Campus n°133

La mécanique du mensonge

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Les rumeurs, fausses nouvelles et autres canulars ont toujours existé. L’essor d’Internet et l’érosion du pouvoir des médias traditionnels donnent au phénomène une tournure plus inquiétante.

L’ascension médiatique récente des fake news illustre l’érosion, à l’ère d’internet, des barrières traditionnelles qui ont contribué à contenir au cours des dernières décennies la propagation de la désinformation. Les médias traditionnels indépendants perdent de leur crédibilité et se font doubler par la multiplication des sources et des relais d’information, plus ou moins fiables, sur internet. Le phénomène inquiète. L’Allemagne a introduit depuis le 1er janvier 2018 la mesure « NetzDG » qui permet de sanctionner à hauteur de 50 millions d’euros les réseaux sociaux qui ne suppriment pas les publications haineuses ou les fausses informations. La France prévoit elle aussi de légiférer sur la question avant la fin de l’année. En Suisse, l’approche est différente. De passage à l’Université de Genève en mars dernier, le président de la Confédération, Alain Berset, a tenu une conférence sur le thème de « La démocratie à l’épreuve du fake » dans laquelle il a estimé qu’aucune loi ne pourra résoudre le problème. Le meilleur rempart contre les fake news, selon lui, demeure encore et toujours la démocratie directe, le renforcement de l’éducation et du sens critique des individus ainsi que la promotion d’une presse indépendante et forte. Analyse d’un phénomène ancien qui prend une tournure inédite.

De la propagande

« Les fake news ont toujours existé, elles appartiennent à la nature humaine, rappelle Fiorenza Gamba, chercheuse à l’Institut de recherche sociologique (Faculté des sciences de la société). C’est même un sujet d’étude bien connu, avec par exemple les « Rumeurs d’Orléans » en 1969 et l’analyse qu’en a faite quasiment en direct le sociologue français Edgar Morin (lire encadré). Ce qui change aujourd’hui, c’est l’accélération spectaculaire que connaît la diffusion des fausses informations grâce à internet et aux réseaux sociaux, un phénomène lui-même amplifié par les médias traditionnels qui reprennent ces rumeurs pour les commenter à leur tour. »
Le terme de fake news désigne de l’information fabriquée qui ressemble dans sa forme à celle diffusée par les médias traditionnels mais n’en respecte ni la précision ni la véracité. L’expression anglaise est aujourd’hui surtout connue pour s’appliquer au domaine politique, en raison notamment de son utilisation effrénée par l’actuel président des États-Unis. Mais les fausses nouvelles touchent, et depuis toujours, des domaines très différents tels que la vaccination, l’alimentation ou encore les valeurs boursières pour ne prendre que quelques cas sensibles (et pour ne pas parler des OVNI, des Illuminati, de l’astrologie, du complot judéo-maçonnique…).
Au moins au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la production et la diffusion d’une information objective et équilibrée, à laquelle on pouvait se fier, étaient garanties par les médias. Comme le rappelle un article paru dans la revue Science du 9 mars et signé par une équipe de chercheurs menée par David Lazer, professeur de science politique à la Northeastern University (États-Unis), ce rôle a émergé en réaction à l’utilisation massive de la propagande (y compris par les journalistes eux-mêmes) au cours de la Première Guerre mondiale et au développement des relations publiques dans les entreprises dans les années 1920. Durant des décennies, les normes d’objectivité et de balance ont été soutenues par les grands groupes actifs dans les technologies de l’information de l’époque prénumérique, à savoir la presse écrite, la radio et la télévision.
Internet, en faisant baisser les coûts de production d’un site d’information, a favorisé l’arrivée d’un nombre croissant de nouveaux concurrents – souvent peu scrupuleux au regard de ces normes – tout en faisant voler en éclats les modèles économiques sur lesquels étaient basés les médias traditionnels. Aggravant le problème, ces derniers ont parfois réagi en lançant des journaux gratuits, financés par la publicité, laissant penser que l’information ne valait rien.
En exagérant à peine, il existe aujourd’hui presque autant de producteurs ou de relayeurs de nouvelles qu’il y a d’utilisateurs des réseaux sociaux, avec des contenus souvent non vérifiés, voire invérifiables. En même temps, la confiance de la population vis-à-vis des médias traditionnels baisse. Cette constatation est surtout vraie aux États-Unis (2016 représentant un creux historique avec un taux de confiance pour les mass media de seulement 51 % chez les démocrates et 14 % chez les républicains). Le phénomène est moins marqué en Europe et en Suisse, mais le Baromètre des préoccupations du Credit Suisse, publié en décembre 2017, affirme néanmoins que le taux de confiance des citoyens helvétiques en la télévision (53 %), la radio (52 %) et la presse gratuite ou payante (52 %) a tout de même baissé de 5 ou 6 points en un an.

