Campus n°134

Le Biafra et le mythe du nouvel ordre humanitaire

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Dans l’histoire de l’humanitaire, la guerre du Biafra marque un tournant. Cette « première famine télévisée» met à l’épreuve le système d’aide hérité de la Seconde Guerre mondiale, l’obligeant à se repenser en profondeur. Retour sur cet épisode emblématique avec Marie-Luce Desgrandchamps qui vient de consacrer un ouvrage au sujet.

Entre l’assassinat du sénateur Robert Kennedy, le 5 juin, et l’écrasement du Printemps de Prague, qui commence le 21 août, l’actualité de l’été 1968 a été traversée par un autre événement qui a profondément marqué l’imaginaire collectif: l’intrusion dans des centaines de foyers occidentaux d’enfants faméliques au ventre ballonné en train de mourir sous l’œil des caméras. Première « famine télévisée », la guerre qui éclate au Biafra, dans l’est du Nigeria, entre juillet 1967 et janvier 1970, suscite un énorme élan de solidarité qui va entraîner la mise en place d’un plan d’aide d’une ampleur que le monde n’avait plus connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Creuset d’un nouvel ordre humanitaire incarné par les French Doctors de Médecins sans frontières ou miroir des limites et des effets pervers propres à ce type d’engagement, l’épisode est au centre de la thèse de doctorat réalisée par Marie-Luce Desgrandchamps, chercheuse FNS et enseignante au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). Un travail aujourd’hui publié sous la forme d’un ouvrage par les Presses universitaires de Rennes.
« Dans la littérature francophone, la guerre du Biafra a souvent été présentée comme un « nouveau Solférino » ayant donné naissance à ce que l’on appelle le « mouvement humanitaire moderne », explique la chercheuse. Un mouvement qui, pour l’essentiel ,est incarné par l’organisation Médecins sans frontières dont la création, en 1971, serait indissociable de ce conflit. Sans être totalement erronée, cette vision des choses, qui a longtemps imprégné la recherche dans ce domaine, ne correspond dans les faits que partiellement à la réalité. »

De l’indépendance à la famine

Le Nigeria accède à l’indépendance en 1960 pour devenir une fédération composée de trois régions (Est, Ouest et Nord) où sont respectivement majoritaires les Igbo, les Yorubas et les Haoussa. À leur départ, les Britanniques laissent derrière eux une société marquée par de fortes tensions tant religieuses (l’islam est majoritaire au nord, le christianisme au sud) qu’économiques, puisque la plupart des ressources du sous-sol, et en particulier le pétrole, se trouvent sur territoire Igbo. Cette ethnie est également surreprésentée dans l’administration et le commerce.
Après une série de coups d’Etat et des massacres de Igbo, le colonel Ojukwu, alors gouverneur militaire du Nigeria oriental, proclame la « République indépendante du Biafra » le 30 mai 1967. L’armée fédérale riposte en mettant en place un blocus destiné à isoler le Sud-Est du pays, puis déclenche l’offensive générale en vue d’« écraser » ce qu’elle dénonce comme un « acte de rébellion ».

Lagos peut compter sur l’appui de la Grande-Bretagne, de l’Union soviétique et de l’Organisation de l’unité africaine (future Union africaine). Les sécessionnistes biafrais bénéficient de leur côté du soutien officieux, mais actif de la France ainsi que de quelques pays africains.

Même si, dans une première phase, le combat reste indécis, son issue ne fait bientôt plus de doute: prises au piège dans une nasse qui ne cesse de se resserrer, les autorités biafraises finissent par déposer les armes le 15 janvier 1970. Entre-temps, les populations igbo du reste du pays ont massivement fui devant l’avancée des troupes gouvernementales pour rejoindre le Biafra. Dans l’enclave, qui n’était déjà pas autosuffisante sur le plan de la protection agricole avant le conflit, la pression sur les ressources devient intenable. Et la situation empire de jour en jour. En mars 1969, selon un rapport de la CIA, il y aurait ainsi entre 2 et 4 millions de personnes survivant grâce à l’apport des opérations de secours dans les frontières de ce qui reste du Biafra. On estime que la famine en tuera entre 600 000 et 700 000.

La mort en direct

L’énorme impact sur l’opinion publique occidentale de ce conflit – qui n’est ni le premier ni le dernier à avoir ensanglanté le continent africain – repose, selon Marie-Luce Desgrandchamps, sur une multiplicité de facteurs qui se renforcent mutuellement.

