Campus n°128

l’ADN, un fil à remonter le temps

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Si la génétique est encore loin de permettre à un individu de retrouver ses origines, elle a donné un sacré coup de pouce aux anthropologues en précisant considérablement l’histoire du peuplement de la planète

Vous souhaitez connaître vos origines géographiques, retrouver votre filiation ethnique ou déterminer si vous êtes d’ascendance juive ?
A priori rien de plus simple pour autant que vous consentiez à vous délester de quelques centaines d’euros afin d’acquérir un kit permettant de collecter votre ADN puis de patienter entre six et dix semaines, le temps de le faire
analyser. C’est du moins ce que prétendent les nombreux sites qui fleurissent sur Internet en faisant miroiter ce genre de promesses.
Dans les faits, pourtant, les choses sont loin d’être aussi simples. Selon Alicia Sanchez-Mazas, professeure à l’Unité d’anthropologie du Département de génétique et évolution (Faculté de sciences), il n’est pas possible à ce jour de répondre précisément à de telles questions à partir du profilage génétique d’un individu.
Chaque enfant qui vient au monde est en effet le fruit d’un assemblage particulier. À sa naissance il reçoit la moitié de son bagage génétique de chacun de ses parents, lesquels l’ont eux-mêmes hérité de multiples ancêtres n’ayant pas forcément vécu au même endroit et pouvant descendre à leur tour de populations très distinctes. À cela s’ajoute le phénomène d’enjambement chromosomique qui contribue à brasser les gènes à chaque génération. Si bien que, plus on remonte le temps, plus l’image devient floue et imprécise.
Pour démêler un tel patchwork généalogique, il faudrait non seulement que les chercheurs disposent de la totalité du génome de l’individu concerné – ce qui ne pose plus, aujourd’hui, de difficulté particulière –, mais qu’ils soient également en mesure d’identifier de façon précise de quelle population ancestrale provient quelle portion, perspective qui, pour l’heure, reste largement illusoire.
« Ces tests ADN sont essentiellement basés sur la présence ou non chez les individus de certains variants génétiques particuliers (c’est-à-dire de sites ou de portions de l’ADN qui varient entre individus), explique Alicia Sanchez Mazas. Le problème, c’est qu’il n’existe pas de variants génétiques spécifiques à chaque population, même dans les peuplades les plus isolées. Le mieux que l’on puisse faire aujourd’hui, c’est d’estimer la probabilité qu’un individu provienne d’une population donnée au sein de laquelle ses variants génétiques seraient plus fréquents. »
Pour ne rien arranger, sur l’ensemble des variations génétiques observées dans l’espèce humaine, seule une petite proportion (environ 15 %) permet de discriminer les populations. Le reste de la diversité génétique, la majorité (85 %), se retrouve, quant à elle, au sein de toutes les communautés humaines. Autrement dit, tous les individus qui peuplent actuellement la planète partagent un « pool » génétique extrêmement important en regard de ce qui les distingue.
« À partir du profil génétique d’un unique individu, on peut donc reconstituer plusieurs histoires qui sont différentes, précise la chercheuse genevoise. À l’inverse, une histoire semblable peut être racontée à propos de deux individus qui n’ont pas le même profil génétique. »
Dans de telles circonstances, on comprend que la perspective de pouvoir déterminer un trait culturel, comme le fait d’avoir des origines juives par exemple, relève d’une démarche purement commerciale que peu de scientifiques sont aujourd’hui enclins à cautionner. Même des populations qui, pour des raisons socioculturelles, sont plus endogames que d’autres partagent en effet la majorité de leurs variants génétiques avec des populations géographiquement proches bien que culturellement très distinctes.
Ce qui relève du fantasme à l’échelle individuelle devient en revanche une véritable discipline scientifique lorsqu’on choisit comme unité d’étude des groupes de personnes. La génétique des populations, puisque c’est de cela qu’il s’agit, a d’ailleurs accompli des progrès considérables depuis le décryptage du génome humain, il y a une quinzaine d’années. En s’appuyant notamment sur des banques de données toujours plus vastes et des programmes permettant des simulations informatiques, elle a ainsi pu valider un certain nombre de scénarios portant sur l’évolution de l’espèce humaine.
« Notre discipline est basée sur l’étude de la distribution géographique des variants génétiques et des changements de fréquences de ces variants au sein des populations au cours du temps, poursuit la chercheuse. De nombreux paramètres peuvent expliquer des différences que l’on détecte entre populations: les migrations, qui les répartissent à plus ou moins grande échelle sur le plan géographique, l’environnement, qui va sélectionner certains traits plutôt que d’autres parce qu’ils présentent un avantage adaptatif, ou encore la démographie. Lorsqu’un sous-groupe d’individus quitte son lieu d’origine pour aller s’installer plus loin, par exemple, il n’emporte avec lui qu’une partie du patrimoine génétique de la population de départ. » C’est en tenant compte de l’ensemble de ces facteurs que les chercheurs tentent de reconstituer l’histoire du peuplement humain depuis ses origines. Pour ce faire, ils sont aujourd’hui en mesure de tester différentes hypothèses par la modélisation en incluant toutes sortes de paramètres moléculaires, géographiques, démographiques et environnementaux.
