Campus n°129

La classification des communautés végétales mise au net

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Les plantes vivent toujours en association avec d’autres espèces. Une équipe de phytosociologues vient de publier le premier système de classement hiérarchisé et uniformisé pour toutes les communautés végétales d’Europe

«Sapinières hyperacidiphiles, mésophiles, froides à lycopodes», «végétation pionnière sur sols acides et peu profonds sur des affleurements rocheux siliceux des vallées alpines», « pelouses pérennes et steppes médio-européennes»… Les biologistes ont toujours classé le monde du vivant dans des cases dûment étiquetées afin de pouvoir mieux les étudier.
Ils l’ont fait avec les espèces qu’ils ont assemblées en genres, puis en familles et ainsi de suite. Visant à mieux rendre compte de la complexité du tapis végétal recouvrant la planète, la phytosociologie tente de faire de même non pas avec des espèces considérées séparément mais en prenant comme unité de base des communautés végétales entières, c’est-à-dire des associations de plantes partageant un même espace. Encore faut-il s’entendre sur le classement et les noms à donner à chacune des cases.
Fruit de près de sept ans d’un travail sans relâche, un article, paru en décembre 2016 dans un supplément de la revue Applied Vegetation Science, propose pour la première fois un système de classification hiérarchique uniformisé des communautés végétales européennes ainsi qu’une nomenclature expurgée de quantités de doublons, synonymes et autres erreurs qui l’ont longtemps émaillée. Explications avec Jean-Paul Theurillat, chargé de cours au Département de botanique et biologie végétale (Faculté des sciences) et qui est un des principaux auteurs de l’étude.
« Notre travail a abouti à trois systèmes de classification, précise le chercheur. Le premier comprend les communautés de plantes dominées par les plantes vasculaires (EuroVegChecklist 1, ou EVC1), le deuxième par les mousses et les lichens (EVC2) et le troisième par les algues (EVC3). En tout, nous avons défini et nommé 149 classes, elles-mêmes divisées en 377 ordres regroupant à leur tour près de 1200 alliances dans lesquels on peut ranger toutes les associations de plantes d’Europe selon une méthode que nous détaillons également dans l’article. »
Les auteurs ont aussi développé un logiciel, EuroVegBrowser, permettant de s’y retrouver au milieu de tous ces concepts. Le programme comprend entre autres quelque 16 000 espèces de plantes permettant de déterminer la classification d’une communauté végétale donnée.
Une forêt de tilleuls du Bas-Valais, par exemple, désigne un espace, généralement en pente ou marqué par des éboulis, dans lequel se côtoient le tilleul à larges feuilles, le frêne, l’érable, l’orme, ainsi que le tilleul à petites feuilles. Le tout peut être orné, entre autres, de clématite et de tamier tandis que le sol est souvent tapissé de campanule fausse raiponce, de mercuriale, de campanule gantelée ou encore de mélitte à feuilles de mélisse.
Sur la base de ces renseignements, il est possible de placer cette communauté végétale assez luxuriante dans le système EVC. Elle fait d’abord partie de la classe très vaste appelée Carpino-Fagetea sylvaticae qui rassemble les forêts tempérées mixtes et à feuilles caduques d’Europe tempérée, d’Anatolie, du Caucase et de Sibérie du Sud. Elle est ensuite placée dans l’ordre plus spécifique des Aceretalia pseudoplatani, c’est-à-dire les forêts d’érables et de tilleuls sur des éboulis et des ravins de la zone némorale de l’Europe tempérée. Et on peut finalement la ranger dans l’alliance des Melico-Tilion platyphylli, autrement dit les forêts de tilleuls thermophiles sur les pentes d’éboulis à basse altitude des régions méridionales d’Europe centrale.

Critères différents

Contrairement à la classification des espèces, qui sont liées entre elles par le phénomène de l’évolution, celle des associations de plantes suit des critères très différents. L’idée consiste à diviser le tapis végétal d’une région en unités distinctes dont le contenu en plantes serait déterminé par la combinaison d’une série de paramètres tels que les aires de répartition des espèces, la nature du sol, le climat, la température, l’altitude, la pente, l’exposition au soleil, etc.
En d’autres termes, deux parcelles présentant les mêmes caractéristiques ont de fortes chances de comporter – plus ou moins – le même contenu et la même structure. Les possibilités restent toutefois innombrables. Chaque année, la littérature spécialisée rapporte des centaines de nouvelles communautés ou groupements de communautés végétales.

