Campus n°130

Une bactérie à vinaigre capable de produire de la cellulose à foison

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Une bactérie acétique, qui transforme l’alcool en vinaigre, est capable de produire de la cellulose en grande quantité lorsqu’elle est mise en culture dans du jus de fruits frais. Un groupe de recherche aimerait concevoir un bioréacteur produisant cette précieuse substance en continu.

François Barja sort d’un récipient une « feuille » de cellulose pure de près d’un millimètre d’épaisseur. Elle est translucide et gluante au toucher. Le chargé de cours au Département de botanique et biologie végétale (Faculté des sciences) l’étire pour montrer sa résistance. « Ce sont des bactéries spéciales mises en culture dans du jus d’orange qui ont fabriqué cela en une journée, explique-t-il. Cette cellulose est biocompatible et dépourvue de contaminants. Elle ne nécessite aucune purification additionnelle une fois les bactéries éliminées. Mon objectif consiste à mettre au point un prototype de bioréacteur capable de produire une cellulose de ce type en continu, en quantités importantes et, surtout, à moindre coût. »
À l’heure actuelle, la cellulose, utilisée dans de nombreux secteurs de l’industrie comme ceux de la papeterie, la pharmacie, l’agroalimentaire ou encore du textile, est produite essentiellement à partir de plantes, en particulier du coton et du bois. Ce polymère composé de glucose est en effet le principal constituant des parois des cellules végétales. Obtenir de la cellulose pure via cette filière de production nécessite toutefois un traitement de purification chimique lourd et polluant.
« La demande pour une cellulose de très grande qualité, notamment dans le secteur biomédical, est en pleine croissance, précise le chercheur genevois. Dans ce contexte, celle produite par des bactéries, biocompatible et biodégradable, devient de plus en plus intéressante. »
Les bactéries produisent en effet naturellement de la cellulose pour se maintenir à la surface du milieu dans lequel elles se développent afin de pouvoir capter l’oxygène dans l’air indispensable à leur survie (les bactéries en question sont strictement aérobies). Cela leur permet également de s’imposer face aux autres micro-organismes de l’environnement. Le problème, c’est que jusqu’à présent, la production de cellulose par les bactéries est un processus au rendement trop faible et trop coûteux (notamment en raison du recours à des milieux de culture synthétiques onéreux) pour être rentable, ce qui explique que cette méthode reste peu utilisée.
François Barja aimerait changer cet état de fait. Et il dispose pour cela d’un atout de toute petite taille : une bactérie acétique (qui transforme l’alcool en acide acétique ou vinaigre) nommée Komagataeibacter europaeus 5P3. Isolée dans son laboratoire il y a quelques années à partir du vinaigre de vin, cette championne produit en quantité exceptionnelle de la cellulose de qualité semi-industrielle, très pure, ne contenant pas de lignine ni d’hémicellulose et présentant un haut degré de polymérisation.
« Au cours des premières expériences réalisées avec cette bactérie, la cellulose ne nous intéressait pas, note François Barja. Nous étions en effet concentrés sur l’identification et sur la caractérisation génomique des bactéries acétiques présentes dans différents types de vinaigre. En réalité, ce foisonnement de matière translucide nous gênait beaucoup dans notre travail. Il y a un peu plus d’un an, nous avons décidé de nous intéresser aussi à cette nouvelle particularité. Nous avons alors commencé à développer des dispositifs expérimentaux qui pourraient servir de prototypes à des bioréacteurs. »
Fidèle à sa logique de réduction des coûts, le chercheur genevois décide d’utiliser du jus de fruits comme milieu de culture. Après plusieurs essais avec des mangues, des pommes ou encore des ananas, son choix s’est arrêté sur le jus d’orange, qui s’est avéré le plus efficace de tous. La seule contrainte est de disposer de fruits frais pressés – le processus ne fonctionnant pas avec une boisson à base de concentré.
Une fois au point, le bioréacteur doit permettre d’optimiser et de contrôler les paramètres physico-chimiques (densité d’inoculation, acidité, concentration des sucres, source d’azote, température, vitesse d’agitation, aération…) intervenant dans la croissance bactérienne et, par conséquent, dans la production de cellulose.
« De manière générale, il est difficile de travailler avec les bactéries acétiques, admet François Barja. Elles sont assez capricieuses. On ne sait jamais exactement quand elles vont se mettre en activité ni quand elles vont s’arrêter. Cela dit, d’après les données disponibles dans la littérature scientifique, nous obtenons de meilleurs résultats en termes de rendement que d’autres groupes de recherche. De notre côté, nous attendons de pouvoir faire mieux encore avant de publier sur le sujet. »
En attendant, le scientifique genevois, en collaboration avec d’autres centres de recherche, s’est lancé dans la création de souches génétiquement modifiées de la bactérie Komagataeibacter europaeus 5P3. L’objectif consiste à améliorer encore ses performances mais aussi à jouer sur des paramètres différents, tels que la densité des réseaux de glucose dont est constituée la cellulose ou encore le comportement des bactéries.
Les applications de la cellulose bactérienne sont multiples. « La première utilisation à laquelle j’ai pensé est la conception de matrices tridimensionnelles pour la bio-fabrication de vaisseaux sanguins artificiels, souligne François Barja. L’idéal serait de trouver un moyen permettant de dépolymériser et de re-polymériser cette cellulose à volonté afin de pouvoir l’utiliser dans une imprimante 3D. On pourrait ainsi créer une prothèse qui servirait de matrice pour reconstruire des vaisseaux sanguins. La cellulose étant biocompatible, elle ne représenterait aucun risque pour le patient. Elle pourrait d’ailleurs également être utilisée pour fabriquer de la peau artificielle ou même d’autres tissus comme le cartilage. »
Cette matière translucide semble également devenir conductrice dans certaines conditions, surtout en présence de graphène (c’est-à-dire des couches monoatomiques de carbone actuellement très en vogue dans les domaines de la physique). Une propriété qui pourrait intéresser les concepteurs de composés optoélectroniques. Quant aux caractéristiques mécaniques de la cellulose, elles ont déjà inspiré certains chercheurs pour la confection de dispositifs très variés, dont les membranes de haut-parleurs.

