Campus n°133

La peste soit des Sophistes !

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Il y a plus de 2300 ans, Aristote écrivait déjà un traité analysant les arguments fallacieux que certains penseurs utilisaient pour remporter des joutes oratoires. Un texte qui a connu une deuxième vie au Moyen Âge et qui en mériterait une troisième aujourd’hui.

L’un des textes les plus anciens destiné à démasquer les ficelles oratoires des menteurs remonte à la Grèce antique. Composé par Aristote (384-322 av. J.-C.), les Réfutations sophistiques, sixième et dernier des traités de logique rassemblés sous le titre d’Organon – en grec l’instrument –, analysent en effet les arguments fallacieux qu’utilisent les éristiques et les sophistes de cette époque dans le but de remporter des joutes oratoires et ce, pour le seul plaisir de la performance ou par appât du gain mais sans grand souci de la vérité. Parwana Emamzadah, assistante au Département de philosophie (Faculté des lettres) a choisi ce petit livre pour en faire le thème de l’exposé qu’elle a tenu en avril avec Laurent Cesalli, professeur au même département, dans le cadre de la série de cours publics, Récit, invention, mensonge : fables et affabulations au Moyen Âge, organisée ce printemps par le Centre d’études médiévales.
Un sophiste désigne à l’origine un orateur possédant une vaste culture et une grande maîtrise du discours. C’est à travers les textes de Platon (env. 428 – 348 av. J.-C.) que l’on rencontre cette figure dépréciée qui ne fait que peu de cas de la vérité. Une approche qu’exècre le philosophe auteur de l’allégorie de la caverne et qui prône la recherche de la vérité et des idées, du Bien, du Beau et du Juste. Le sophiste, dans ses écrits et dans ceux d’Aristote plus tard, devient alors cet orateur qui passe pour brillant, mais dont l’intention est de tromper son auditoire afin de paraître savant alors qu’il ne l’est pas. Il cherche à se faire de l’argent à partir d’une sagesse apparente. Quant à celui qui fait de l’éristique, dit Aristote, il utilise les mêmes stratagèmes que le sophiste mais uniquement pour le plaisir désintéressé de se disputer avec un adversaire – les deux postures n’étant bien entendu pas incompatibles.

Quelques mérites

Il faut préciser tout de même que, malgré la charge de ces deux géants de la pensée grecque contre la sophistique, cette dernière n’est pas honnie par tous les philosophes antiques, certains lui reconnaissant même des mérites.
L’Organon d’Aristote pose les bases de la logique en tant qu’une des disciplines fondamentales de la philosophie. Dans les Topiques, un texte qui précède les Réfutations sophistiques, il traite de la dialectique, c’est-à-dire de l’art du débat, de la bonne construction des arguments et de la manière de les contrer. « Et parmi les arguments que l’on peut échanger lors d’un débat, il définit la réfutation qui est une déduction dont la conclusion révèle une contradiction, résume Parwana Emamzadah. L’idée consiste évidemment à prendre le dessus sur son adversaire en parvenant à détruire la thèse qu’il soutient. La réfutation sophistique, quant à elle, cherche à atteindre le même but mais avec un raisonnement qui a l’apparence d’être valide et bon mais qui, en réalité, est fallacieux. »