Parmi ceux-ci, il y a tout d’abord la formidable caisse de résonance que constitue un paysage médiatique alors en pleine expansion. Outre la télévision, qui s’est fait sa place dans 62 % des foyers français et 98 % des ménages américains à la fin des années 1960, le photojournalisme traverse alors une sorte d’âge d’or. Des magazines comme Time, Life ou Paris Match sont tirés à des millions d’exemplaires. Sur leurs unes, on trouve des images réalisées par des figures telles que Gilles Caron, Raymond Depardon ou Don Mc Cullin, qui tous couvrent le Biafra.

À cette première strate s’ajoute le travail de propagande des belligérants, auquel le camp biafrais notamment accorde une attention toute particulière. Pour ces combattants isolés, confrontés à un adversaire beaucoup plus puissant sur le plan militaire, le soutien de l’opinion publique internationale est en effet un enjeu essentiel. Il faut donc à tout prix attirer les yeux du monde sur le drame qui se joue dans la République autoproclamée en donnant du crédit à la thèse d’un génocide. À cette fin, les autorités biafraises recourent notamment aux services d’une agence de relations publiques nommée Markpress et basée à Genève, qui va se montrer très active durant toute la durée du conflit.

Reste à faire le lien avec le théâtre des opérations, à trouver des témoins et des histoires à raconter au public. Une tâche qui, au Biafra, va être considérablement facilitée par la présence de nombreux missionnaires chrétiens, seuls expatriés encore présents en territoire Igbo au début du conflit. Premiers témoins des exactions de l’armée fédérale, ils vont jouer un rôle essentiel dans la diffusion de l’information en servant à la fois de lanceurs d’alerte, de témoins et de guides.

« Pour les deux parties, commente Marie-Luce Desgrandchamps, c’est une sorte de cercle vertueux qui se met alors en place. D’un côté, la couverture médiatique aide les humanitaires à trouver des ressources et à gagner le soutien de l’opinion publique. De l’autre, les journalistes peuvent profiter du déploiement des opérations de secours pour mener à bien leur travail. » Ce mécanisme n’est pas sans effet sur les contenus envoyés dans les rédactions par les reporters, puisqu’il tend à évacuer la dimension politique de la guerre et l’évolution du conflit en tant que tel au profit de sujets centrés sur le sort des populations locales et en particulier des enfants ainsi que sur les difficultés que l’aide humanitaire doit affronter pour les aider.

Une gestion au jour le jour

Lorsque la guerre éclate au Nigeria, la communauté internationale reste de marbre. La Grande-Bretagne ne souhaite pas l’éclatement du territoire national, mais n’ose intervenir trop ouvertement de peur de froisser l’opinion publique. La France, elle, voit dans le soutien à la jeune République un bon moyen de s’implanter dans une région anglophone, mais elle se refuse à une reconnaissance officielle pour agir en sous-main. Quant aux Russes et aux Américains, ils ne souhaitent pas s’impliquer outre mesure dans le conflit. L’ONU et ses agences se doivent, de leur côté, de respecter le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat.

Reste donc les organisations non gouvernementales. Les autorités de Lagos et les rebelles biafrais s’étant engagés dès avant le début du conflit à respecter les conventions internationales, le CICR, qui bénéficie d’une expérience largement reconnue en matière d’intervention lors de conflits armés, s’impose comme un interlocuteur incontournable pour assurer l’interface non seulement entre les belligérants mais aussi avec la communauté internationale et les autres ONG soucieuses de s’engager sur le terrain comme Oxfam, Save the Children, Caritas ou encore Terre des Hommes.

L’organisation, qui pense dans un premier temps pouvoir se cantonner à ses domaines d’action traditionnels – le contrôle du respect des Conventions de Genève et le soutien aux antennes locales de la Croix-Rouge en matériel et en personnel médical –, est toutefois assez mal armée pour faire face à un défi d’une telle ampleur.

Début 1967, le siège de Genève ne compte en effet plus que 149 employés, contre 315 en 1949 alors même que les terrains d’action se multiplient (Viet Nam, Yémen, Grèce, puis Nigeria). Affichant une moyenne d’âge de 65 ans, la direction de l’institution est assurée par 17 membres qui se réunissent une fois par mois, tandis que deux directeurs généraux gèrent les activités au quotidien.

Sur le terrain, en décembre 1968, ce sont un peu moins de 400 expatriés volontaires, fournis par diverses organisations, qui se répartissent entre le Nigeria, le Biafra et l’île de Fernando Pó.

La tâche qui les attend est pourtant énorme. D’une part, il s’agit de trouver un terrain d’entente entre les belligérants sur les modalités de l’opération. De l’autre, il faut gérer le chaos qui règne à Lagos où affluent dans le plus grand désordre vivres et volontaires désœuvrés. Enfin, il faut organiser un système permettant la distribution de l’aide dans le territoire du Biafra, mais également dans les zones repassées sous contrôle fédéral.

