Campus n°129

Théodore de Bèze en toutes lettres

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Quatre siècles après la mort du successeur de Jean Calvin, sa correspondance complète est enfin éditée. Fruit de près de six décennies de labeur, elle rassemble quelque 3000 lettres réparties en 43 volumes

C’est un monument qu’il a fallu près de soixante ans pour ériger. Lancée en 1960, l’édition de la correspondance de Théodore de Bèze est aujourd’hui achevée. Répartie en 43 volumes, elle rassemble sur près de 12 500 pages – et selon un ordre chronologique – 2792 lettres envoyées ou reçues par l’héritier spirituel de Calvin entre 1539 et 1605. Un gigantesque corpus, pour l’essentiel en langue latine, qui constitue une source de premier plan pour tout ce qui touche à l’histoire religieuse, politique et intellectuelle de la seconde partie du XVIe siècle. Retour sur cette formidable aventure éditoriale en compagnie de Béatrice Nicollier, chercheuse associée à l’Institut d’histoire de la Réformation de l’UNIGE et cheville ouvrière du projet depuis 1977.

Faux départ

Comme celle de la plupart des grandes figures de la Réforme, la correspondance de Jean Calvin – soit près de 4200 pièces – a été publiée à la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion de l’histoire positiviste et de son amour immodéré pour les sources. En toute logique, celle de son successeur direct aurait dû suivre dans la foulée. Le projet est en tout cas mis sur les rails dès 1903 par un certain Hyppolite Aubert. Directeur de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, ce dernier se retrouve libre de tout engagement après un conflit avec les autorités. À 40 ans, il décide dès lors de consacrer l’essentiel de son énergie à la publication de la correspondance française de Théodore de Bèze ainsi qu’à celle de ses échanges avec le successeur de Zwingli à Zurich, Heinrich Bullinger. Miné par une longue maladie, Hyppolite Aubert s’éteint en 1923 sans être parvenu à publier la moindre ligne. Il laisse cependant à la postérité un lot de 1840 lettres recopiées par ses soins et conservées depuis 1915 par le Musée d’histoire de la Réformation.

Les années volontaires

Elles y dormiront jusqu’au lendemain du second conflit mondial. Relancé par le Musée historique de la Réformation en 1945, le projet est alors revu à la hausse puisqu’il s’agit cette fois de publier, selon un ordre chronologique, l’ensemble des lettres envoyées et reçues par le fondateur de l’Académie. Avec le soutien du Fonds national de la recherche scientifique (qui finance un poste) et beaucoup de bonne volonté, une petite équipe ne comptant ni ses heures ni son salaire est constituée.
À la baguette : Henri Meylan, professeur d’histoire de l’Église à l’Université de Lausanne, bientôt rejoint à titre bénévole par l’archiviste-paléographe Alain Dufour, également patron des éditions Droz. Autour d’eux – puis du seul Alain Dufour, qui mettra son érudition hors du commun au service de ce projet jusqu’à son décès survenu ce printemps – une équipe au sein de laquelle se relayeront une petite quinzaine de collaborateurs.

Un Réformateur au couvent

Commence alors un véritable travail de fourmi dont la première étape consiste à dresser l’inventaire d’un corpus bien localisé mais relativement dispersé. Outre les documents rassemblés par Hyppolite Aubert au début du XXe siècle, le Musée d’histoire de la Réformation abrite également près d’un tiers des lettres adressées à Bèze, documents qui ont été conservés par la famille Tronchin jusqu’en 1937.
Zurich détient de son côté un fonds soigneusement classé contenant 400 missives envoyées par Bèze à ses homologues alémaniques (Heinrich Bullinger, bien sûr, mais aussi Rudolf Gwalther ou Hans Wilhelm Stucki).
De manière un peu paradoxale, c’est au couvent catholique de Sainte-Geneviève, à Paris, qu’il faut se rendre pour consulter, sous la cote « Epistolae haereticorum », un lot contenant 300 copies anciennes réalisées par un correspondant silésien du Réformateur genevois nommé Jacques Monau et léguées au couvent parisien par son petit-neveu au moment de la conversion de celui-ci au catholicisme.
Restées très difficiles d’accès aux chercheurs jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, près de 800 autres lettres – dont une grande partie sont des échanges avec Calvin – dorment à Gotha, cité thuringienne intégrée à la République démocratique allemande en 1949. Portant une cote russe (ils ont été saisis par les Soviétiques pendant une dizaine d’années), ces documents proviennent de la bibliothèque personnelle de Théodore de Bèze, vendue en viager en 1598 pour la somme de 600 écus au baron tchèque Wenceslas Morkowsky de Zastrisel.
Enfin, on trouve également quelques documents référencés à Bâle, à Berne, à Schaffhouse, à Neuchâtel, à Brême, à Marbourg, à Nuremberg, à Stuttgart, à Oxford, à Londres, à Édimbourg, à Prague, à Cracovie et même dans la bibliothèque du Vatican, à Rome.
Afin de ne pas passer à côté d’une pièce importante, le duo Meylan-Dufour décide de dresser un répertoire de toutes les lettres connues de Bèze complété d’un questionnaire qui est envoyé sur papier carbone à une centaine de bibliothèques et de dépôts d’archives situés en Europe et aux Etats-Unis. Complété au fil de l’avancement des travaux, cet inventaire a depuis été transformé en une base de données qui sera prochainement accessible au public.

