites creuses, explique Luca Perrig. Du coup, de nombreux chauffeurs cumulent les heures à des horaires décalés, ce qui, dans certains cas, ne va pas sans affecter leur vie familiale. C’est d’autant plus regrettable que les voies de recours sont extrêmement ténues en cas de mécontentement. »
La plupart des sites s’efforcent en effet de décourager le contact écrit, lui préférant largement les FAQ (acronyme de Frequently asked questions). Et Uber n’échappe pas à la règle. Sur le site de l’entreprise, il faut ainsi passer par une longue liste de FAQs avant d’atteindre un formulaire adressé aux administrateurs. Lequel n’est destiné qu’à poser des questions relatives au fonctionnement de l’application ou à des problèmes liés au véhicule de travail…

« Le travail dans l’économie collaborative : une évaluation socio-économique », par Luca Perrig, mémoire présenté en vue de l’obtention d’un Master en socioéconomie (Faculté des sciences de la société), sous la direction du professeur Jean-Michel Bonvin.