Campus n°133

Le serment d’hypocrite ?

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Entre le patient et son médecin se joue un jeu de relations complexes au sein desquelles dire la vérité ne va pas toujours de soi. une dose d’irrationalité avec laquelle chaque praticien doit
composer au quotidien.

Reposant sur une recherche de haute qualité, des outils technologiques ultra-sophistiqués et une connaissance de plus en plus fine de la biologie humaine, la médecine apparaît généralement comme une science de la précision et de l’exactitude. Dans la pratique pourtant, l’art de soigner fait une large place au mensonge. C’est l’idée défendue par Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, dans un article publié en début d’année*.

Campus : Le « bloc-notes » que vous avez publié cet hiver s’ouvre sur la déclaration suivante : « Rien ne caractérise mieux la médecine humaine que le mensonge. » Sur quels éléments se fonde cette opinion ?
Bertrand Kiefer: La médecine reste une science qui est basée sur la recherche des faits. Il ne s’agit pas de remettre en cause son efficacité ni les immenses acquis obtenus notamment par la biomédecine. Mais, en même temps, la médecine, c’est sans cesse un jeu de mensonges, de biais avec la réalité qu’ils soient conscients ou non. C’est vrai pour les soignants, pour les patients, au niveau de leurs interactions, mais également pour le système de santé dans son ensemble. Or, nous sommes dans une époque qui tend à évacuer cet aspect des choses pour privilégier une vision technologique. Vision qui réduit trop souvent l’exercice du savoir médical à un diagnostic et au traitement correspondant en négligeant la dimension humaine.

En quoi les patients mentent-ils à leurs médecins ?
Il n’est pas facile d’avouer ses faiblesses. Rares sont les alcooliques ou les fumeurs à être honnêtes à propos de leur consommation. Outre les toxicomanes, de nombreuses études montrent que la proportion de gens qui ne suivent pas les indications de leur médecin concernant la prise de médicament sans l’avouer est très impressionnante. Dans le cas de certaines maladies chroniques, comme l’hypertension, elle peut aller jusqu’à 40 %. Par honte, souvent, à laquelle peut s’associer l’envie de plaire, le patient cache sa pratique réelle. Autre exemple : dans le cas des greffes d’organes, la plupart des rejets constatés à long terme sont dus à ce même manque de compliance. C’est assez fou quand on sait que ces gens ont souvent attendu des années avant de pouvoir être transplantés.

Comment expliquez-vous ces comportements pourtant hautement risqués ?
Une personne greffée est tenue de prendre des médicaments tout au long de sa vie. Mais avec le temps, il y a parfois un effet de lassitude, le patient greffé pense ne plus avoir besoin de traitement. En réalité, il s’agit d’un refus de la réalité, de la croyance magique qu’en cessant les médicaments le problème cessera aussi.

Que voulez-vous dire par là ?
De nombreux patients vont chez leur médecin non pas pour un traitement précis mais pour être rassurés. Ce qu’il y a derrière les deux tiers des demandes en médecine de premier recours, c’est la peur d’être atteint d’un cancer ou d’une autre maladie grave. Face à ce type de questionnement, le médecin ne peut se limiter à une réponse purement technique. Il doit chercher ce que masque cette distorsion du langage.

Doit-il pour autant embellir les faits ?
L’annonce d’un diagnostic difficile est toujours un moment délicat pour le soignant. Dire les choses telles qu’elles sont, avec la charge émotionnelle que cela implique, ne va pas de soi. L’exercice de la médecine est en effet une gestion de l’incertitude. Un diagnostic, c’est une probabilité statistique dont on n’est jamais sûr à 100 %. Pour être tout à fait exact, un médecin ne peut donc pas affirmer à son patient qu’il n’a pas de cancer, même en l’absence de tout signe. Le discours juste serait de dire qu’on ne peut rien exclure totalement. Le problème, c’est que c’est un discours déshumanisé. Le médecin doit assumer le fait d’exagérer ses certitudes.

Mais dans le cas d’une maladie rapidement mortelle, que doit-il dire ?
Dire que tout va bien, que le patient va s’en sortir alors que l’on sait très bien que ce n’est pas le cas est une attitude paternaliste et non éthique. Il faut donc le traiter comme une personne responsable, en étant honnête mais aussi compassionnel. En lui montrant qu’on ne l’abandonne pas.

Ce qui peut aussi conduire, comme vous l’écrivez, à multiplier les « thérapies inefficaces mais rassurantes » ?
Il arrive en effet que des traitements soient prescrits alors que l’on sait pertinemment qu’ils n’auront plus aucune utilité sur le plan médical. C’est problématique dans la mesure où ce type de pratique a des effets secondaires et un coût élevé, mais il faut bien voir que la société n’a plus grand-chose d’autre à offrir aux personnes qui se trouvent dans ce genre de situation.

