Campus n°134

« InZone », antenne de l’UNIGE dans les camps de réfugiés, fait peau neuve

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Le projet d’enseignement supérieur en contexte de crise, fondé en 2005 au sein de la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI), est devenu un Centre spécialisé rattaché directement au rectorat. Une décision destinée à assurer sa pérennité.

Ahmed Abdi, réfugié somalien de 29 ans, a grandi dans le camp de Kakuma, au nord-ouest du Kenya. Maîtrisant un grand nombre de langues (dont le somalien, l’anglais et l’arabe), il est aujourd’hui interprète pour le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Et il vient d’être envoyé en mission au Niger auprès de migrants venus de Libye. Ce recrutement, l’Université de Genève n’y est pas étrangère. En effet, le jeune homme a suivi avec succès toute une série de cours à distance proposés par InZone, un projet d’enseignement supérieur en contexte de crise dirigé par Barbara Moser-Mercer, professeure honoraire et ancienne directrice du Département d’interprétation à la Faculté de traduction et d’interprétation. Au bout de six ans, Ahmed a obtenu un Certificat d’études supérieures en interprétation humanitaire (CAS in Humanitarian Interpreting), diplôme de formation continue reconnu internationalement qui a contribué à lui ouvrir les portes de l’agence onusienne. Et ce n’est pas tout.
« Ahmed Abdi est destiné à prendre la tête d’une start-up que nous sommes en train de développer avec lui dans le camp de Kakuma, ajoute Barbara Moser-Mercer. Il s’agit d’une agence d’interprètes dont la formation sera assurée par l’Université de Genève. Des organisations telles que le UNHCR pourront s’adresser à elle pour recruter du personnel en fonction de leurs besoins en services d’interprétation. »
Le parcours d’Ahmed est représentatif des espoirs et des objectifs d’InZone. Fondé en 2005, ce projet a connu en treize ans un développement fulgurant. En collaboration avec ses partenaires (les autres facultés de l’UNIGE, des organisations non gouvernementales, des entreprises…), la structure somme toute assez modeste propose aujourd’hui dans trois camps de réfugiés des cours dans des domaines aussi divers que l’interprétation, les droits humains et de l’enfant, l’éthique, l’histoire, la pauvreté et la santé globale, la formation médicale de base, l’ingénierie de base, etc.

Face à cette croissance spectaculaire, InZone court maintenant le risque de s’effondrer sous son propre poids. Pour éviter cela, le rectorat a commandé un rapport visant à identifier les conditions nécessaires à la pérennisation de la structure. Le texte a depuis été rendu et les autorités de l’Université ont décidé, en juin dernier, de suivre ses recommandations. InZone a ainsi été sorti du Global Studies Institute auquel il était provisoirement lié, et transformé en un Centre spécialisé rattaché directement au rectorat. Un nouveau statut qui facilitera la collaboration avec les facultés qui sont toutes (à l’exception, pour l’instant, de celle des sciences) impliquées dans les activités d’InZone. Le Conseil consultatif international est, quant à lui, en train d’être remanié pour diminuer la surreprésentation de l’interprétation qui n’est plus le centre des activités d’InZone.

Ce nouveau statut assure aussi un financement institutionnel pour les activités de base, dégageant plus de temps pour la recherche de donateurs extérieurs désireux de soutenir les projets sur le terrain. InZone travaille d’ailleurs déjà avec un certain nombre d’entre eux, dont le Service de la solidarité internationale du canton de Genève, présent depuis le début.

« Le plus important pour nous, et le rectorat l’a bien compris, c’est que nous voulons à tout prix éviter de trop grandir, précise Barbara Moser-Mercer. Il faut savoir que chaque formation que nous mettons en place comporte un volet de recherche scientifique, souvent centré sur les compétences des réfugiés eux-mêmes. Notre travail consiste en effet à développer des modèles d’enseignement en situation de crise, à les valider et à les confier à la communauté elle-même. Pour poursuivre cette activité scientifique, il est essentiel que nous conservions notre capacité à innover et à nous adapter à un monde qui change rapidement. Une structure trop grande deviendrait aussi trop lourde, administrativement, et perdrait à coup sûr cette faculté. »

Le monde change effectivement mais pas forcément dans la direction souhaitée. Selon les derniers chiffres de l’UNHCR, il compte actuellement 68,5 millions de personnes déplacées et 25,4 millions de réfugiés. Une tendance qui s’inscrit à la hausse.

Dans ces situations d’urgence, l’éducation des enfants et des jeunes ne fait certes pas partie des besoins vitaux à couvrir en priorité. Il n’en reste pas moins que ce droit est inscrit dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant de 1989 et dans celle relative au statut des réfugiés de 1951. Un droit d’autant plus essentiel que le statut de réfugié est loin d’être provisoire. La durée moyenne des conflits à l’origine de ces mouvements de populations est de dix ans et celle des séjours des familles dans les camps de vingt ans.

