Campus n°129

Les compétences émotionnelles s’installent au bureau

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Unique en son genre, le test de mesure des compétences émotionnelles dans le contexte professionnel développé par les chercheurs du CISA offre une meilleure prédictibilité que les évaluations traditionnellement utilisées lors des recrutements. Présentation

Arrivée à son entretien d’embauche avec une demi-heure de retard, Janice* en ressort quelques minutes plus tard, le job en poche. Le calme et la maîtrise dont elle a fait preuve ont en effet emporté l’adhésion de ses examinateurs. Le hic, c’est que la jeune fille avait mal noté l’heure de son rendez-vous et pensait même avoir un peu d’avance… Relaté au mois d’avril dernier par le très sérieux New York Times, cet épisode illustre bien le côté aléatoire qui caractérise les procédures
de recrutement traditionnelles. Des méthodes qui laissent une large part à la subjectivité et qui, au final, débouchent le plus souvent sur une sélection « au feeling ». Avec le risque de se tromper de cible, comme dans le cas de Janice qui, selon les dires de ses proches, aurait sans doute paniqué si elle avait eu conscience de la situation.
Un tel quiproquo ne se serait probablement pas produit si ses employeurs avaient utilisé le Geneva Emotional Competences Test (GECO). Développé au sein du Pôle de recherche national en sciences affectives avec la collaboration de l’entreprise bernoise Nantys, cet outil, qui n’a pour l’instant pas d’équivalent sur le marché, permet en effet d’évaluer les compétences émotionnelles au travail de manière objective et avec une plus grande valeur prédictive que la plupart des méthodes utilisées aujourd’hui par les spécialistes des ressources humaines. Explications avec Marcello Mortillaro, responsable de l’unité « sciences affectives appliquées » du Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA).
« Dans le monde du travail, on parle aujourd’hui beaucoup de l’importance des « soft skills », explique le chercheur. Mais il reste difficile de mesurer objectivement ces compétences non techniques ou ce que l’on pourrait appeler le « savoir être professionnel .» Le test que nous avons mis au point vise à combler cette lacune en évaluant non pas le quotient intellectuel d’un candidat donné mais ses compétences émotionnelles (lire ci-contre). Différentes études ont en effet démontré qu’un lien pouvait être établi entre l’intelligence émotionnelle d’une personne et ses performances, ses aptitudes à diriger ainsi que son degré de satisfaction professionnelle. »
Contrairement à la majorité des tests psychologiques utilisés aujourd’hui dans les entreprises, le GECO ne repose pas sur une logique d’autoévaluation mais sur les « comportements » que les personnes évaluées jugent plus appropriés face à des situations émotionnelles typiques dans le monde du travail. Plutôt que de demander au candidat de définir ce qu’il ressent dans telle ou telle situation, il s’agit ici de réaliser une série de tâches dont le résultat ne peut être que juste ou faux et donc de mesurer des performances à un instant « T ».
Commercialisé en Suisse par Nantys, sous le nom de EMCO4, le test est disponible en ligne et nécessite environ une heure. La capacité à identifier les émotions ressenties par des personnes tierces est évaluée à l’aide de plusieurs séquences audio et vidéo tirées de la base de données de visages, de voix et de gestes mises au point par le Cisa (Geneva Emotional Multimodal Portrayals).
Une série de mises en situation permet ensuite de déterminer la faculté à comprendre les émotions de tierces personnes – autrement dit à se mettre à la place d’autrui –, ainsi que la manière dont le candidat gère ses propres émotions. À cet égard, le test permet d’opérer une distinction entre les stratégies qui sont adaptées à tel ou tel cas de figure (accepter la situation, relativiser, se concentrer sur des pensées positives, se projeter dans l’avenir) et celles qui ne le sont pas (tout voir en noir, rejeter la faute sur autrui, ressasser ses pensées négatives, culpabiliser).
Enfin, la gestion des émotions – c’est-à-dire la capacité à traiter de manière adéquate les émotions de tierces personnes et à y réagir de façon à éviter les conflits – fait également l’objet d’une analyse.
L’exercice vise également à déterminer les stratégies le plus fréquemment utilisées par le candidat. Un individu privilégiant l’adaptation aura ainsi tendance à accepter les raisons de l’autre quitte à compromettre ses propres buts ou intérêts, tandis qu’une stratégie d’évitement consistera à pratiquer la politique de l’autruche. Jugé
efficace essentiellement lorsqu’il s’agit de trouver des solutions temporaires ou à court terme, le compromis conduit, quant à lui, chaque partie concernée à céder du terrain. À l’inverse, la stratégie dite de compétition se résume à une forme de « c’est toi ou moi » qui implique le plus souvent un déséquilibre hiérarchique marqué entre les parties concernées. Dernier cas de figure, la collaboration passe par une volonté de résoudre
les problèmes en commun et une interaction créative entre les personnes concernées.
À l’issue du test, un rapport personnalisé permet de synthétiser les résultats, d’évaluer le niveau général du candidat et de mettre en évidence ses atouts ainsi que ses éventuelles lacunes.
« Cet outil ne constitue pas la panacée, observe Marcello Mortillaro. Dans le domaine du travail, prendre en considération les compétences cognitives et la personnalité pour essayer de prédire le comportement d’un futur employé suffisent le plus souvent. En revanche, c’est devenu pratiquement la règle pour des fonctions qui impliquent des interactions avec la clientèle, du travail en équipe ou pour les top managers qui sont souvent confrontés à un grand stress émotionnel. Au-delà de la note obtenue, cet outil permet par ailleurs d’obtenir un feedback neutre, impartial et objectif sur la manière dont on gère nos émotions. Partant de ce constat, on peut ensuite travailler sur des points spécifiques et tenter d’améliorer ce qui peut l’être par le biais d’entraînements adaptés, sujet sur lequel nous sommes justement en train de travailler actuellement afin de pouvoir offrir un suivi aux personnes qui passent notre test. »
D’autant plus parlantes qu’elles sont corrélées au quotient intellectuel, les compétences émotionnelles suscitent aujourd’hui un très vif intérêt de la part des milieux économiques. Pour y répondre, les chercheurs du CISA développent actuellement une version en italien de GECO, qui existe pour l’instant en français, en anglais et en allemand, tout en envisageant les possibilités de développer de nouvelles licences permettant sa commercialisation à l’étranger.
Quant aux chercheurs qui souhaiteraient utiliser ce programme pour leurs travaux, il leur suffit de s’adresser au CISA pour obtenir l’accès à la version non commerciale du GECO.
* Prénom fictif