Pouvez-vous préciser ?
L’être humain a besoin de dispositifs symboliques pour parvenir à donner un sens aux moments les plus difficiles de son existence, comme la maladie terminale. Or, nous avons repoussé l’idée de notre finitude dans l’angle mort de nos sociétés, c’est un sujet qu’on ne veut pas voir et dont on ne veut pas discuter. Dans un tel contexte, le seul dispositif symbolique qui semble demeurer, c’est cette possibilité d’offrir aux personnes en fin de vie ce que nous pensons avoir de mieux, une technologie inutile.

À propos de technologie inutile, un mot sur le fameux effet placebo ?
C’est une autre forme de mensonge qui consiste à donner au patient une molécule ou un traitement inactif ou très peu puissant en lui faisant croire à son efficacité. Or, c’est un mensonge qui peut réellement agir, y compris sur des paramètres biologiques. De très nombreuses thérapies reposent sur lui, soit complètement, soit en partie. En fait, l’effet placebo est un mensonge intégré à la médecine, même moderne, dont l’action repose sur la croyance en la puissance du médecin et de sa science.

Dans votre article, vous pointez également du doigt l’industrie pharmaceutique…
C’est effectivement un monde très opaque. Mais on commence à s’apercevoir qu’un certain nombre de savoirs que l’on pensait solides reposent en fait sur des résultats qui ont été bidonnés. Les protocoles de recherche utilisés ne sont pas toujours fiables, les études négatives ne sont pas publiées et il n’existe aucun accès aux données de base. Le résultat, c’est une série de drames bien connus causés par des médicaments toxiques mais aussi la multiplication de produits inefficaces, ce qui est plus difficile à détecter.

À cet égard, quelle est votre opinion sur les « alicaments », ces aliments qui sont censés contribuer à notre bonne santé ?
Peu de choses sont prouvées. Prenez l’exemple des lactobaciles brevetées par l’industrie agroalimentaire : c’est une supercherie. L’argument marketing des entreprises qui les commercialisent, essentiellement sous forme de yaourts, consiste à dire que ces micro-organismes stimulent le système immunitaire. Mais dans les faits, c’est le cas de tous les yaourts et aucune étude sérieuse n’est parvenue à démontrer la supériorité des lactobaciles brevetés sur les autres. Le deuxième point problématique, c’est qu’il n’est pas forcément bénéfique de stimuler le système immunitaire de toute la population...

Vous qualifiez les assurances maladie de « princes du mensonge ». Que leur reprochez-vous ?
Le système dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui est extrêmement opaque. Alors qu’elles sont financées par des deniers publics, les assurances maladie ne rendent aucun compte sur la manière dont elles gèrent cet argent ni sur la nature des placements qu’elles opèrent. Quand le manque de transparence s’érige en culture, c’est généralement qu’il y a quelque chose à cacher.

Vous n’épargnez pas non plus la classe politique, coupable, selon vous, d’un certain aveuglement quant à la complexité du système de santé…
Pour l’essentiel, ce que les politiciens proposent, c’est de mettre un couvercle sur les coûts du système de santé pour éviter que celui-ci n’explose. Et tout le monde pense avoir la solution pour y arriver. Là où il y a mensonge, c’est qu’il n’y a pas de solution miracle. Le système de santé tel qu’il existe aujourd’hui est condamné parce que non durable. Il n’est pas finançable à moyen terme et ne répond plus aux besoins d’un monde qui a changé. Des mesures globales comme l’augmentation de la concurrence réclamée par le Parlement ne suffiront pas à le sauver. C’est l’approche culturelle globale qu’il faut changer.

Les promoteurs du transhumanisme défendent l’idée que grâce à la technologie et à la génétique, il sera bientôt possible de repousser la mort presque indéfiniment. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Le transhumanisme appartient à un courant de pensée plus large venu de la Silicon Valley – le solutionnisme – qui veut qu’à tout problème, y compris à la mort, il existe une solution technologique. C’est bien sûr une illusion, mais elle est devenue une croyance, voire une religion pour certaines personnes. Il est par exemple frappant de voir quelqu’un comme Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie de Google, connu pour être un athée militant, promettre l’immortalité dans ses discours comme le ferait n’importe quel prédicateur.
« De l’omniprésence du mensonge », par Bertrand Kiefer, Revue Médicale Suisse 2018, volume 14, p. 4

 

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Bertrand  Kiefer
Directeur des éditions Médecine & Hygiène, rédacteur en chef de la « Revue médicale suisse », fondateur de la plateforme d’échange grand public « Planète santé ».