Campus n°129

Douze ans de révolution affective

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Musique, environnement, ressources humaines, marketing : les sciences affectives sont aujourd’hui partout. Une montée en puissance dans laquelle le Pôle de recherche national dédié à l’étude des émotions est pour beaucoup. Bilan à l’heure où ses travaux vont être repris par l’UNiGE

Destiné à mieux comprendre les émotions et les autres phénomènes affectifs tels que les humeurs et les préférences, le Pôle de recherche national en sciences affectives cessera officiellement ses activités au mois d’août, douze ans après sa création. À son actif, cette structure, mise sur pied par le professeur Klaus Scherer, grâce à l’appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique, affiche pas moins de 1350 articles publiés dans des revues à haut facteur d’impact, 45 livres, dont certains sont depuis devenus des références, une vingtaine de projets de recherche et la conclusion de plus de 350 partenariats
avec des institutions académiques, des fondations ou des entreprises. Un formidable héritage qu’il revient désormais au Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA) – également créé en 2005 – de faire fructifier. Entretien avec son directeur actuel, le professeur David Sander.

Campus : Alors que les sciences affectives étaient balbutiantes en 2005, ce champ est aujourd’hui devenu incontournable dans le paysage scientifique. Quelle est la part de Genève dans ce développement ?
David Sander : La recherche a souvent opposé l’étude de l’émotion à celle de la raison. Ce faisant, elle a souvent négligé l’étude scientifique des émotions pour expliquer le comportement de l’être humain. Aujourd’hui, non seulement de nombreux chercheurs n’opposent plus l’émotion à la raison, mais on a vu se développer une véritable science des émotions. Le fait que l’on puisse étudier les émotions et les autres phénomènes affectifs d’un point de vue multidisciplinaire, en associant la psychologie, les neurosciences, la philosophie, la sociologie, l’histoire, la littérature, l’informatique ou l’économie, est aujourd’hui devenu une évidence pour beaucoup de chercheurs, ce qui pour nous est déjà une immense victoire. Même s’il est difficile de déterminer à quel point notre pôle a joué un rôle causal dans cette aventure, ce qui est certain, c’est qu’au moment de sa création, en 2005, il n’existait pas de structure similaire à la nôtre dans le monde. Depuis, de nombreux laboratoires dédiés aux sciences affectives ont vu le jour, dans de grandes universités. En termes de taille et d’interdisciplinarité, aucun n’est cependant comparable à ce qui a été mis en place en Suisse, et particulièrement à Genève. Pour en arriver là, il a cependant fallu déployer beaucoup d’efforts non seulement en matière de recherche, mais aussi de diffusion d’informations scientifiques, de présence à des conférences ou de publications.

Une discipline scientifique n’existe pas sans fondements théoriques. Dans ce domaine, votre prédécesseur Klaus Scherer, aujourd’hui professeur honoraire de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, a joué un rôle non négligeable…
Nous lui devons en effet énormément : son esprit qui ne connaît pas les frontières disciplinaires, son énergie sans limites, et sa rigueur scientifique sont à l’origine de ce PRN qui fut le premier à être consacré aux sciences humaines
et sociales. Klaus Scherer a laissé son empreinte sur le
développement des sciences affectives non seulement en proposant un des modèles théoriques les plus importants – modèle sur lequel il travaille encore intensément – mais également en contribuant à deux ouvrages fondateurs dans le domaine. Le premier, le Handbook of Affective Sciences, a été publié en 2003 et marque le véritable lancement des sciences affectives en tant que discipline académique. Le second,
le Oxford Companion to Émotion and Affective Sciences, est
paru en 2009. Il s’agit d’une sorte d’encyclopédie présentant les concepts les plus importants du domaine au travers de contributions rédigées par près de 450 auteurs.

On parle aujourd’hui beaucoup d’intelligence émotionnelle. Que faut-il entendre par là ?
L’idée selon laquelle l’émotion est nécessaire à l’intelligence n’est pas nouvelle. Spécialiste des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, le chercheur américain Marvin Minsky soulignait déjà dans son livre La Société de l’esprit (1986) que « la question n’est pas de savoir si des machines intelligentes peuvent avoir des émotions, mais de savoir si des machines peuvent être intelligentes sans émotions ». Le terme « intelligence émotionnelle » a cependant été popularisé en 1995 dans un livre signé par Daniel Goleman. Dans cet ouvrage intitulé Emotional Intelligence. Why it matters more than IQ, le journaliste scientifique américain oppose le quotient intellectuel (QI) au quotient émotionnel (QE), qu’il définit comme la capacité à reconnaître, comprendre et maîtriser ses propres émotions et à composer avec les émotions des autres personnes. Même si du point de vue scientifique, insister sur une telle opposition entre un QE et un QI ne tient pas la route selon moi, l’ouvrage a connu un énorme succès. Et il a eu le mérite de rendre le sujet très populaire non seulement auprès des chercheurs mais aussi des médias, du grand public et des entreprises. Face à cet emballement qui s’est accompagné de nombreuses sollicitations venues notamment du domaine des ressources humaines pour développer de nouveaux modèles de recrutement, les chercheurs avaient le choix : laisser les choses se faire tant bien que mal ou s’emparer du sujet pour faire des études scientifiques concernant les différentes compétences émotionnelles. Notre Centre a choisi la seconde option en contribuant, par exemple, au développement d’un test visant à évaluer l’intelligence émotionnelle dans le monde du travail sur des bases théoriques solides (lire en page 36).

