Campus n°127

Trop de risques tue le risque

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Une étude suggère que les traders travaillant sur des titres boursiers très volatils ont par la suite tendance à sous-estimer les risques liés à un produit financier dont la valeur varie normalement

Un individu qui regarde tomber une chute d’eau et qui détourne après un moment son regard sur les rochers qui la bordent a un instant l’illusion que ces derniers se déplacent vers le haut.
Un trader qui suit l’évolution d’un marché très volatil avant de se mettre à travailler sur un cours plus stable a, quant à lui, l’impression que les risques liés à ce dernier sont nettement plus bas que leur niveau réel. Le premier cas est une illusion visuelle classique provoquée par contrecoup. Le second est également une distorsion persistante de la réalité mais, au lieu d’être optique, elle est liée au système cognitif.
Ces deux phénomènes sont-ils comparables ? Et le second est-il seulement réel ? Un article paru dans la revue Current Biology du 6 juin rapporte des expériences dont les résultats militent en faveur d’un « oui » à ces deux questions. Réalisé par Tony Berrada, professeur associé à l’Institut universitaire en finance (Faculté d’économie et de management), et des collègues des universités de Sydney et de New South West Wales en Australie, le travail suggère en tout cas que la perception du risque chez les individus est somme toute relative et peut être biaisée, exactement comme l’est la vision de celui qui admire assez longtemps une cascade. Il met ainsi à mal certains présupposés des modèles économiques actuels qui considèrent notamment que les individus sont des êtres ayant une perception « parfaite » des risques. En extrapolant davantage, ces résultats pourraient même contribuer à expliquer l’aveuglement de certains traders face aux aléas liés à leurs activités.
« Les illusions visuelles dynamiques sont des phénomènes connus, explique Tony Berrada. Il en existe de toutes sortes. A chaque fois, il en résulte une déformation temporaire de la vision qui s’opère dans le sens inverse du phénomène que l’on a fixé du regard. Un tel effet compensatoire – aftereffect en anglais ou contrecoup en français – survient sans cesse dans les situations les plus banales. Après avoir vu passer durant un certain temps des voitures à haute vitesse, les véhicules roulant normalement semblent avancer lentement. Quand on voit un grand nombre d’objets et ensuite un nombre normal, cette dernière quantité apparaît singulièrement faible. Et ainsi de suite. Il s’agit simplement de la persistance temporelle, une sorte d’effet secondaire, d’un phénomène naturel qui permet au cerveau de s’adapter à certaines situations et, par exemple, de mieux percevoir des objets en mouvement. »


Action fictive

Dans le cadre de leur recherche, les auteurs de l’article de Current Biology ont cherché à montrer que ce genre de persistance n’est pas cantonné au domaine visuel et qu’un phénomène similaire survient aussi dans des démarches cognitives, en l’occurrence dans des activités telles que celles d’opérateurs de marché,le domaine de recherche habituel de Tony Berrada.
Pour y parvenir, les chercheurs ont imaginé une expérience dans laquelle des volontaires ont dû suivre sur un écran l’évolution assez rapide de la valeur d’une action fictive. Concrètement, il s’agit d’un curseur qui monte et qui descend selon les soubresauts du marché, dessinant ainsi une courbe qui défile vers la gauche.
Dans un premier temps, chaque participant observe durant une vingtaine de secondes un petit film montrant, au hasard, soit une variabilité très grande et très rapide (synonyme de risques élevés), soit une courbe très plate, subissant très peu de changements (synonyme de risques faibles). Dans un deuxième temps, on leur montre une autre vidéo dans lequel le curseur subit des variations « normales ».
Les volontaires doivent alors qualifier la variabilité de cette courbe dite neutre en lui donnant une note.
Le résultat de cette première expérience, menée sur 56 étudiants effectuant tous une quinzaine d’essais, est sans appel. Dans 99 % des cas, les courbes neutres sont évaluées comme plus risquées après le visionnement d’un cours calme et moins risquées à la suite d’une courbe très agitée.
« Comme les courbes neutres se ressemblent toutes dans leur distribution, la logique voudrait qu’elles reçoivent toujours la même note, commente Tony Berrada. Pourtant, la différence d’appréciation est très significative et elle apparaît chez tout le monde. L’être humain n’est pas une machine et son évaluation est fortement influencée par les stimuli auxquels il a été soumis juste avant. »

