Campus n°132

Quand toute l’Europe buvait au même gobelet

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Entre le IIIe et le IIe millénaire avant notre ère, la culture campaniforme s’est répandue sur tout le continent européen. Une étude de génétique des populations montre que cette diffusion s’est déroulée de multiples façons.

Cela fait plus d’un siècle que les chercheurs se cassent la tête sur l’énigme du Campaniforme. Et, malgré d’énormes progrès scientifiques et techniques, ils n’ont toujours pas trouvé la solution. La question qui les tarabuste est de savoir ce qui a poussé les Européens et les Africains du Nord à fabriquer entre 3000 et 2000 av. J.-C., et sur presque tout le continent, les mêmes gobelets en terre cuite, à la forme (celle d’une cloche, campana en latin) et à la décoration standardisées. Une chose est sûre, l’homogénéité de cette céramique, retrouvée du Portugal à la Bohême, de la Sicile à l’Écosse, tout en passant par le Maroc et le site du Petit-Chasseur à Sion, ne peut en aucun cas être attribuée au hasard.
Dans un article, paru dans la revue Nature, une équipe internationale de chercheurs, dont font partie Marie Besse et Jocelyne Desideri, respectivement professeure associée et chercheuse au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), apporte une contribution génétique au débat. Les auteurs ont en effet pu récupérer et analyser le génome de 400 individus ayant vécu aux quatre coins de l’Europe durant le Néolithique, l’Âge du cuivre et l’Âge du bronze et parmi lesquels 226 sont spécifiquement associés à la culture campaniforme (dont quatre originaires du Valais).
Il en ressort d’abord que ce n’est pas la migration qui a porté la diffusion de la culture campaniforme entre la péninsule Ibérique et l’Europe centrale (où elle semble être apparue postérieurement). Les génomes des populations vivant dans les deux régions à la même époque présentent en effet trop de divergences pour cela.
En revanche, c’est une colonisation en bonne et due forme qui a submergé la Grande-Bretagne dès 2450 avant notre ère. À partir de cette date, qui correspond aux plus anciennes poteries du Campaniforme retrouvées sur l’île, près de 90 % de la population indigène aurait été remplacée en quelques siècles par des individus venus d’outre-Manche. Le profil génomique de ces derniers présente le plus d’affinités avec les populations du Bas-Rhin. De manière plus large, il est également compatible avec des ancêtres originaires des steppes de l’Europe de l’Est.
« Cet article éclaire surtout le cas britannique, d’où provient d’ailleurs le plus grand nombre d’échantillons, commente Marie Besse. Au cours de leur long périple, ces colons venus de l’est auraient alors adopté la culture campaniforme avant de l’importer en Grande-Bretagne. »
Malgré ces éléments supplémentaires, l’histoire des gobelets du Campaniforme demeure complexe. « Quelles que soient la région ou l’époque, la fabrication des gobelets suit les mêmes normes, explique Marie Besse. La céramique est fine et systématiquement de couleur brun-orangé. Les décorations sont réalisées dans l’argile encore fraîche. Souvent retrouvés dans des sépultures, ces gobelets sont généralement accompagnés d’un certain nombre d’autres petites pièces également constantes (boutons en os perforés en V, pointes de cuivre, perles, anneaux en or…). Bref, la parenté entre toutes les pièces retrouvées en Europe ne fait aucun doute. »