Pour rester dans le domaine de la science appliquée, le Pôle collabore depuis 2005 avec le fabricant d’arômes et de parfum Firmenich. Dans quel but ?
Il s’agit d’un magnifique projet de recherche conjoint qui vise à mieux comprendre les liens entre les odeurs et les émotions. Pour cela, nous étudions les réactions émotionnelles aux odeurs avec des mesures verbales, comportementales, psychophysiologiques et cérébrales. Dans ce cadre, nous avons notamment créé un système d’échelle (la Emotion and Odor Scale, EOS) permettant d’évaluer les différentes émotions liées à l’olfaction et de mettre en évidence des différences culturelles. Nous avons également travaillé sur les liens entre la structure chimique d’un arôme ou d’un parfum et les réactions émotionnelles que celui-ci suscite, notamment sur le plan cérébral.

Un mot sur le projet GRID?
C’est un instrument unique qui permet d’analyser précisément la signification des termes émotionnels. Ce questionnaire, développé par des chercheurs du Centre en collaboration avec des collègues issus de 34 pays différents, s’est intéressé à 24 émotions différentes et à 144 caractéristiques émotionnelles. Il a été utilisé dans plus de 20 langues et cultures différentes à travers le monde et il est possible que les connaissances acquises grâce à lui se traduisent prochainement en de multiples applications, comme par exemple l’analyse automatique du sentiment dans les textes.

Vous avez également développé l’un des premiers instruments permettant d’évaluer les émotions d’un individu sur la base de ses mouvements corporels. De quoi s’agit-il?
Pour communiquer ses émotions et décrypter celles des autres, chaque individu se base sur une foule de signes non verbaux relayés de façon consciente ou non par le visage, la voix ou les mouvements corporels. Or, chacun de ces canaux possède un langage qui lui est propre et qu’il faut apprendre à décoder. C’est la vocation du système Body Action and Posture (BAP) développé par nos chercheurs en complément des très nombreuses recherches qui existent déjà sur le visage et la voix. Cet outil établit une liste de mouvements élémentaires du corps dont les combinaisons visent à reconstruire n’importe quelle posture émotionnelle.

Toutes ces innovations sont potentiellement intéressantes pour l’industrie, qui pourrait être tentée de les utiliser à des fins strictement commerciales. Pour vous, où se situe la limite ?
Notre centre est dédié à la recherche fondamentale. Nous sommes toujours désireux d’évaluer des opportunités de collaboration avec des chercheurs, souvent très compétents, qui travaillent dans des institutions privées. Cependant, il est indéniable que nous recevons également des demandes émanant d’institutions privées qui concernent des applications concrètes, notamment pour évaluer les émotions suscitées par tel ou tel produit. En tant que centre universitaire, nous sommes cependant très réticents à l’idée d’utiliser les sciences affectives dans une perspective qui viserait à influencer le consommateur en jouant sur des émotions qui sont indépendantes des qualités intrinsèques d’un produit donné. De la même manière, nous avons refusé d’entrer en matière lorsque certaines grandes entreprises nous ont demandé de mener des recherches qui n’aboutiraient pas à une publication.

Au niveau de la recherche fondamentale, qui reste votre vocation première, quels sont les points forts du Pôle?
De par notre orientation interdisciplinaire, nous couvrons des thématiques très variées, avec des approches qui concilient la psychologie, les neurosciences, la philosophie, la sociologie, l’histoire, la littérature, l’informatique ou encore l’économie. De manière plus concrète, notre Centre a permis de réelles avancées en termes de recherche fondamentale sur des sujets aussi divers que les modèles théoriques des émotions, le cerveau émotionnel, les déterminants et conséquences du stress, le déclenchement d’une émotion spécifique, les réponses émotionnelles dans l’organisme, la compréhension et la reconnaissance des émotions d’autrui et la régulation de ses propres émotions, le rôle des valeurs dans les émotions, les effets émotionnels des odeurs, le rôle de l’émotion dans la musique et d’autre formes d’art, les émotions dans le monde du travail, les liens entre émotions et langage, l’importance des contextes historiques et socioculturels, les troubles émotionnels, les effets des émotions sur de nombreux processus cognitifs tels que l’attention, la mémoire et la prise de décision ou encore l’« affective computing ».

Que recouvre ce dernier terme ?
Ce champ, que l’on pourrait traduire par « informatique affective », est apparu dans les années 1990, avec pour ambition de développer des systèmes informatiques capables de reconnaître les émotions d’autrui, de produire des expressions émotionnelles adaptées et, pourquoi pas, de ressentir des émotions.