Ambiguïté des mots

Dans son livre, Aristote établit une véritable typologie des réfutations sophistiques. Il montre que l’on peut jouer avec l’ambiguïté de certains mots ou de certaines phrases. Le raisonnement suivant est un exemple de cette mauvaise foi : « Tu dis que celui qui ne connaît pas, apprend (dans le sens de s’instruire). Et que celui qui connaît une matière ne l’apprend pas ; or, tu es d’accord qu’un grammairien, par exemple, connaît sa matière ; et tu concèdes qu’un grammairien apprend (dans le sens d’enseigner) la grammaire ; donc il y a bien quelqu’un qui connaît sa matière et l’apprend. »
L’auteur pointe également les fautes de raisonnement ou de logique, comme celle dite du conséquent qui consiste à penser que si p implique q, alors q implique p. Bref, il y a là toute la panoplie pour reconnaître un argument fallacieux ou, à l’inverse, pour éviter d’en fabriquer un dans son propre discours.
Aristote ne précise pas quelles sont, parmi ses contemporains, les cibles de sa critique. Pour certains chercheurs, dont Louis-André Dorion, de l’Université de Montréal (qui a traduit et commenté l’œuvre), il pourrait s’agir de l’école mégarique (originaire de Mégare, à mi-chemin entre Athènes et Corinthe) dont les membres ont reçu le surnom d’éristiques (disputeurs) à cause de leur inclination à faire dégénérer en dispute la science du raisonnement. D’autres estiment qu’il s’agit d’une catégorie spécialement élaborée pour simplement montrer du doigt ceux qui, à tort, enseignent pour gagner de l’argent et ont ainsi tout intérêt à paraître savants.

Éviter les ruses

Les textes d’Aristote, dont celui des Réfutations sophistiques, sont étudiés durant l’Antiquité, notamment dans l’école que le philosophe a fondée à Athènes, le Lycée. Après la chute de l’Empire romain d’Occident, la plupart d’entre eux sombrent toutefois dans l’oubli. Ils refont surface en Europe de l’Ouest plusieurs siècles plus tard, après un passage dans le monde arabe. C’est au XIIIe siècle que la logique aristotélicienne intègre le corpus obligatoire de tout étudiant de l’Université, mais le philosophe anglais Jean de Salisbury (1115-1180) en fait déjà l’apologie dans son Metalogicon, un siècle plus tôt, en encourageant notamment l’étude de la dialectique et de la sophistique pour éviter les ruses de ceux qui utilisent cette dernière pour se faire bien voir.
« Les philosophes médiévaux latins apprécient beaucoup les Réfutations sophistiques, note Parwana Emamzadah. Comme le rappelle Sten Ebbesen, professeur à l’Université de Copenhague et spécialiste de cette œuvre, c’est un texte qui s’inscrit parfaitement dans une culture du débat et de la dispute qui caractérise cette période. On peut ajouter qu’un livre qui parle de l’ambiguïté du langage, de ses failles et de ce qui peut empêcher les mots d’être clairs, est un lieu d’élaboration théorique sur le langage qui participe à un intérêt général que les médiévaux ont pour lui. L’exégèse biblique, par exemple, demande différents niveaux de lecture et l’interprétation de certaines phrases métaphoriques ou même contradictoires entre elles pose problème, car il s’agit tout de même, pour eux, de la parole de Dieu. Pour s’en sortir, une bonne théorie du langage est très utile. »
Aujourd’hui, estime la philosophe genevoise, on gagnerait à relire les Réfutations sophistiques d’Aristote, dont il existe des traductions récentes en français, ou, comme le texte reste malheureusement très technique et aride, tout au moins une bonne introduction à l’argumentation et à la logique.
À l’heure des fake news et de la crise de l’information en général, savoir faire le tri entre le bon grain et l’ivraie est en effet redevenu essentiel.
« Dans ma discipline, nous sommes sans cesse en train de tester les arguments des uns et des autres, explique Parwana Emamzadah. Nous sommes donc rompus à l’exercice consistant à détecter les faiblesses dans les raisonnements. Et je constate, pour ma part, une certaine nonchalance dans le développement des arguments que l’on peut lire dans la presse. J’ai l’impression que le souci de la vérité, on s’en fiche un peu. Chaque opinion, qu’elle soit issue d’un raisonnement fallacieux ou correct, est mise sur un pied d’égalité. »

Parwana EmamzadahParwana.JPG
Assistante au Département de philosophie, Faculté des lettres.
Titulaire d’un bachelor en théologie et d’un master en philosophie.
Prépare une thèse sur la « Grammaire et logique au tournant du XIVe siècle. Édition critique et étude doctrinale des Quaestiones super Sophisticos Elenchos de Radulphus Brito (1270-1320) ».