Vague culturelle

Les objets les plus anciens ont été découverts dans la basse vallée du Tage au Portugal et remontent à 2900 av. J.-C. Les plus récents proviennent du nord de la Pologne et datent de 1900 av. J.-C. La vague culturelle a donc balayé le continent durant mille ans, mais elle n’est restée que relativement peu de temps dans chaque région. En Suisse, par exemple, le Campaniforme est arrivé en 2450 et a disparu ou a été transformé, en 2150 av. J.-C.
Si la mode s’est diffusée, les gobelets eux-mêmes n’ont jamais voyagé. Chaque objet mis au jour a en effet été conçu avec une matière première extraite localement. Il ne s’agit donc pas d’un quelconque succès commercial qui se serait petit à petit imposé à toute l’Europe. C’est le « concept » du gobelet qui s’est diffusé, comme un signe d’appartenance à quelque chose de commun.
Déterminer de quelle « chose commune » il s’agit s’avère une opération difficile dans la mesure où, en y regardant de plus près, les cultures qui ont adopté le gobelet campaniforme sont assez différentes les unes des autres. L’architecture des maisons, par exemple, varie entre le sud-ouest, où elles sont plutôt circulaires et en pierre, et le nord-est, où elles sont le plus souvent rectangulaires et en bois. Les pratiques funéraires sont tout aussi hétérogènes. À l’ouest, on réutilise des sépultures collectives, les dolmens, à l’est, on privilégie des tombes individuelles orientées selon un axe nord-sud. Il y a peu de chances, dès lors, que l’on ait affaire à la colonisation du continent par un seul peuple, une des premières hypothèses avancées pour expliquer le phénomène. Une hypothèse démentie également par l’analyse génétique conduite dans le cadre de cette nouvelle étude.
La mobilité des individus et des populations n’est toutefois pas totalement écartée pour expliquer la diffusion du Campaniforme. Les préhistoriens savent en effet que les hommes de cette époque étaient mobiles. L’« archer d’Amesbury », dont la tombe datant d’environ 2400 av. J.-C. a été retrouvée en 2002 dans le sud-est de l’Angleterre (à 5 km de Stonehenge), en est la preuve. Des analyses isotopiques du strontium contenu dans ses dents montrent que l’homme est né et a passé son enfance dans un environnement compatible avec les Alpes.
L’analyse des traits épigénétiques dentaires, de petites particularités des dents, tels des sillons et des crêtes, a également permis à Jocelyne Desideri de montrer que les populations de Hongrie et de France, par exemple, ont été renouvelées au moment de l’arrivée du Campaniforme, tandis qu’en Espagne et en Bohême, on observe une continuité du peuplement. La Suisse se trouverait dans une situation intermédiaire.
Marie Besse et Martine Piguet, archéologue au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie, ont mené d’autres analyses sur les poteries dites communes, utilisées en plus des gobelets décorés. Leurs résultats ont mis en évidence l’existence d’au moins cinq groupes culturels distincts sur le continent ainsi que certains mouvements de populations. Ils suggèrent également que l’Europe centrale, en plus de la péninsule Ibérique, pourrait avoir été un des foyers à partir desquels le Campaniforme s’est diffusé.
« Le Campaniforme recouvre une société aussi complexe que la nôtre, souligne Marie Besse. Plusieurs composantes culturelles coexistent à cette période sur le continent européen. En plus de ces multiples réseaux culturels qui peuvent se superposer ou non, il existe également des influences économiques, des alliances politiques et toutes sortes d’autres liens. »
C’est dans un tel contexte de véritable mosaïque de réseaux qu’un gobelet en forme de cloche et décoré de manière précise s’est imposé comme élément unificateur. Même si l’image de ces sociétés anciennes se précise légèrement aux yeux des archéologues, ces derniers ignorent toujours quel est le moteur qui a poussé de nombreux groupes d’êtres humains de cette époque à adopter, malgré leurs différences, le même symbole et pourquoi ils ont choisi cet objet plutôt qu’un autre.
« La meilleure analogie que j’ai trouvée est celle de l’euro, la monnaie unique de l’Union européenne, note Marie Besse. Une face des pièces est la même pour tout le monde. C’est comme les gobelets, quasi identiques sur tout le continent. L’autre face est propre à chaque pays de l’Union européenne et représente un élément de sa propre identité. Elle correspond aux contextes très différents dans lesquels se retrouvent les gobelets campaniformes. »


Anton Vos