Campus n°126

Bienvenue sur la planète 4.0

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La numérisation de l’économie ne va pas uniquement chambouler nos modes de production et de consommation, mais également notre rapport à l’éducation, à l’emploi, à la santé ou à la vie privée. C’est ce qu’annonce le dernier ouvrage de Klaus Schwab, patron du World Economic Forum et ancien professeur d’économie à l’Université de Genève

A Davos, le regard porte loin. De là-haut, Klaus Schwab, qui a été professeur à l’Université durant une trentaine d’années avant de devenir le patron du très influent World Economic Forum (WEF), dispose d’une vue imprenable sur les turbulences qui agitent notre monde. Et pour lui, les choses sont claires : l’humanité est à l’aube d’un « tsunami technologique » appelé à bouleverser non seulement le monde des affaires mais également la société tout entière. Une lame de fond nommée « Révolution 4.0 » dont il dresse les contours dans un petit livre éclairant, à défaut d’être toujours rassurant et qui, comme il se doit, est uniquement disponible à la demande via une célèbre plateforme spécialisée.
Constatant que Hubble était en train de réinventer les grandes découvertes, que Wikipedia renvoyait aux oubliettes l’Encyclopédie de Diderot et qu’Internet rendait l’imprimerie obsolète, Ian Goldin, directeur de l’Institute for New Economic Thinking et professeur à l’Université d’Oxford annonçait cet hiver, lors d’une session du WEF, l’avènement d’une nouvelle Renaissance. Sans le désavouer complètement, Klaus Schwab va plus loin. Selon lui, la Révolution 4.0 constitue un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Et ce pour deux raisons : sa vitesse de propagation et son ampleur.
Alors qu’il a fallu 150 ans pour fournir de l’électricité à 85 % de la population mondiale, une dizaine d’années ont suffi à une compagnie comme Facebook pour attirer plus d’un milliard d’utilisateurs quotidiens. Autre symbole de cet emballement de l’économie, la Chine voit naître chaque jour près de 10 000 entreprises. « L’avenir n’appartient pas aux sociétés qui seront les plus grandes ou les plus puissantes, avertit Klaus Schwab, mais à celles qui seront capables d’allier innovation et vélocité. »
Conséquences : les grandes compagnies actuelles n’auront d’autre choix que de se réorganiser de fond en comble comme vient de le faire Google en créant une holding regroupant différentes filiales et proposant de multiples services (Alphabet).
« Avec le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Internet des objets ou l’Internet industriel, nous entrons dans l’ère des « smart factories », poursuit l’ancien professeur d’économie. Or, ces entités très flexibles, qui tirent profit des ressources offertes par le numérique pour optimiser leurs modes de production, reposent sur des business models totalement neufs en matière de fabrication, de stockage, de transport, de livraison et de rapport au client. Dans cette économie à la demande, il faudra très prochainement être capable de répondre aux aspirations des consommateurs en temps réel pour espérer survivre. »
L’autre grande singularité de la révolution 4.0, selon Klaus Schwab, c’est qu’elle n’épargnera aucun pays, aucun secteur de l’économie ni aucun segment de la population mondiale.
Contrairement aux autres grandes ruptures de l’histoire industrielle (lire encadré), la révolution 4.0 ne se caractérise en effet pas par l’apparition d’une nouvelle technologie (la machine à vapeur, l’électricité ou l’ordinateur), mais bien par la transformation de l’ensemble du système de production. « Jusqu’ici, chacun avait le choix d’adopter ou non un nouveau produit, explique Klaus Schwab, mais aujourd’hui, il n’est plus possible d’échapper à un processus qui est appelé à transformer radicalement nos habitudes non seulement en termes de consommation mais aussi de rapport au travail, de formation, de protection de la vie privée, de socialisation ou de santé. »
Désormais connus dans le monde entier, les géants de l’économie numérique que sont Uber (transport privé), Airbnb  (logement) ou Alibaba (commerce entre entreprises) ne constituent en effet que la partie émergée de l’iceberg. En Corée du Sud, par exemple, il existe d’ores et déjà des cliniques 4.0 dans lesquelles il suffit de faire un tour au petit coin pour obtenir un bilan de santé s’affichant instantanément sur écran. De son côté, Watson, un ordinateur conçu par IBM, est capable de suggérer des traitements à des patients atteints de cancer en comparant les données de celui-ci avec l’ensemble des connaissances médicales disponibles à ce jour.
De là à imaginer que demain le suivi médical de chaque individu sera assuré par une machine, il n’y a qu’un pas que Klaus Schwab franchit allégrement. Demain, assure-t-il, on se tournera vers un robot pour obtenir un avis de droit ou un conseil financier, on se déplacera dans des véhicules sans conducteur, tandis que les imprimantes 3D se chargeront de fournir à la demande des pièces de rechange mais aussi des tissus et des organes humains.