Biais visuel exclu

Les chercheurs ont alors légèrement modifié la manipulation afin de s’assurer que tout biais visuel puisse totalement être exclu. Dans une deuxième expérience, les courbes dynamiques sont ainsi remplacées par des dessins de seaux remplis de boules dont le nombre varie de manière plus ou moins importante dans le temps. Et dans une troisième, un mélange des deux premières, les participants passent la phase d’adaptation avec les seaux remplis de boules tandis que la phase d’évaluation est effectuée avec les courbes dynamiques. Quelle que soit la configuration, les résultats montrent sans ambiguïté une distorsion dans l’évaluation du risque.
« Nous sommes finalement arrivés à la conviction qu’il ne s’agit pas d’un effet visuel mais bel et bien cognitif, analyse Tony Berrada. Dans la première phase de l’expérience, le participant ressent une forme d’incertitude qui est codifiée dans son cortex.
Dans la phase suivante, on mesure le contrecoup de cette incertitude au moment de l’évaluation du risque dans une situation qui est, du point de vue visuel, totalement indépendante de la première. »
Selon les auteurs, l’impact principal de ce travail concerne les fondements des modèles économiques d’usage courant. Ces derniers sont largement exploités, notamment par des décideurs comme les autorités ou les banques centrales. Certains d’entre eux fonctionnent bien et s’avèrent utiles. D’autres pas du tout.
Les modèles économiques sont en général basés sur des individus idéalisés agissant dans des situations d’échanges commerciaux marqués par un certain degré d’incertitude. Chacun de ces acteurs fictifs peut choisir d’acheter, d’investir, de construire, etc., en fonction des gains possibles et des risques associés. Le souci, c’est que ces simulations considèrent l’individu comme un Homo economicus, c’est-à-dire une créature parfaite qui évalue correctement le risque en toutes circonstances. Ces acteurs numériques se distinguent entre eux par des préférences différentes qui leur sont artificiellement attribuées, les uns aimant plutôt le risque, les autres plutôt la sécurité.
« Notre travail montre que cette donnée de départ n’est pas exacte, commente Tony Berrada. Nos résultats ne bouleverseront pas l’ensemble de la branche. Mais ils peuvent en tout cas participer à la réflexion sur les raisons pour lesquelles certains modèles ne fonctionnent pas ou imparfaitement.
A mon avis, il faudrait donc tenter d’intégrer cette distorsion de la perception des risques dans les simulations économiques pour qu’elles reflètent davantage la réalité. »

Erreurs de traders

Le chercheur genevois s’est déjà attelé à la tâche. Son travail se concentre en l’occurrence sur des modèles mimant des situations dans lesquelles des traders sont contraints d’évaluer les risques en permanence et commettent des erreurs, contribuant entre autres à ce que les économistes appellent des excès de volatilité (ou excès de la variation du prix des produits financiers).
En parallèle de l’approche théorique de Tony Berrada, Elise Paysan-LeNestour, professeure à l’Australian Business School à Sydney et première auteure du papier paru dans Current Biology, mène une étude empirique sur le terrain visant à mesurer les contrecoups d’une volati­lité excessive dans un vrai marché à options, soit des titres qui permettent d’acheter ou de vendre dans le futur d’autres titres dont le prix est fixé à l’avance. La caractéristique de ces produits dérivés est que sa valeur croît très rapidement en fonction de l’incertitude liée au titre sous-jacent. A l’origine, ces outils sont des contrats d’assurance puisqu’ils fonctionnent sur le même principe (un risque élevé génère une prime élevée et inversement).
Ils sont aujourd’hui aussi des objets de spéculation et sont sujets à de grandes fluctuations.
La chercheuse australienne et son équipe sont parvenus à sélectionner des événements réels au cours desquels des phases de haute incertitude sont suivies par des périodes plus calmes et ont analysé le comportement des opérateurs de marché. Les résultats, non encore publiés, confirment ceux de l’article de Current Biology, à savoir qu’une période de haute insécurité provoque une sous-estimation des risques dans la phase calme qui suit.
« Il n’est pas sûr, toutefois, que l’on puisse comparer aussi facilement les deux situations, nuance Tony Berrada. Nos mesures ont été effectuées sur des laps de temps de moins d’une minute tandis que celles de mes collègues australiens s’étalent sur une journée entière. »
Les bases neurologiques de la gestion du risque ont déjà fait l’objet d’investigation. Dans un article paru le 12 mars 2008 dans le Journal of Neuroscience, Kerstin Preuschoff, aujourd’hui professeure-associée à l’Institut universitaire en finance (Faculté d’économie et de management), a en effet étudié, grâce à des expériences basées sur l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, le cerveau de volontaires jouant à un jeu impliquant des cartes et des mises d’argent. Elle a découvert que lors des prises de risques maximales, c’est une zone très précise du cerveau, l’insula, qui s’active. Une région qui pourrait bien être concernée également par le phénomène du contrecoup.

Anton Vos