Campus n°131

Des statistiques pour sauver le requin-marteau

RE2.JPG

Prédire avec une meilleure précision les prises accidentelles liées à la pêche industrielle, c’est ce que propose le nouveau modèle statistique développé par Eva Cantoni et ses collègues.

Non contente de siphonner les stocks de la plupart des espèces commercialisables qui vivent encore dans l’océan, la pêche industrielle a l’inconvénient d’être fort peu sélective. Chaque année, selon les chiffres publiés par le Fonds mondial pour la nature (WWF), ce sont ainsi 300 000 baleines et dauphins, 100 millions de requins et 300 000 oiseaux de mer qui finissent de manière fortuite dans les filets des chalutiers et autres senneurs. Le phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il contribue à la raréfaction des espèces prédatrices, comme les requins, qui jouent un rôle essentiel dans la stabilité de l’écosystème en régulant de nombreuses populations de poissons et de mammifères marins. Afin de limiter ces prises dites « accidentelles », des solutions existent pourtant. On peut ainsi utiliser des filets à mailles moins fines équipésde grilles de tri ou de dispositifs autorisant la fuite des mammifères marins pour la pêche au chalut, on peut également privilégier des lignes lestées et munies d’hameçons ronds pour la pêche à la palangre, comme le recommande depuis plusieurs années maintenant l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Mais on peut également tenter de mieux préparer les campagnes de pêche en anticipant de façon plus fine la probabilité de ces prises accidentelles. C’est précisément l’objectif du modèle statistique inédit développé par Eva Cantoni, professeure associée au Research Center for Statistics de la Faculté d’économieet de management, et ses collègues des universités de Dalhousie (Canada) et de l’Australian National University. Un outil qui a fait l’objet d’une publication dans la revue Annals of Applied Statistics et qui pourrait s’avérer également utile dans d’autres domaines comme l’économie de la santé ou les sciences de l’éducation. Explications.
« Grâce aux campagnes d’observation menées en mer, on dispose aujourd’hui d’un nombre important de données relatives aux prises accessoires qui nous renseignent sur le lieu et la date de la pêche ainsi que sur le nombre d’espèces non ciblées, explique Eva Cantoni. On y trouve également des informations concernant les spécifications du navire, le matériel utilisé ou encore le contexte environnemental. Mais jusqu’ici, il n’existait pas de modèle statistique adéquat pour les traiter. »
Lorsqu’on mesure la quantité de poissons pêchés accidentellement, beaucoup d’espèces – en particulier celles qui sont menacées et donc rares par définition – n’apparaissent que sporadiquement dans les relevés. Or, du point de vue statistique, il est délicat d'établir des modélisations tenant compte du nombre de prises nulles pour chaque espèce.
Le second défi est lié à la structure dite « emboîtée » de ces mêmes données. Si chaque bateau peut être considéré comme une entité indépendante, certains éléments à son bord, comme le matériel et le savoir-faire, induisent de la corrélation. Deux sorties effectuées par le même bâtiment seront ainsi plus semblables qu’une même campagne assurée par des embarcations différentes.
« Dans la littérature, on trouve des outils pour traiter les deux problèmes mais pas de façon conjointe, résume Eva Cantoni. Notre apport visait à combler ce manque, ce que nous avons fait en proposant un modèle très général et flexible : le « Random-Effects Hurdle Model » ou Modèle à effets aléatoires de type haie. »
Pour vérifier la fiabilité de l’outil, les chercheurs ont testé une version prototype avec un jeu de données réelles fournies par le Service national américain des pêches maritimes et portant sur les prises fortuites de requins-marteaux entre 1992 et 2005 (1825 cas au total).
Concluant, l’exercice a notamment mis en évidence l’existence d’un effet saisonnier, ainsi que l’impact de la position des filets, une plus grande profondeur équivalant à une baisse des prises accidentelles. Il a en outre révélé une réduction du phénomène sur les dix ans pris en compte dans le cadre de l’étude.
« Il faut se garder de tirer des conclusions trop hâtives à partir de ces résultats qui visaient d’abord et surtout à montrer que notre modèle fonctionne, observe Eva Cantoni. En premier lieu parce que l’ensemble des données considérées reste limité. Ensuite parce que nous ignorons la cause de ce changement : est-il dû à une évolution des techniques de pêche, à un changement de comportement des animaux ou à une raréfaction de leur population ? » Ce qui est certain, en revanche, c’est que ce nouveau modèle permet de détecter les changements qui affectent les océans avec une plus grande précision que ceux qui sont utilisés actuellement. « On espère bien sûr que ce projet sera repris par la communauté et par les décideurs, ajoute Eva Cantoni. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain. Quand vous introduisez une nouvelle modélisation, il faut qu'elle soit agréée par tous les partenaires assis autour de la table. Et il est probable qu’il y aura une certaine méfiance, en particulier chez les partenaires commerciaux. »
À défaut de faire son chemin parmi les responsables de la gestion des ressources halieutiques, ce nouvel outil, dont le code est public, pourrait très bien trouver preneur dans de nombreux autres domaines comme l’économie de la santé ou les sciences de l’éducation.
« En économie de la santé, la consommation de prestations médicales est quantifiée par le nombre de visites effectuées par un individu chez un professionnel de la santé (médecin, thérapeute, etc.). Dans ce cas de figure, on se retrouve également avec des résultats qui comportent une forte proportion de zéros, comme pour l'étude sur les requins-marteaux, commente Eva Cantoni. Par ailleurs, on a également affaire à une structure des données emboîtées puisqu’on considère des individus, habitant dans des cantons, dans un système national. Et c’est la même chose avec l’école, où on considère des élèves, se trouvant dans une classe qui appartient à un établissement au sein d’un canton. »

 

Vincent Monnet