Campus n°131

Le sol et l’argent du sol

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En Suisse, les mesures d’aménagement du territoire génèrent des bénéfices s’élevant à plusieurs milliards par an. Une étude évalue les moyens dont disposent les pouvoirs publics pour capter une partie de cette manne et indique les failles du système actuel.

En 2035, les deux tiers de l’humanité vivront dans une ville, tandis que la Suisse comptera 10 millions d’habitants. Pour les loger, tous les experts s’accordent sur le fait qu’il faudrait densifier les centres urbains tout en renforçant leur attractivité. Ce n’est pourtant pas le chemin que l’on suit aujourd’hui, la Suisse perdant chaque jour 11 hectares de terres cultivables, soit l’équivalent de 15 terrains de football, tandis que la surface habitable par individu ne cesse de croître.
Pour tenter d’inverser la tendance, les pouvoirs publics disposent d’un certain nombre d’outils, à commencer par la nouvelle mouture de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (lire en pages 20-22). D’un usage souvent complexe, visant parfois des buts contradictoires, ces divers instruments peinent aujourd’hui à remplir leur objectif, à savoir une gestion durable de l’usage des sols tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Des pistes existent cependant pour optimiser le système, comme le montrent les travaux menés par l’équipe de Géraldine Pflieger, professeure associée au sein de l’Institut des sciences de l’environnement, dont elle est également la directrice, dans le cadre du Programme national de recherche 68 consacré à l’utilisation durable de la ressource sol.
Pays riche mais exigu, avec seulement 13 000 km2 de territoires habitables, la Suisse connaît depuis la fin du XIXe siècle une forte pression de l’urbanisation. Destination touristique de choix, le pays se doit en même temps de préserver son environnement, ses paysages et ses zones agricoles. Le tout dans un contexte où, fédéralisme oblige, le pouvoir de décision appartient traditionnellement aux cantons, voire aux communes.
La première tentative visant à mettre en œuvre une politique d’organisation du territoire à l’échelle nationale remonte à 1969, avec l’introduction dans la Constitution d’un article donnant à la Confédération la compétence d’établir une législation fixant les grands principes de l’aménagement du territoire. Ce sera chose faite dix ans plus tard avec l’adoption de la première version de la Loi sur l’aménagement du territoire (LAT), dont le premier objectif est d’assurer « une utilisation mesurée » du sol en densifiant l’espace déjà bâti et en privilégiant les constructions dans des territoires bien desservis par les réseaux de transport, le tout afin de « garantir un développement harmonieux de l’ensemble du pays ». Le texte stipule également que la politique d’aménagement du territoire ne doit pas favoriser uniquement le développement économique mais également assurer la protection préventive de la nature et de l’environnement.
En 1992, le dispositif législatif est renforcé avec l’adoption du Plan sectoriel des surfaces d’assolement (SDA) qui garantit la préservation d’une surface minimale de terres agricoles de qualité pour chaque canton (soit un total de 438 560 hectares à l’échelle du pays).
Le hic, c’est que, faute de mesures coercitives, le système contraint les pouvoirs publics à indemniser les propriétaires fonciers lésés lorsque la valeur de leurs terrains baisse pour cause de déclassement. Et cela, sans permettre de financer ces indemnisations par le prélèvement d’une partie des plus-values créées lorsqu’une zone est érigée en terrain à bâtir. Conséquence : de nombreuses communes ne peuvent s’autoriser une politique trop restrictive dans la gestion de leur territoire, ce qui débouche de manière presque automatique sur la création de nombreuses zones constructibles trop grandes ou mal situées.
Adoptée en 2014, malgré le fort rejet de certains cantons (à commencer par le Valais), la nouvelle mouture de la LAT vise à corriger ce défaut en contraignant les cantons à redimensionner leurs zones constructibles, celles-ci ne devant plus dépasser les besoins des 15 prochaines années. La loi indique par ailleurs qu’un terrain constructible qui ne serait pas construit dans un certain laps de temps pourrait être rendu à sa vocation verte sans dédommagement. Enfin et surtout, elle introduit une taxe permettant de prélever 20 % de la plus-value découlant du classement d’un terrain en zone à bâtir.