Cette gigantesque mise à jour de l’appareil de production mondial offre, à en croire Klaus Schwab, un certain nombre de perspectives réjouissantes. Sur le plan environnemental, on peut ainsi espérer une réduction de toute une série d’externalités négatives liées à la production, au stockage et au transport des marchandises, ce qui pourrait avoir une incidence positive notamment sur les émissions de CO2 et la production de déchets.
Une tendance qui pourrait être encore accentuée par la généralisation de biens dématérialisés, en particulier dans les domaines de la culture et des services, puisque comme le remarquait récemment le spécialiste de l’innovation et des médias Tom Goodwin, « Uber, la plus grande compagnie de taxis au monde, ne possède aucun véhicule, Facebook, le média le plus populaire au monde, ne crée pas de contenu, Alibaba, le détaillant le plus prospère, n’a pas d’inventaire, et Airbnb, le plus important fournisseur de lits au monde, ne possède aucun bien immobilier. »
Autres aspects positifs : une démocratisation de l’accès au savoir, par l’entremise des MOOC’s ou de modules d’enseignement à distance, ainsi qu’une plus grande transparence dans la relation entre Etat et citoyen. A cet égard, Klaus Schwab insiste tout particulièrement sur le potentiel des « blockchain ». Ces réseaux ouverts, décentralisés et infalsifiables, qui ont notamment permis le développement du bitcoin (la plus importante monnaie électronique existant à l’heure actuelle avec une capitalisation supérieure à 8 milliards d’euros), pourraient à l’avenir être utilisés pour archiver toutes sortes de documents officiels, du certificat de mariage à l’acte de propriété, en passant par les diplômes ou les déclarations d’impôt.
La médaille a cependant son revers. Une société plus transparente est en effet une société plus facile à contrôler si on ne prend pas garde à se doter des garde-fous permettant de préserver la vie privée. L’avènement de l’économie numérique constitue à cet égard notamment un défi majeur pour les pouvoirs publics. Ceux-ci se trouvent en effet aujourd’hui dans l’obligation de réagir très rapidement sur le plan de la régulation sous peine de perdre le contrôle de la situation. Ils doivent aussi se préparer à composer non plus avec des acteurs institutionnels ou des entreprises solidement établies et facilement identifiables mais avec des opérateurs invisibles pilotant d’immenses réseaux.
Par ailleurs, dans une économie à la demande alimentée par un cloud de travailleurs qui se partageraient le gâteau, le risque de fracture sociale est également élevé entre ceux qui ont accès à ces technologies – et qui sont donc capables de s’adapter continuellement – et ceux qui sont privés de cette possibilité, sachant que 60 % de la population mondiale n’est pas encore connectée à Internet.
C’est cependant surtout sur l’emploi que l’inquiétude est la plus forte. A juste titre si l’on en croit les données disponibles. En 1990, les trois plus grandes compagnies de Détroit, cœur de l’industrie traditionnelle américaine, disposaient ainsi d’un capital cumulé de 36 milliards de dollars et de 250 milliards de revenus pour 1,2 million d’employés. En 2010, les trois plus grandes compagnies de la Silicon Valley, moteur de l’économie numérique, affichaient un capital trois fois supérieur (100 milliards), des revenus quasiment identiques, mais un nombre de salariés dix fois moindre (137 000 employés). La même logique semble d’ores et déjà à l’œuvre en Suisse où la digitalisation des services (e-banking, guichets en ligne, courrier électronique, etc.) et la gestion à l’aide de programmes informatiques ont déjà causé la perte de plus de 180 000 emplois administratifs au cours de ces quinze dernières années, selon les données de l’Office fédéral de la statistique.
Et les prévisions des experts ne sont pas franchement optimistes pour les années à venir. Selon une étude réalisée pour le compte du WEF, la quatrième révolution industrielle pourrait entraîner la disparition de près de 5 millions d’emplois au sein des pays industrialisés, dont les deux tiers dans le secteur administratif. Vu autrement, cela signifie que deux tiers des enfants qui entrent aujourd’hui à l’école primaire vont exercer un métier qui à l’heure actuelle n’existe pas encore.
« Le futur, annonce Klaus Schwab, sera caractérisé par un combat entre l’homme et les robots. On ne peut pas empêcher cette révolution, tout ce que l’on peut tenter de faire c’est d’essayer de la maîtriser. La seule question qui vaille aujourd’hui est donc de savoir jusqu’où l’automatisation peut remplacer le travail de l’homme. »