Menace sur la démocratie

« À cela s’ajoute le fait que l’échiquier politique n’a cessé de se polariser ces dernières décennies, analyse Alain Berset. Le débat public s’est, quant à lui, fragmenté, notamment sur internet. Il se déroule souvent dans des cercles qui rassemblent des personnes ayant les mêmes opinions. Il est en effet très facile de trouver un réseau de personnes venues du monde entier et partageant les mêmes idées que soi sans pour autant savoir ce que pense son voisin. »
Toutes les conditions sont donc réunies pour que les informations fausses, les rumeurs, les nouvelles trompeuses et autres désinformations intentionnelles prolifèrent comme jamais dans l’histoire. « Si la démocratie est potentiellement en danger, résume Alain Berset, c’est parce que certains acteurs discréditent les médias et utilisent la désinformation comme arme de déstabilisation. » Leur tâche est facilitée par le fait que la Toile semble préférer le faux au vrai. Une étude récente parue dans Science et menée sur le réseau social Twitter (la première du genre) montre en effet que les rumeurs infondées circulent plus vite et plus loin que les nouvelles véridiques (lire article en page 26).
En revanche, en l’absence de travaux scientifiques sur la question, l’impact réel des fausses nouvelles sur l’opinion publique n’est pas clair. On a beaucoup parlé de l’ingérence étrangère, via des opérations de désinformation massive sur les réseaux sociaux, dans des scrutins démocratiques de ces dernières années notamment dans les élections présidentielles aux États-Unis en 2016. Selon les experts, dans ce dernier cas, les fake news auraient exercé une influence de quelques points de pourcentage sur le vote dans certains États clés et fait basculer le résultat final en faveur de l’actuel locataire de la Maison-Blanche, Donald Trump.
« En réalité, personne n’en sait rien, estime Fiorenza Gamba. C’est comme dans le marketing. Il existe des modèles très sophistiqués pour prédire le succès que pourrait avoir tel ou tel nouveau produit sur le public. Cela n’empêche pas les flops. »

Faire le tri

Quoi qu’il en soit, pour la bonne marche d’une démocratie, tout le monde s’accorde à dire qu’il est essentiel de pouvoir reconnaître les fausses nouvelles et de les museler. « Certains pays, comme l’Allemagne et la France, souhaitent passer par des lois interdisant les fake news, analyse Alain Berset. Je n’y crois pas. On ne peut pas fixer administrativement ce qui est vrai ou faux, ou alors il faudrait introduire un Ministère de la Vérité comme dans 1984, le roman d’anticipation de George Orwell. Selon moi, la meilleure réponse aux fake news est donc la démocratie directe. Dans un pays où nous sommes appelés à voter tous les trois mois, la qualité des débats est centrale. Elle permet de réduire la polarisation au sein de l’opinion publique et représente un facteur important d’intégration. Pour obtenir cette qualité de débat, il faut, entre autres, promouvoir et aider, là où c’est possible, une presse diversifiée, indépendante et forte qui travaille avec des principes, dont celui de faire la différence entre le fait et le commentaire, la vérification des informations, etc. La formation et le développement de l’esprit critique sont eux aussi essentiels (lire encadré). La structure de l’État, caractérisé par un important partage du pouvoir, représente elle un autre garde-fou contre la propagation des nouvelles erronées. En effet, le Conseil fédéral compte sept membres, le pays est divisé en 26 cantons et 2500 communes qui lèvent chacune de l’impôt. Cette décentralisation très poussée implique une culture de la responsabilité qui s’étend jusque chez le citoyen. Je suis cependant conscient que ce modèle, issu d’une longue culture politique, n’est pas facilement exportable. »