C’est sur la base des résultats apportés par ces nouveaux outils statistiques et informatiques que la plupart des spécialistes s’accordent sur le scénario selon lequel tous les humains modernes (l’espèce Homo sapiens) seraient issus d’un foyer unique situé quelque part en Afrique de l’Est. Une vision étayée par le fait que les populations de ce continent présentent aujourd’hui encore une plus grande diversité génétique que celles du reste du monde.
Selon l’hypothèse dominante, les choses se seraient passées ainsi : il y a 100 000 à 200 000 ans, la petite population d’origine des humains modernes – qui devait compter quelques dizaines de milliers d’individus tout au plus – aurait connu une importante phase d’expansion démographique. De petits groupes seraient ensuite successivement sortis d’Afrique pour partir à la conquête du monde. En chemin, ceux-ci auraient remplacé des populations humaines archaïques préexistantes (comme Néandertal) avec seulement quelques cas d’hybridation, hypothèse notamment soutenue par les récents travaux de Mathias Currat, maître d’enseignement et de recherche au sein du Département de génétique et évolution.
« Ces populations migrantes n’ont jamais cessé d’échanger des gènes entre elles au hasard des rencontres, complète Alicia Sanchez-Mazas. Les informations génétiques dont nous disposons actuellement montrent que l’humanité n’a pas évolué en grands groupes séparés suivant des routes indépendantes pour donner naissance à différentes « races » – notion désuète qui ne trouve aucune justification d’un point de vue biologique. Il faut plutôt se figurer notre évolution comme un vaste réseau de migrations entre populations voisines qui s’est déployé progressivement à partir d’une origine unique à travers tous les continents et dont certains maillons se sont parfois retrouvés plus isolés que d’autres par la présence de barrières naturelles, ce qui a laissé des traces repérables dans les profils génétiques. »
Pour repérer ces fameuses traces au milieu de la vaste nébuleuse formée par les myriades de génomes humains, les chercheurs font appel à différents jeux de données. L’une des approches les plus répandues actuellement consiste à se focaliser sur le plus grand nombre possible de variants ponctuels du génome au sein de notre espèce (variations d’une seule paire de base ou single nucleotide polymorphism, SNP). Ceux-ci sont très fréquents puisqu’il en existe près de 3 millions entre deux personnes prises au hasard sur la planète. Ils sont distribués sur tout l’ADN génomique et touchent donc principalement les parties non codantes de cette molécule (les gènes codants ne couvrent en effet que 1,5 % du génome).
L’analyse de plus d’un demi-million de SNP avait déjà porté ses fruits en 2008 lorsqu’une équipe de l’Université de Californie à Los Angeles avait dressé une carte génétique détaillée des Européens sur laquelle chaque individu participant à l’étude avait été projeté en fonction de son profil génétique. Or, cette carte génétique ressemblait comme deux gouttes d’eau à la carte géographique de l’Europe. Ce type d’analyse permet, par exemple, de déterminer de quelle population actuelle n’importe quel individu est le plus proche d’un point de vue génétique.
De son côté, l’équipe d’Alicia Sanchez-Mazas se concentre depuis de nombreuses années sur l’étude des gènes impliqués dans le système immunitaire et en particulier ceux du groupe HLA qui jouent un rôle crucial dans la défense contre les pathogènes et dans le processus de rejets de greffes. « Les gènes HLA – on en compte une dizaine – sont très utiles aux généticiens parce qu’ils sont extrêmement polymorphes, explique la chercheuse. Chacun d’eux possède un grand nombre de variants génétiques, parfois plusieurs milliers. »
Exploités en 2004 déjà pour retracer les migrations de population dans le Sud-Pacifique et en particulier sur l’île de Taïwan (lire Campus n° 72), les gènes HLA ont également permis à l’équipe d’Alicia Sanchez-Mazas de reconstruire la carte de l’Europe – à l’instar des SNP génomiques – et de conforter l’hypothèse selon laquelle l’est de l’Asie aurait été colonisée par deux routes distinctes passant respectivement par le nord et par le sud de l’Himalaya.
L’étude des gènes HLA a, par ailleurs, permis de répondre à d’autres questions, nettement plus spécifiques, et pas uniquement en lien avec l’histoire des migrations. L’équipe d’Alicia Sanchez-Mazas a ainsi récemment mené une étude sur le variant B53 du gène HLA-B qui semble offrir à l’individu qui le possède une meilleure protection contre la
malaria. « Nos conclusions montrent qu’il y a une forte corrélation entre la fréquence de ce variant et la prévalence de cette maladie infectieuse en Afrique, commente la chercheuse. Partant de là, ce qui nous intéresse désormais c’est de mieux comprendre les mécanismes moléculaires qui gouvernent l’évolution de cette partie si complexe du génome et d’arriver à expliquer comment le système immunitaire évolue dans les populations lorsqu’il est confronté à l’apparition d’un pathogène. »