Aujourd’hui, la moitié des enfants des camps de réfugiés ont accès à une éducation primaire. Selon les statistiques, 22 % d’entre eux poursuivent une formation secondaire. La proportion tombe toutefois à 1 % lorsqu’on atteint le niveau universitaire.
Pour Barbara Moser-Mercer, c’est évidemment insuffisant. Dans un chapitre paru dans le livre Technologies for Development tiré d’une conférence de l’Unesco tenue en 2016, la chercheuse genevoise explique sa position: « L’éducation favorise l’innovation et les compétences entrepreneuriales qui sont importantes pour l’employabilité, l’activité économique et la création d’emplois. […] Si les réfugiés et les personnes déplacées reçoivent une éducation de qualité lorsqu’ils sont en exil, ils sont plus susceptibles de développer les compétences nécessaires pour tirer profit des systèmes économiques, sociaux et politiques existant dans leurs communautés d’accueil ou lors de leur retour chez eux. »

C’est pour répondre à ce souhait que toutes les formations d’InZone sont désormais assorties de crédits ECTS (European Credit Transfer System, valables dans toute l’Europe, Russie comprise, et mondialement reconnus) qui donnent du poids aux compétences acquises.

Concrètement, les cours sont majoritairement délivrés à distance avec des modules dispensés sur place. Les programmes peuvent être téléchargés via Internet depuis des terminaux installés dans des bâtiments du camp dédiés à cet effet.

« Nous possédons notamment deux containers, les « InZone@UNIGE Learning Hubs », que nous avons installés dans les deux camps kényans où nous sommes actifs, l’un dans celui de Kakuma et l’autre à Dadaab, un vaste camp de réfugiés situé près de la frontière somalienne, explique Barbara Moser-Mercer. Des panneaux solaires assurent l’alimentation électrique et la ventilation et ils sont équipés d’une dizaine d’ordinateurs chacun. »

Installés depuis plus de cinq ans, les deux containers sont toujours là, ayant survécu aux rudes conditions climatiques et de vie qui caractérisent ces endroits. Les habitants de Kakuma ont même construit une annexe grâce au soutien des étudiants réfugiés inscrits dans un cours d’ingénierie de base délivré par l’Université de Purdue aux États-Unis avec laquelle InZone collabore.

Des centres en dur sont venus compléter le dispositif dans chacun des camps du Kenya ainsi que dans celui d’Azraq en Jordanie, où InZone a commencé ses activités depuis quelques années.

L’initiative genevoise entretient aussi, depuis le tout début, un système de tutorat qu’elle a mis en place pour seconder les étudiants des camps de réfugiés. Chaque année, des post-doctorants genevois issus des différentes facultés impliquées dans les cours sont formés pour suivre les apprenants durant l’année grâce à Internet mais aussi lors d’un séjour sur place.

Avec les années et la multiplication des projets, le succès d’InZone, qui occupe la place de pionnier dans son domaine, est indéniable. « Nous avons été submergés par les demandes de participation à l’école d’été qui s’est tenue cette année à Nairobi du 10 au 21 septembre sur le thème de l’éducation supérieure en situation de crise, souligne Barbara Moser-Mercer. Sur les trois camps où nous sommes présents, nous cumulons plus de 200 étudiants par année. Cela dit, un seul enseignant formé à l’aide d’un de nos programmes de Certificat d’études avancées, nous permet de toucher en réalité entre 15 et 20 bénéficiaires indirects. »

Afin d’évaluer plus formellement l’utilité réelle de son concept de création d’espaces de formation supérieure dans des contextes fragiles et de ces programmes d’enseignement, InZone a commandé une première étude d’impact qui sera réalisée cet automne.

https://www.unige.ch/inzone

Le cœur du métier: former des interprètes

 

L’histoire d’InZone débute en 2005, lorsque l’Unité d’interprétation de l’Université est mandatée par l’Organisation internationale des migrations pour former des interprètes travaillant en Irak où la situation reste très tendue malgré la fin officielle du conflit. Sur les 12 candidats retenus, seuls quatre ont finalement obtenu leur visa pour Genève. Barbara Moser-Mercer, professeure à la Faculté de traduction et d’interprétation et responsable du projet, comprend assez vite que les besoins sont énormes et que ces gens ne sont pas du tout formés correctement à la tâche qui les attend.
Dans la plupart des cas, les personnes qui servent d’interprètes dans les situations de conflits ne sont en effet pas des interprètes de métier. Généralement recrutés sur place – essentiellement parce qu’ils ont des rudiments d’anglais, la langue de travail des humanitaires –, ils appartiennent le plus souvent à la communauté linguistique d’une des parties du conflit régional, ce qui pose parfois des problèmes d’impartialité et de neutralité. Ils peuvent par ailleurs être considérés comme des traîtres et subir des représailles.
L’interprète est en même temps doté d’un certain pouvoir. Il peut biaiser la communication en introduisant de légères nuances dans son intonation. Il est donc primordial de rendre les participants au cours attentifs à leur devoir de neutralité.
Disposant d’une certaine expertise en matière de formation à distance, l’équipe de Barbara Moser-Mercer se lance alors, en collaboration avec le CICR et depuis le Bureau des Nations unies à Nairobi, dans la conception de cours virtuels de base permettant d’acquérir
les principes essentiels du métier en situation de crise.
Après une première évaluation du projet, il est apparu que le tout à distance n’était pas idéal, principalement parce que ce mode de fonctionnement ne permet pas de développer les compétences nécessaires ni de vérifier qu’elles sont acquises. Par ailleurs, les chercheurs genevois ont commencé à travailler à Nairobi même alors que, de l’aveu des populations locales, les besoins les plus criants se trouvent dans les camps de réfugiés. D’où la mise en place dans ces derniers de containers mobiles (baptisés InZone@UNIGE Learning Hub) équipés d’ordinateurs permettant la formation à la fois en présentiel et à distance.