Décodeurs

De nombreux sites de vérification des faits proposent de faire le tri entre le vrai et le faux (HoaxBuster, Les Décodeurs du site du Monde, PolitiFact, Snopes, etc.). L’article paru dans Science précise toutefois que le résultat de cet effort est, au mieux, mitigé. Les chercheurs soulignent en effet que les individus ont tendance à ne pas remettre en question les informations qu’ils reçoivent à moins qu’elles ne violent leurs idées préconçues. Les recherches dans ce domaine démontrent également que les gens préfèrent les nouvelles qui confirment leur position. Ils trouvent ces dernières plus convaincantes que celles qui tranchent avec leurs convictions et acceptent davantage les informations qui leur plaisent que les autres. En d’autres termes, les croyances partisanes et idéologiques préexistantes peuvent facilement empêcher la disqualification d’une fake news par un institut de vérification.
« On ne peut pas faire changer d’avis facilement les gens sur les réseaux sociaux, confirme Fiorenza Gamba. Les gens s’expriment souvent avec violence. Et ils ne veulent croire qu’à ce qu’ils pensent déjà savoir. Il y a une nécessité humaine de donner du sens à notre monde et à notre cadre cognitif, émotionnel et affectif. On est porté, même inconsciemment, à croire à des choses qui nous confortent ou, au contraire, attisent nos peurs. »
Les plateformes sociales, de leur côté, ont pris un certain nombre de mesures plus en amont pour lutter contre le fléau. Facebook a annoncé son intention de modifier son algorithme de manière à ce que le fil d’actualité, grâce à l’action des utilisateurs eux-mêmes, donne la priorité aux sources fiables et pénalise celles qui colportent des billevesées. Twitter a annoncé qu’il bloquait certains comptes liés à des organismes de désinformation russes et a alerté les utilisateurs qui y ont été exposés qu’ils ont pu être trompés. Mais les chercheurs n’ont actuellement pas accès à suffisamment de détails sur ces opérations pour pouvoir évaluer leur efficacité.
« Il existe également des initiatives citoyennes, explique Sandro Cattacin, professeur à la Faculté des sciences de la société. En Allemagne, par exemple, un groupe de plusieurs dizaines de milliers d’utilisateurs de Facebook s’est donné comme mission d’intervenir quand les choses dérapent dans des forums de discussion. L’idée étant de confronter les gens à leur propre discours lorsqu’il devient insultant ou diffamant et de réintroduire du respect dans le débat. D’autres tentatives cherchent à casser les huis clos qui se développent sur internet, ces chambres d’écho dans lesquelles les fake news tournent en rond. Cela dit, il ne faut pas surestimer le pouvoir des fake news. La force de la parole démocratique est plus importante aujourd’hui que jamais. En réalité, je pense que nous vivons une situation de transition. Face aux fake news, il nous faut réinventer une culture de la communication, notamment par une intervention plus rapide dans les médias sociaux. »
Pour Fiorenza Gamba, il n’y a pas de recette magique pour résoudre le problème. « Les fake news, nous allons apprendre à vivre avec, à mieux les connaître et reconnaître, estime-t-elle. Elles représentent un effet secondaire d’un phénomène nettement plus positif qui est celui du développement des réseaux sociaux, d’internet et de la liberté de s’exprimer en général. Je pense que c’est la familiarité avec le numérique, qui s’accroît à chaque génération, et le développement d’un esprit critique qui représentent le meilleur rempart aux fake news. »

 

 

La rumeur d’Orléans


En mai 1969, le bruit court dans la ville d’Orléans que des femmes disparaissent dans les cabines d’essayage de magasins tenus par des Juifs. Ces femmes seraient enlevées pour être livrées à un réseau de traite des Blanches. Très vite, la rumeur se propage. Tous les commerçants « israélites » de la ville seraient « dans le coup ». Des attroupements se forment devant les magasins. La nuit, des individus harcèlent et menacent les propriétaires par téléphone. Les commerçants juifs, persécutés et isolés, se décident à contacter les journaux locaux pour faire taire la rumeur. Rien à faire. On se tourne alors vers les autorités. Trois mois durant, de mai à juillet, les Renseignements généraux enquêtent. Le procureur se tient informé et le préfet rend compte au ministre de l’Intérieur de l’avancée du dossier. Un dossier qui s’avère vide. Tout n’est qu’invention. Une véritable fake news de l’ère prénumérique qui, selon les analyses des chercheurs qui se sont intéressés à l’affaire – Edgar Morin débarque à Orléans un mois après les faits avec une escouade de sociologues –, est révélatrice de nombreux fantasmes, peurs, préjugés parfois très anciens, en particulier contre les Juifs, qui se sont cristallisés dans cette ville catholique de taille moyenne.
En réalité, la rumeur d’Orléans est une variante locale d’affabulations similaires circulant en France avec plus ou moins de succès depuis des décennies. Le thème plus spécifique de la traite des Blanches par les juifs est même plus ancien encore puisque de telles accusations remontent à 1880. Quant aux cabines d’essayage, ces lieux où l’on se dénude et on s’admire dans des habits à la mode, elles sont alors relativement nouvelles dans la société et véhiculent une certaine charge érotique propre à provoquer toutes sortes de fantasmes, en particulier à la fin des années 1960.

 

 

L’Université s’active en faveur de la vraie info


Les autorités fédérales et cantonales ne restent pas inactives face à la problématique des fake news. Lancé en 2012 sur le plan fédéral, le programme « Jeunes et médias » (jeunesetmedias.ch), par exemple, est un portail d’information consacré à la promotion des compétences médiatiques des jeunes. Un chapitre entier est consacré aux formes de manipulation et de distorsion de la réalité.
Au niveau académique, dans le domaine de la formation, l’Université de Genève est active au travers de plusieurs projets. Elle a notamment lancé il y a quelques années, en collaboration avec les universités de Lausanne et de Neuchâtel et avec la RTS, l’initiative « Avis d’experts » (avisdexperts.ch), un site qui récolte la parole des chercheurs sur un grand nombre de thèmes et permet de placer sur la Toile des informations vraies à destination des citoyens. Il est prévu que le projet s’étende à la Belgique et au Canada.
L’alma mater est également impliquée dans l’Initiative for Media Innovation. Ce projet, auquel participe aussi la SSR, l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Ringier et les membres du Triangle Azur, a démarré ce printemps sur le site du campus de l’EPFL. L’objectif consiste à coordonner des recherches académiques sur toutes les innovations (technologiques, usages, formats...) qui touchent le monde des médias
au sens large.

 

 

 

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Chercheuse à l’Institut de recherche sociologique, Faculté des sciences de la société.
Professeure associée de sociologie de la culture et de la communication au Département de sciences économiques et de l’entreprise de l’Université de Sassari, en Italie.