Découpage scientifique

« De tout temps, l’être humain a classifié son environnement, note Jean-Paul Theurillat. Il a rapidement séparé les forêts des prairies, des éboulis et autres bords de rivière. Et il a donné à ces espaces des noms tels que pampa, steppe, maquis, garrigue, lande, pré, pelouse, etc. mais il s’agit là d’une classification intuitive du paysage. Notre travail consiste à donner une base scientifique à ce découpage afin de pouvoir étudier le tapis végétal qui représente un moteur essentiel de la vie sur Terre tout en étant un système d’une très grande complexité. L’effort de nomenclature que nous venons de fournir est donc essentiel pour notre discipline. Il l’est aussi dans l’optique de l’aménagement du territoire et de la conservation de la nature. »
Il ne suffit pas, en effet, d’affirmer qu’une éventuelle future autoroute entraînera la destruction d’une hêtraie, par exemple. Pour un phytosociologue, il existe des dizaines de hêtraies différentes, ayant toutes leurs propres caractéristiques. Certaines sont plus rares ou plus délicates que d’autres et méritent peut-être un plus grand effort de sauvegarde à cause des espèces ou des associations d’espèces menacées qu’elles renferment. D’où la nécessité de nommer avec précision ces communautés.
Il existe d’ailleurs désormais une liste rouge européenne des milieux en péril*.
Anton Vos
* http ://ec.europa.eu/environment/nature/knowledge/redlist_en.htm

La phytosociologie, une science née aux Grisons

Comme toute discipline scientifique qui se respecte, la phytosociologie, c’est-à-dire l’étude des associations de plantes, est traversée par différentes écoles de pensée. En l’occurrence, il en existe deux principales, une centro-européenne et une anglo-saxonne, proposant chacune leur propre méthode de détermination d’une communauté végétale. La première, celle qui est utilisée dans l’article paru dans la revue Applied Vegetation Science (lire ci-dessus), porte le nom du botaniste autodidacte grison Josias Braun-Blanquet (1884-1980) qui en a jeté les bases au début du XXe siècle et qui est considéré comme le fondateur de la phytosociologie.
Neveu d’un commerçant de graines et lui-même formé comme employé de banque, Josias Braun s’intéresse très tôt aux plantes, notamment celles recouvrant les alpages surplombant Coire. C’est grâce à la qualité de ses travaux et à une rencontre fortuite avec Carl Schröter, professeur de géobotanique à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, qu’il entre dans le monde académique. Il rencontre notamment le botaniste genevois Paul Chenevard, auteur de la première flore du Tessin, qui l’invite à des excursions. Il obtient ensuite une place d’assistant à l’EPFZ et publie notamment un ouvrage sur la végétation des Alpes lépontines. Peu après, il travaille durant une année dans une banque à Genève, où il rencontre d’autres botanistes de premier plan tels que Robert Buser, conservateur de l’herbier de Candolle, et John Briquet, conservateur du Jardin botanique de Genève.
Mais le fait de ne pas détenir de titre universitaire l’empêche de réaliser une thèse. En Suisse du moins.
Sa renommée et ses contacts lui ouvrent les portes ailleurs. Il décroche ainsi un poste de doctorant à l’Université de Montpellier. Il y croise Gabrielle Blanquet, qui devient sa femme quelques années plus tard. Selon la tradition grisonne, il accole le nom de famille de son épouse au sien.
En 1928, Josias Braun-Blanquet rédige son chef-d’œuvre, Pflanzensoziologie. Grundzüge der Vegetationskunde, qui est traduit en anglais en 1932 et lui assure une diffusion internationale. En 1930, il fonde à Montpellier la Station internationale de géobotanique méditerranéenne et alpine (SIGMA) dont il devient le directeur.
Il meurt dans la ville occitane en 1980 après avoir reçu de nombreuses distinctions, dont la médaille d’or de la Société linnéenne de Londres en 1974.