L’invention du quotient émotionnel


Le concept d’intelligence émotionnelle (EI) a été théorisé en 1990 par les psychologues Peter Salovey et John Mayer. Selon la définition qu’en donnent les deux chercheurs américains, il renvoie à « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ».
L’EI doit toutefois une grande partie de sa popularité actuelle auprès des médias et de l’opinion en général à Daniel Goleman, un journaliste américain spécialisé dans la vulgarisation scientifique dont l’ouvrage fondateur Emotional Intelligence (1995) s’est vendu à 5 millions d’exemplaires dans le monde avant de connaître plusieurs suites tout aussi rentables sur le plan éditorial.
Alors que la plupart des études menées sur le sujet montrent qu’il existe une forte corrélation entre les deux, Daniel Goleman, dont la méthode n’est pas toujours d’une rigueur scientifique à toute épreuve, n’hésite pas à opposer l’intelligence émotionnelle au quotient intellectuel, dont il estime l’importance moindre.
« De notre côté, nous préférons parler de « compétences émotionnelles », précise Marcello Mortillaro, responsable de l’unité de recherche appliquée du CISA. Même si certains éléments du QI, comme les compétences verbales, peuvent être améliorés, l’intelligence cognitive est généralement perçue comme quelque chose de donné qui ne varie pas beaucoup au fil de l’existence. Ce n’est pas le cas dans le registre émotionnel où beaucoup de choses peuvent être améliorées avec un entraînement adapté. »