« Le gouvernement fédéral et les autorités biafraises n’arrivant pas à s’entendre sur la mise en place d’un pont aérien, il faut compter entre un et deux mois pour atteindre les populations du Biafra depuis la capitale par voie terrestre, explique Marie-Luce Desgrandchamps. L’acheminement de l’aide se fait par ailleurs au moyen d’un réseau complexe qui donne lieu à quelques aberrations dans la mesure où chaque organisation engagée sur le terrain souhaite être présente dans un maximum de lieux afin de pouvoir communiquer des chiffres importants en termes de tonnes de secours acheminés, de nombre de centres d’alimentation ou de personnes couvertes par l’action. »

Début août, la situation est critique: alors que la famine bat son plein sur le territoire biafrais, 30 tonnes de nourriture seulement sont parvenues jusqu’à Calabar, port situé à une centaine de kilomètres de la frontière rebelle, tandis que 600 se trouvent en attente dans la capitale et que 500 autres sont en cours d’acheminement.

Suivant l’exemple des organisations missionnaires, le CICR décide alors de se passer de l’accord de Lagos pour s’engager à son tour dans la mise en place de vols nocturnes clandestins à destination du Biafra. Il améliore également son efficacité en territoire fédéral où, en décembre 1968, il dispose de 300 camions, de trois navires, de deux avions et de trois hélicoptères.

Maladresses et incompréhensions

Convaincu du bien-fondé de ses positions, le CICR va brusquement déchanter à la fin du printemps 1969. Le 28 mai, Auguste Lindt, commissaire général des opérations Nigeria-Biafra du CICR, est arrêté à son arrivée à Lagos et déclaré « persona non grata » par le gouvernement. Dans la nuit du 5 au 6 juin, un avion de la Croix-Rouge suédoise opérant des vols pour le compte du CICR est abattu par l’aviation fédérale. L’ensemble de l’équipage périt dans l’attaque. Le pont aérien est suspendu par le CICR le 11 juin et ne reprendra plus. Le 30 du même mois, le gouvernement fédéral retire en effet la coordination du programme de secours au CICR pour la confier à une Commission nationale de réhabilitation.
« Les premières réactions du CICR face à ces événements témoignent du fossé qui s’est creusé entre l’organisation et ses interlocuteurs nigérians, explique Marie-Luce Desgrandchamps. Au Nigeria, les opérations de secours sont en effet de plus en plus perçues comme une ingérence occidentale permettant la survie du Biafra que le gouvernement fédéral est obligé de tolérer pour satisfaire aux exigences de la communauté internationale. Du côté du Comité, en revanche, on estime avoir rendu un fier service au pays tout en attribuant les difficultés rencontrées à l’incapacité des Africains à comprendre le principe de neutralité et à l’absence de charité dans les sociétés africaines. »

Sur place, la frustration est toutefois bien réelle. La façon dont le CICR mène les discussions devant aboutir à un accord sur l’acheminement de l’aide depuis le début du conflit a en effet donné l’impression à ses interlocuteurs africains qu’ils ne sont ni pris au sérieux ni respectés. Par maladresse ou manque de tact, le Comité apparaît de plus en plus à leurs yeux comme un agent du néocolonialisme. À celles des médias nigérians, qui dépeignent le personnel du CICR comme des espions à la solde du Biafra, s’ajoutent donc bientôt des critiques venues des milieux universitaires qui réclament une attitude plus ferme du gouvernement à l’égard des humanitaires.

Ce sentiment est encore accru par le manque d’intégration du personnel local dans les opérations de secours qui semblent avant tout une affaire d’hommes blancs. Considérée comme une des Sociétés les plus développées d’Afrique, la Croix-Rouge nigériane, pourtant souvent en première ligne sur le terrain, est tenue à l’écart de la plupart des décisions et sa participation est rarement mise en lumière. « Le CICR était plus attentif à recruter des personnes de nationalité suisse que des personnes expérimentées, sensibles et adaptables culturellement », témoigne alors Emmanuel Urhobo, responsable de l’aide humanitaire du Conseil chrétien du Nigeria.

