Campus n°126

Le dragon nu et l’origine commune des poils, des plumes et des écailles

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Malgré leurs différences importantes, les appendices épidermiques des reptiles, des oiseaux et des mammifères descendent d’un ancêtre commun. Une étude genevoise met fin à des décennies de controverses sur
la question

Poils, plumes et écailles partagent la même origine. Les centaines de millions d’années d’évolution qui séparent les mammifères, les oiseaux et les reptiles se sont chargées d’introduire les divergences massives que l’on observe aujourd’hui entre ces trois types d’appendices épidermiques. Mais tous sont issus d’un mécanisme développemental identique, aussi bien du point de vue anatomique que moléculaire. Un mécanisme apparu chez un ancêtre commun à l’ensemble de ces animaux, que les biologistes désignent sous le nom d’amniotes. C’est ce qu’ont réussi à démontrer Michel Milinkovitch et Nicolas Di-Poï, respectivement professeur et post-doctorant au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences) et à l’Institut suisse de bioinformatique, dans une étude parue le 24 juin dans la revue Science Advances.
Ce travail met fin à des décennies de controverses scientifiques sur l’origine évolutive de ces ornements cutanés qui rendent ces différents animaux si facilement reconnaissables. Les biologistes ont d’abord remarqué que la genèse des plumes et des poils chez les embryons d’oiseau ou de mammifère commence de la même manière. Au cours du développement, des petits bourgeons distribués de manière régulière apparaissent en effet sur tout l’épiderme. Ces placodes, faciles à identifier, sont en fait des groupes de cellules dont la forme et la disposition sont modifiées par rapport aux autres, provoquant un léger renflement.
Chez les mammifères, la placode poursuit son développement en créant une invagination sous la peau dans laquelle se niche le follicule, c’est-à-dire la racine du poil. Chez les oiseaux, la structure cellulaire originelle se transforme en un follicule plumaire non pas enfoui mais tourné vers l’extérieur et qui donne ensuite naissance à la plume.

La proto-écaille

A première vue, étant donné la présence de placodes dans les deux cas et malgré les différences anatomiques et développementales importantes entre les plumes et les poils, il est raisonnable de penser que ces deux structures partagent la même origine, une sorte de proto-écaille – à défaut d’appellation plus précise – qui serait apparue chez un ancêtre commun. Cela paraît d’autant plus vraisemblable que la machinerie moléculaire mise en œuvre lors de la formation des placodes est identique chez les oiseaux et les mammifères. Bien étudié et caractérisé, l’enchaînement de l’activation d’une série de gènes impliqués dans ce processus demeure en effet inchangé.
« Le problème, c’est que l’ancêtre commun aux mammifères et aux oiseaux compte forcément dans sa descendance également tous les reptiles de la terre, note Michel Milinkovitch. Plus précisément les crocodiles – les plus proches cousins des oiseaux –, les tortues, qui forment une branche indépendante, et les squamates, l’ordre qui regroupe les serpents et les lézards. Et chez tous ces animaux, qui arborent leurs propres appendices épidermiques, à savoir les écailles, les scientifiques n’ont jamais trouvé la moindre trace de placode. »
Face à cette énigme, et en l’absence de données fossiles montrant une éventuelle forme intermédiaire, les scientifiques ont dû se résoudre à élaborer des hypothèses alternatives selon lesquelles les placodes seraient apparues deux fois de manière indépendante, chez les oiseaux et les mammifères, et que le processus aurait exploité dans les deux cas le même mécanisme moléculaire. Un tel scénario n’est pas invraisemblable étant donné que, dans la nature, des formes morphologiques similaires sont souvent apparues de manière indépendante (les épines des hérissons et des tenrecs, par exemple) et que des ensembles de gènes déjà existants sont souvent mobilisés pour accomplir des tâches assez proches (les gènes hox impliqués aussi bien dans le développement des doigts que des organes génitaux).