L’instrument, même s’il n’est pas le seul à permettre de redistribuer la valeur dégagée par les mesures d’aménagement du territoire, est particulièrement intéressant de prime abord dans la mesure où l’un des problèmes récurrents auxquels se heurte la politique d’aménagement du territoire consiste justement à trouver le moyen de financer des mesures qui ne génèrent pas de bénéfices directs comme la relocalisation des sols à bâtir, le financement de l’équipement, du transport et des infrastructures publiques ou encore la mise en œuvre de politiques publiques portant sur la protection des eaux ou la dépollution des sols.
Or, il se trouve que selon une étude menée par Avenir Suisse en 2010, les plus-values produites par les opérations de zonages se monteraient à elles seules à plus de 2 milliards par an dans notre pays. Un chiffre guère étonnant sachant que la valeur d’une parcelle peut centupler lorsqu’elle est déclarée constructible, en particulier dans les régions fortement densifiées comme Genève.
« La question foncière a beaucoup été étudiée au XIXe siècle, lorsque les États modernes se sont constitués, observe Géraldine Pflieger. Ensuite, durant les Trente Glorieuses, dans une période où l’argent public était abondant, le sujet a été un peu oublié par les pouvoirs publics. C’est redevenu une préoccupation majeure depuis une dizaine d’années, notamment à cause de la montée en puissance de la problématique écologique. Mais les données manquent pour analyser en profondeur la manière dont les collectivités gèrent aujourd’hui la valeur liée au sol. Notre objectif dans le cadre du PNR 68, consistait à combler cette lacune. »
Premier constat : la LAT dans sa nouvelle version s’ajoute à un très large panel d’instruments pouvant être mobilisés pour influencer la valeur d’un terrain : plan d’aménagement, droit d’expropriation ou de préemption, mesures fiscales et prescriptions diverses liées à la politique du logement, au développement des régions défavorisées, à la politique agricole, à la défense militaire ou à la protection de l’environnement.
« Certains outils sont potentiellement contradictoires, ce qui rend leur utilisation très délicate pour une personne non initiée, confirme Géraldine Pflieger. À vrai dire, le domaine est tellement complexe que l’on se demande parfois comment les élus, qui pour la plupart ne sont pas des spécialistes du droit foncier, parviennent à s’y retrouver. Idéalement, il faudrait donc repenser dans son intégralité le design des instruments fiscaux tout en rassemblant les divers textes existants en une seule et même loi, à l’image de ce qui s’est fait avec la Loi fédérale sur la protection des eaux (LEaux). »
Pour y voir plus clair, les chercheurs ont réalisé plusieurs études de cas dans les cantons de Vaud et de Berne, où la possibilité de taxer la plus-value foncière existe à titre optionnel depuis les années 1990. Ces travaux confirment que les instruments à la disposition des pouvoirs publics pour gérer les bénéfices et les investissements liés à la propriété du sol conservent d’importantes lacunes.
Le plus souvent, constatent les auteurs de l’étude, la quantité de valeur redistribuée est limitée et son affectation profite encore essentiellement au développement économique, les mesures de compensation écologique restant rares.
D’abord parce que ce sont les communes qui en ont le plus besoin qui font le moins fréquemment usage de la possibilité de prélever une partie de la plus-value foncière. Ensuite, parce que cette mesure donne souvent lieu à des stratégies de détournement, les fonds prélevés servant à financer des équipements communautaires voire privés. Ce qui revient, dans ce dernier cas de figure, à les restituer sous forme de prestations en nature aux propriétaires auprès desquels ils ont été perçus.
Quant aux mesures en faveur de l’environnement, elles se limitent à quelques opérations de restauration ou de revitalisation écologique dans le cadre de grands projets régionaux d’infrastructure ou de transport. Les mesures de dépollution, en particulier, ne pouvant toujours pas être financées directement pour les prélèvements issus de la LAT, les propriétaires – privés comme publics – s’efforcent dans les faits d’éviter par tous les moyens une coûteuse opération d’assainissement, quitte à adapter leur planification à la présence de sols souillés.