Vers un nouvel ordre humanitaire

La grogne dont fait l’objet l’organisation genevoise ne se limite pas à ses partenaires africains. Au sein de l’organisation, de vives tensions apparaissent dès les premiers mois du conflit. Pour faire face à l’ampleur de la crise, il a en effet non seulement fallu recruter à la hâte du personnel – pour l’essentiel venu de Suisse et ne connaissant pas grand-chose au travail humanitaire et encore moins au Nigeria – mais également recourir aux forces fournies par les autres membres du Mouvement de la Croix-Rouge ainsi que par diverses organisations, notamment religieuses. Or, faire cohabiter efficacement tout ce petit monde ne va pas de soi. « Sur le terrain, les équipes manquent de cohésion, précise Marie-Luce Desgrandchamps. À côté du personnel des Sociétés nationales suisse ou suédoise, par exemple, encore très imprégnées d’une certaine culture militaire et qui se concentrent sur les questions d’efficacité et de logistique, arrive une nouvelle génération marquée par Mai 68 dont le rapport à l’ordre et à l’autorité est différent. »

De là à proclamer que la rupture était inévitable, il y a un pas qui sera allégrement franchi par les fondateurs de Médecins sans frontières, Bernard Kouchner en tête, lorsque le temps viendra de légitimer l’action de cette organisation fondée en décembre 1971.

La thèse que défendent ceux qu’on appellera bientôt les French Doctors est a priori limpide : face à l’imminence d’un génocide de la population biafraise, il était nécessaire de rompre avec la neutralité et l’immobilisme caractérisant le CICR pour développer une nouvelle forme d’engagement autorisant non seulement la dénonciation des atrocités mais également le secours des victimes quelles qu’elles soient et où quelles soient.

« Le discours qui est utilisé a posteriori pour ancrer la création de MSF, et par extension l’émergence d’un « nouvel humanitaire », valorise l’héroïsme de ces jeunes médecins qui, n’écoutant que leur courage, ont risqué leur vie pour aller en sauver d’autres à des milliers de kilomètres de chez eux, commente la chercheuse. Dans ce contexte, les membres du CICR, qui sont présentés comme des fonctionnaires insensibles aux souffrances de la population civile et incapables d’improviser face à l’urgence, servent de contrepoint. C’est pratique, mais c’est une vision très orientée de la réalité. »

D’abord parce que le silence du CICR est relatif durant le conflit biafrais. S’interdisant de prendre position publiquement, l’organisation a adressé de nombreuses plaintes officielles aux belligérants ainsi qu’à d’autres instances comme l’ONU ou l’OUA. Loin de s’offusquer de la prise de parole de Bernard Kouchner et de son collègue Max Récamier dans Le Monde en novembre 1968, le Comité en a d’abord fait l’éloge à l’interne avant de le reproduire en partie dans la revue internationale de la Croix-Rouge. Il a par ailleurs envoyé sur place un spécialiste de l’information qui a lui-même interviewé Bernard Kouchner.

Ensuite parce que le CICR et la Croix-Rouge française, pour le compte de laquelle travaillent les futurs fondateurs de MSF, vont continuer à collaborer jusqu’à la fin du conflit sans que cela ne semble créer de difficultés particulières ni pour les uns ni pour les autres.

Enfin, cette lecture du moment biafrais passe sous silence tout questionnement sur les effets potentiellement pervers de l’aide humanitaire et sur sa possible instrumentalisation.

Or, il se trouve que la position des « French Doctors » est assez ambiguë sur ce dernier point. Le gouvernement français, qui n’a jamais cherché à cacher ses sympathies pour le camp sécessionniste ne se contente en effet pas d’élaborer une stratégie de communication visant à orienter l’opinion nationale en faveur de la cause biafraise en envoyant sur place des journalistes choisis ou en sélectionnant les images les plus susceptibles de provoquer un choc chez le spectateur. Il soutient également à bout de bras la Croix-Rouge française dont les opérations, indépendantes du CICR et pilotées de manière autonome par le Quai d’Orsay, sont vues par le régime gaulliste comme un excellent moyen de servir les intérêts de la France dans cette partie du continent africain même si elles doivent conduire à prolonger le conflit.

« Si tournant il y a au moment de la Guerre du Biafra, conclut Marie-Luce Desgrandchamps, celui-ci est caractérisé par des facteurs qui vont bien au-delà du seul cas de Médecins sans frontières et qui témoignent de changements plus généraux dans le paysage humanitaire mondial. Parmi ceux-ci, on peut citer l’émergence et la montée en puissance de nouvelles organisations portées par la société civile au moment où se repensent les rapports avec les territoires des anciens empires coloniaux, ainsi que les transformations amorcées par le CICR dès avant la fin du conflit pour améliorer sa gouvernance, ses relations extérieures ou la formation de son personnel. Le conflit illustre également l’importance prise par les Croix-Rouge issues de la décolonisation qui se situent à l’intersection des sphères nationale et internationale en raison de leur intégration au sein du Mouvement de la Croix-Rouge. Un positionnement qui en fait des organisations capables de résoudre l’équation entre la méfiance des agences occidentales envers les organismes émanant uniquement des États africains et celle des gouvernements africains qui perçoivent parfois la présence des organisations étrangères comme une mise en cause de leur souveraineté. »