Les limiers des lettres

Ce tour d’horizon effectué, il s’agit dès lors de se confronter à l’édition de cette immense masse de manuscrits pour l’essentiel rédigés en latin. « Avec le temps, on s’habitue à la main de Bèze, ce qui rend le travail de déchiffrage moins ardu, témoigne Béatrice Nicollier. Mais à chaque fois qu’on se trouve confronté à un nouveau correspondant, il faut prendre le temps de se former l’œil pour être en mesure de décoder ce qui est écrit. »
Et ce n’est pas la seule difficulté de l’exercice. Outre la rédaction du bref résumé en langue française qui précède chaque lettre, il faut parfois un patient travail de détective pour déterminer l’identité d’un correspondant – ils ne sont pas tous des personnes connues – la référence à un événement cité de manière
allusive ou une citation biblique.
Les lettres n’étant pas systématiquement datées, il arrive par ailleurs qu’elles soient difficiles à replacer dans l’ordre chronologique. « Dans ce genre de cas, il vaut mieux procéder par recoupements successifs, précise Béatrice Nicollier. À partir d’un point de détail comme la réception d’un ouvrage, la mention d’une bataille ou l’allusion au voyage de telle personnalité, on arrive ainsi progressivement à ranger le document concerné au bon endroit. » Enfin, et ce n’est pas la moindre des tâches, il faut renseigner un index rassemblant les noms de personnes et de lieux pour chacune des 2792 lettres traitées.

Témoignage et trahison

Achevé avec la parution ce printemps d’un 43e et dernier volume, ce gigantesque travail d’édition a pour vocation première de « faciliter les recherches et les travaux de ceux qui se penchent sur la vie et l’œuvre de premier Recteur de l’Académie », comme le précise Jacques Courvoisier, alors lui-même Recteur de l’Université, dans la préface du premier tome. Et de fait, il constitue une source exceptionnelle pour éclairer l’évolution de l’histoire des idées au cours de la seconde partie du XVIe siècle, période nettement moins bien documentée que les cinquante ans qui précèdent. Ceci pour deux raisons au moins.
La première est liée à la nature des documents publiés. En effet, comme le rappelait Henri Meylan dans les premières années de ce vaste chantier, « ceux qui ont écrit ou dicté ces lettres sont plus que des témoins, ils sont des acteurs qui s’expliquent, qui se racontent, qui se trahissent parfois ».
La seconde tient à l’envergure de la personnalité qui se trouve au centre de ces échanges. Chef spirituel du protestantisme réformé depuis la mort de Calvin en 1564, exégète, diplomate et historien, Théodore de Bèze dispose en effet d’un réseau digne d’un chef d’Etat. Outre les puissants (Henri de Navarre, Jeanne d’Albret, le prince de Condé, le landgrave de Hesse, Elizabeth I), il est en contact avec près de 500 correspondants qui le tiennent informé d’à peu près tout ce qui se passe d’important aux quatre coins de l’Europe.
« Dans le cadre des guerres de religion, il y a cependant sans cesse de fausses nouvelles qui circulent dans chaque camp, commente Béatrice Nicollier. À l’image de ce qui se passe avec les « fake news » aujourd’hui, il faut donc souvent faire le tri entre ce qui relève de la rumeur et ce qui peut être considéré comme crédible. Ce qui est également très frappant dans l’ensemble de cette correspondance, c’est la permanence d’un sentiment d’inquiétude. Jusqu’à ses derniers jours, Bèze, qui meurt trois ans seulement après l’épisode de l’Escalade, redoute en effet l’émergence d’une coalition entre le pape, le roi de France et la couronne d’Espagne qui pourrait définitivement balayer la Réforme. Cette crainte est difficile à imaginer avec le recul dont nous disposons aujourd’hui mais à l’époque, elle est extrêmement présente. »

Vincent Monnet