Ce qui pour l’heure relève de la pure science-fiction…
De façon intuitive, tout le monde a effectivement tendance à penser que la chose est impossible. Cependant, si l’on admet, d’une part, que certains ordinateurs sont aujourd’hui capables de battre n’importe quel être humain aux échecs et que, d’autre part, les principes de fonctionnement qui régissent le cerveau émotionnel ne sont pas de nature différente de ceux qui régissent d’autres processus psychologiques (p.ex., ceux mis en œuvre lorsque l’on joue aux échecs), cette perspective devient envisageable. Avant d’en arriver là, il faudra toutefois régler beaucoup de questions conceptuelles et techniques certes, mais aussi éthiques. Car si le bénéfice de pouvoir disposer d’un robot programmé pour être toujours patient et disponible est évident, le risque d’être confronté un jour à une machine réellement en colère l’est tout autant.

En dehors de ses travaux de recherche, le Pôle a également une mission d’enseignement et de service à la cité. Quel est le bilan dans ces deux domaines ?
Nous avons mis sur pied une école doctorale au niveau national, qui a décerné 86 doctorats, tandis que 53 autres sont en cours. Grâce au soutien de Swissuniversities, sa pérennité est assurée jusqu’en 2020. Sur le plan de la communication, le PRN a organisé de nombreuses actions destinées au grand public au cours de ces douze ans d’activité, dont une exposition qui a connu un grand succès au Muséum de Neuchâtel, ainsi que plusieurs interventions au Musée de l’Élysée ou au Montreux Jazz Festival. Notre communication a par ailleurs été citée plusieurs fois en exemple par le FNS pour son travail auprès des musées et des institutions culturelles.

La poursuite du développement de votre champ de recherche est assurée par l’existence du Centre interfacultaire en sciences affectives. Comment se dessine son avenir ?
La fin du PRN ne marque pas celle de nos activités. Celles-ci vont trouver un prolongement naturel au sein du CISA dont la moitié du budget est aujourd’hui assurée par des fonds qui ne sont pas liés au Pôle. Grâce à des fonds européens et à des projets du FNS notamment, le CISA a par ailleurs toute une série de nouveaux projets qui sont organisés autour de quatre axes principaux.

Lesquels ?
Le premier porte sur les émotions et l’art. Il s’inscrit dans la lignée des travaux que nous avons déjà menés sur la musique ou la littérature. Le second concerne la santé dans une acception large qui comprend non seulement la psychiatrie et les troubles émotionnels mais également tout ce qui touche au bien être. Peut-être plus original, le troisième s’attachera aux relations entre émotion et conflit. En collaboration avec des organisations internationales, il s’agira de mettre sur pied des stratégies de régulation des émotions et des méthodes d’entraînement en collaboration notamment avec les médiateurs pour mieux comprendre la manière dont la gestion des émotions des différentes parties pourrait faciliter le processus de résolution des conflits. Enfin, le dernier axe est consacré au rôle des émotions dans l’éducation et plus particulièrement en milieu scolaire avec l’idée d’utiliser les émotions positives non seulement pour améliorer le climat scolaire et le bien-être des élèves mais également leurs performances en termes d’apprentissage.

La boîte à outils des sciences affectives


Pour mener leurs recherches, les membres du pôle de recherche en sciences affectives utilisent les technologies les plus avancées. Ils disposent d’installations et d’équipements de pointe en matière d’études comportementales, psycho-physiologiques et neuroscientifiques :
• la plateforme immersive haut de gamme de réalité virtuelle, qui peut être associée à des dispositifs d’enregistrement physiologique et d’administration contrôlée d’odeurs.
• le laboratoire du sommeil, pour mesurer les activités cérébrales et physiologiques pendant le sommeil et tester les effets des émotions ressenties avant l’endormissement sur les processus cognitifs au réveil.
• les dispositifs de suivi oculaire, pour enregistrer l’attention visuelle et la direction du regard.
• la stimulation magnétique transcrânienne (TMS), qui influence le fonctionnement de zones cérébrales ciblées, permettant aux chercheurs d’étudier les mécanismes cérébraux
• du matériel audiovisuel et des logiciels, pour l’enregistrement et l’analyse du comportement non verbal (expressions faciales, vocales et corporelles).
• des dispositifs olfactifs et gustatifs, pour l’étude des émotions liées aux expériences chimio-sensorielles.
• un appareil pour l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle de 3 teslas qui permet de mesurer l’activité cérébrale lorsque des participants réalisent diverses tâches pouvant impliquer différentes réactions émotionnelles.
• des enregistrements psychophysiologiques tels que le rythme cardiaque et respiratoire, la réponse cutanée et l’électromyographie (activation des tissus musculaires)
• l’électroencéphalographie (EEG), qui fournit des informations sur la vitesse et la dynamique de l’activité cérébrale, mesurée à la surface du crâne ou dans des contextes cliniques, tels que la maladie de Parkinson, directement à l’intérieur du cerveau.