Le dragon nu

Le débat entre une origine commune ou indépendante des plumes et des poils a été ravivé en 2015 avec la publication d’une étude américaine montrant que certains mécanismes moléculaires actifs lors du développement des poils et des plumes le sont aussi lors de la formation des écailles. Chaque camp y a vu la confirmation de ses propres hypothèses. Ou du moins n’y a pas décelé de preuve les démentant.
Jusqu’à ce que Michel Milinkovitch et Nicolas Di-Poï décident de s’y intéresser à leur tour. Leur participation au débat doit en réalité beaucoup au hasard. Il y a plusieurs années, le professeur genevois acquiert en effet auprès d’un amateur de reptiles un spécimen mutant d’agame barbu d’Australie (Pogona vitticeps aussi appelé dragon barbu en anglais) dont la particularité est d’être totalement dépourvu d’écailles. Sans avoir en tête ni pelage ni plumage, lui et son post-doctorant commencent à l’étudier et se rendent compte, après force croisements avec des congénères normaux à écailles, que sa nudité intégrale est due à la mutation d’un seul gène et qu’il s’agit de celui qui code pour une protéine appelée ectodysplasine-A (EDA).
Cette information les met directement sur la piste des poils. Le gène de l’EDA est en effet très connu chez les mammifères. Lorsqu’il est muté, il provoque des anomalies dans la pousse des poils, des dents, des ongles et des glandes. Ce point commun convainc les deux biologistes genevois que les placodes des reptiles doivent exister malgré leur caractère insaisissable.
Réorientant leur recherche dans cette direction, les deux généticiens passent au peigne fin l’épiderme d’embryons de l’agame barbu, du crocodile du Nil (Crocodylus niloticus) et du serpent des blés (Pantherophis guttatus). Après une analyse minutieuse, ils finissent par découvrir des structures qui ont toutes les caractéristiques des placodes présentes chez les oiseaux et les mammifères.
« La raison pour laquelle ces structures cellulaires étaient si difficiles à repérer chez les reptiles, c’est qu’au lieu d’apparaître par vagues entières sur tout l’épiderme comme chez les mammifères et les oiseaux, elles poussent l’une après l’autre, le long de lignes bien définies, et se transforment très vite en écaille, explique Michel Milinkovitch. Il fallait donc regarder au bon moment et au bon endroit pour les apercevoir. »
Une analyse moléculaire confirme leur intuition : aussi bien chez le poulet, la souris, le serpent ou le lézard, ce sont les mêmes gènes qui sont à l’œuvre dans les placodes et dans les cellules sous-jacentes du derme. Finalement, appelant une dernière fois le dragon nu à la rescousse, les biologistes montrent que chez cet animal mutant, les placodes ne se forment pas, prouvant du même coup que ces structures sont indispensables pour le développement des écailles.
« Nous avons pu démontrer que les plumes, les poils et les écailles se développent toutes à partir d’une structure identique qui a dû apparaître chez leur ancêtre commun il y a au moins 310 millions d’années, explique Michel Milinkovitch. Nous avons peu de chance de savoir à quoi ressemblait l’écaille ancestrale. En fait, il ne s’agissait probablement pas d’une écaille comme celle des reptiles d’aujourd’hui mais plutôt d’une plaque de kératine très sommaire. Quelle que soit sa morphologie, son apparition répondait sans doute à un besoin réel. »
En effet, les amniotes (qui regroupent les reptiles, les oiseaux et les mammifères) se distinguent par le fait qu’ils possèdent un sac amniotique protégeant l’embryon au sein de l’œuf interne ou externe. Cette particularité leur a permis d’emporter avec eux le liquide nécessaire à la reproduction et de gagner ainsi en indépendance vis-à-vis du milieu aquatique. Devenus plus libres pour conquérir la terre ferme, ces animaux ont toutefois dû résoudre le problème de leur propre dessiccation. Une kératinisation de la peau, par le moyen d’une couverture d’écailles par exemple, permet de conserver l’humidité tout en protégeant le corps de l’abrasion provoquée par le déplacement sur la terre ferme.
Anton Vos