« La LAT introduit un coefficient définissant le taux minimum d’habitants par mètres carrés, commente Géraldine Pflieger, alors qu’il aurait sans doute été plus efficace de mettre sur pied un mécanisme de péréquation cantonale. Ce système aurait l’avantage de permettre un transfert entre les cantons fortement urbanisés, comme Genève, et ceux qui disposent de zones constructibles surdimensionnées comme le Valais ou Fribourg. Il pourrait, par ailleurs, être complété par un indice de qualité des sols mesurant leur valeur écologique sous forme de points. On pourrait ainsi mieux anticiper les pertes et gains de qualité en cas de changement d’affectation, tout en gérant l’affectation des sols en fonction d’objectifs qualitatifs et non uniquement par une limitation du milieu bâti comme c’est le cas actuellement. »
Partant de là, les auteurs de l’étude suggèrent, d’une part, de concentrer les efforts sur les instruments qui permettent une action à l’échelle cantonale ou régionale et, d’autre part, de recourir à des méthodes innovantes comme le microzonage. Une approche qui vise à développer autant que possible des zones vertes sur des portions non construites de la zone à bâtir de manière à réduire artificiellement son surdimensionnement. Il s’agirait également de rendre les compensations écologiques obligatoires lorsqu’un terrain est déclaré constructible.
Autre piste à suivre : les différentes stratégies mises au point par les autorités au niveau local (lire également ci-contre). De ce point de vue, Bienne fait figure de ville pilote dans le paysage suisse. Depuis une trentaine d’années, les édiles qui se sont succédé à la tête de la métropole horlogère mènent en effet une politique extrêmement volontariste en matière foncière. Agissant comme n’importe quel promoteur immobilier, la municipalité a ainsi acquis une quantité considérable de terrains.
« Les autorités investissent lorsque la ville connaît une phase de décroissance ou de désindustrialisation, autrement dit lorsque les prix sont bas, explique Géraldine Pflieger. Ils thésaurisent ensuite cette valeur, parfois pendant plusieurs décennies, ce qui permet de financer des projets de développement très ambitieux (création de logements, stade de football, siège de Swatch). La valeur ainsi créée bénéficie directement à la collectivité. Pour pouvoir proposer un niveau d’équipement et d’infrastructure équivalent sans ces mesures foncières, il aurait en effet fallu augmenter sensiblement les impôts. »
À Lausanne, à la fin du XIXe siècle déjà, c’est un autre modèle qui a été appliqué lors de la construction du funiculaire reliant le port d’Ouchy. En échange d’un droit de superficie et d’une autorisation de construire aux abords de la célèbre « Ficelle », les autorités ont en effet demandé aux promoteurs de construire à leurs frais – et ainsi d’offrir à la collectivité – l’infrastructure du funiculaire.
« Ce modèle de financement endogène de l’urbanisation est repris aujourd’hui notamment pour la construction d’un réseau express régional (RER) à Hong Kong, poursuit Géraldine Pflieger. Il est également en train d’être appliqué pour financer des infrastructures ferroviaires dans le cadre du projet Grand-Paris. »
Du côté de Genève, l’action publique foncière est incarnée depuis le 1er janvier 1960 par la Fondation des terrains industriels (FTI). Créée à l’origine pour coordonner l’aménagement de la zone industrielle Praille-Acacias, cette entreprise de droit public a pour vocation de valoriser le foncier industriel, tout en facilitant l’implantation et le développement des entreprises dans le canton. Concrètement, la FTI met à la disposition des acteurs économiques des parcelles entièrement équipées et donc prêtes à l’utilisation, ce qui permet de compenser la cherté du sol dans le canton et de présenter ainsi une offre qui reste compétitive.
La fondation joue par ailleurs un rôle clé dans le nouveau projet Praille-Acacias-Vernets puisque c’est elle qui est chargée de reloger les artisans et industries occupant actuellement le quartier. « En Suisse, il existe encore assez peu d’exemples de ce type, commente la chercheuse. Mais d’autres cantons commencent à s’en inspirer dans l’idée de reprendre en main le destin du sol et du patrimoine foncier. Aujourd’hui, nous sommes en effet à la croisée des chemins entre deux visions du monde qui s’affrontent. La première veut que le sol soit considéré comme un bien commun sur lequel repose l’avenir de l’humanité. La seconde en fait un bien comme un autre, dont le titulaire peut faire ce qu’il entend du moment qu’il n’enfreint pas la loi. Dans un tel contexte, le système actuel, qui est caractérisé par un découplage entre l’usage et la propriété du sol, ne correspond à l’évidence plus aux besoins de la société. »


Site du PNR 68