Du vinaigre à la cellulose


François Barja, chargé de cours au Département de botanique et biologie végétale (Faculté des sciences), travaille depuis une quinzaine d’années dans le domaine des bactéries acétiques, responsables de l’oxydation de l’alcool en acide acétique, c’est-à-dire en vinaigre.
Il est l’un des membres fondateurs du congrès international « Acetic Acid bacteria : Vinegars and other products » qui se tient tous les trois ans depuis 2002. Cet événement a rassemblé une vingtaine de groupes lors de sa première édition. Plus de 150 membres ont participé au congrès de 2015 qui s’est tenu en Chine.
Les bactéries acétiques intéressent de plus en plus de chercheurs dans le monde non seulement pour l’utilisation du vinaigre comme condiment mais aussi, et surtout, comme conservateur, nettoyant et même antiseptique. C’est la Chine et le Japon, forts de leur tradition multimillénaire dans la fabrication de vinaigre de riz, qui comptent les plus grands nombres de groupes scientifiques actifs dans ce domaine.
Dans un premier temps, la recherche s’est beaucoup attachée à isoler et à caractériser les souches de bactéries acétiques. Une tâche souvent ardue tant les espèces peuvent se ressembler. En quinze ans, l’arbre phylogénétique est passé de 14 espèces regroupées en 5 genres à 80 espèces rassemblées en 20 genres.
Au sein de cette taxonomie en constante évolution, Komagataeibacter europaeus 5P3 (lire article principal) se distingue par sa capacité unique à transformer l’alcool en vinaigre avec une grande efficacité tout en résistant à de hautes concentrations d’acide acétique, qui est un produit toxique. La plupart des micro-organismes sont en effet sensibles à des concentrations d’acide acétique aussi basses que 0,5 %. Les bactéries acétiques du genre Acétobacter survivent dans du vinaigre à 8 %. Mais Komagataeibacter europaeus 5P3, elle, résiste à une concentration allant jusqu’à 20 %, selon la thèse terminée en 2012 par Cristina Andrés Barrao, sous la direction de François Barja et de Teresa Fitzpatrick, professeure au Département de botanique et biologie végétale.
Les micro-organismes capables d’une telle « fermentation acétique » représentent évidemment un grand intérêt pour l’industrie du vinaigre. Il est notamment plus profitable de transporter de grandes quantités de vinaigre concentré à 20 % plutôt qu’à 10 %.
L’équipe genevoise, qui a isolé la bactérie Komagataeibacter europaeus 5P3, a également tenté d’identifier les gènes responsables de cette résistance exceptionnelle. Ils en ont découvert un grand nombre impliqué dans la fabrication de la membrane cytoplasmique, dans la réponse au stress ou encore dans le mécanisme d’oxydation de l’alcool.
D’autres axes de recherche s’intéressent à la classification des bactéries acétiques, à leur patrimoine génétique, à leur physiologie, à leur capacité à produire de la cellulose, à leur impact sur différents procédés chimiques ou encore à leurs vertus médicinales.