Campus n°135

Le spécisme, une impasse morale ?

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Popularisée au milieu des années 1970 par le livre de Peter Singer, «La Libération animale», la notion d’antispécisme a depuis fait du chemin. Au point d’avoir désormais sa propre entrée dans «L’Encyclopédie philosophique».

Il n’est pas plus légitime de discriminer les animaux en fonction de leur espèce que les individus en fonction de la couleur de leur peau ou de leur appartenance sexuelle. Telle est en substance l’idée que lançait en 1975 Peter Singer dans la Libération animale. Posant les bases d’une nouvelle discipline (l’éthique animale), cet ouvrage tiré à près d’un million d’exemplaires et traduit dans une vingtaine de langues sert depuis d’étendard théorique à la plupart des mouvements qui se réclament du végétarisme, du véganisme ou de l’antispécisme. Mais le postulat défendu par le philosophe australien a également fait son chemin bien au-delà des cercles militants. Dans sa version alémanique, la Constitution suisse fait ainsi référence depuis 2001 à la « dignité de la créature ». Le droit civil français, de son côté, reconnaît depuis février 2015 les animaux comme « des êtres vivants doués de sensibilité », tandis que le terme « spécisme » a fait son entrée dans le Petit Robert en 2017, avant d’intégrer cette année L’Encyclopédie philosophique via un article signé par François Jaquet, chercheur post-doctorant au sein de la Faculté des lettres et du centre interfacultaire en sciences affectives de l’UNIGE. Victime de son succès, le concept fait néanmoins l’objet de nombreux malentendus. Explication de texte.
Forgé par le psychologue britannique Richard D. Ryder en 1970 pour dénoncer les souffrances dont sont victimes les sujets de l’expérimentation animale, le terme « spécisme » est popularisé quelques années plus tard par un autre pensionnaire d’Oxford: l’Australien Peter Singer, aujourd’hui professeur à la prestigieuse Université de Princeton (États-Unis). Dans le livre qui l’a rendu célèbre, celui-ci prend le contre-pied d’une vision millénaire visant à légitimer la supériorité de l’homme sur l’animal et nourrie tant par la Bible que par des auteurs comme Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes, Kant ou Schopenhauer.
Selon lui, le spécisme est défini comme un « préjugé ou attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces ». Son argumentaire repose sur l’idée que l’appartenance à une espèce biologique particulière n’est pas une propriété moralement pertinente pour justifier une quelconque discrimination envers le règne animal. Il propose donc de remplacer ce critère pour étendre la communauté morale à tous les êtres dotés de sensibilité et de prendre en compte les intérêts de ceux-ci de manière égale. Constatant que la souffrance infligée par les humains aux animaux est disproportionnée en regard de la satisfaction que le fait de la consommer entraîne, il conclut à l’obligation morale de s’abstenir de manger la chair des animaux, voire de consommer tous les produits issus de leur exploitation. « Depuis sa publication, le livre de Peter Singer a suscité d’énormes débats dans les pays anglo-saxons, et de façon plus récente, dans l’espace francophone, explique François Jaquet. Mais ce succès s’est accompagné d’un certain nombre de confusions et d’approximations tant dans les milieux académiques que dans le grand public. Si bien que le terme spécisme recouvre aujourd’hui des acceptions très variées qui ne sont pas toujours conformes à la pensée de Singer. »
Comme l’explique François Jaquet dans son article, l’antispécisme ne doit ainsi pas être compris comme le simple fait de nier l’existence des espèces mais bien comme le refus de discriminer certaines d’entre elles au profit d’autres. Pour autant, il ne s’agit pas de proclamer qu’il existe une égalité totale entre l’homme, le cochon et le moustique.
« On peut reconnaître que les génies et autres surdoués sont plus intelligents que le reste de la population, tout en refusant de les privilégier, explique François Jaquet. De la même manière, on peut aussi reconnaître que les êtres humains sont plus intelligents que les cochons et les rats, tout en refusant de les privilégier. Et c’est précisément ce que font les antispécistes. L’idée n’est pas que tous les animaux ont les mêmes capacités, mais que nous devrions accorder une importance similaire à leurs intérêts similaires et en particulier à celui de ne pas souffrir inutilement. »
Dans cette perspective, l’antispécisme condamne à la fois l’élevage à des fins alimentaires et l’expérimentation animale. Dans les deux cas, le bénéfice tiré par l’homme (satisfaction gustative et développement de médicaments ou de cosmétiques) est jugé négligeable en regard du traitement infligé aux animaux dans les filières d’élevage industrielles ou dans les laboratoires.
« Sur le plan théorique, être antispéciste engage simplement l’individu à considérer que s’il est injuste de traiter des êtres humains de telle manière, il l’est tout autant de le faire avec des animaux, complète François Jaquet. Dans le cas de l’expérimentation animale, force est de constater que les gens qui accepteraient qu’on utilise des humains comme cobayes pour des expériences pénibles engageant leur survie sont très rares. Par ailleurs, il faut admettre que le nombre de personnes sauvées reste très largement inférieur au nombre d’animaux sacrifiés. »
Appliqué à la lettre, l’antispécisme implique ainsi de renoncer à une partie des progrès apportés par la science tout en mettant l’accent sur le développement de méthodes alternatives comme celle dite des « 3R » (lire article 2).
Un autre argument souvent opposé aux théories de Singer consiste à dire que ce n’est pas tant parce que les rats et les cochons ne font pas partie de notre espèce qu’ils subissent des discriminations mais parce qu’ils sont moins rationnels ou conscients que les êtres humains. « Sur le plan conceptuel, cette objection se heurte au fait qu’on peut dire de certains êtres humains – les handicapés mentaux profonds, les nouveau-nés et les vieillards séniles, par exemple – qu’ils ne remplissent pas parfaitement cette condition », analyse François Jaquet. Ces individus, que la littérature philosophique désigne sous l’appellation de « cas marginaux », sont moins rationnels et conscients d’eux-mêmes que peuvent l’être certains animaux. Pour autant, nous refusons à juste titre d’effectuer des expériences pénibles sur des nourrissons au titre du progrès scientifique. »
 L’idée que c’est l’appartenance à l’espèce humaine qui confère aux êtres humains leur statut moral pose elle aussi problème du point de vue philosophique. Elle suppose en effet qu’il est possible de tracer une frontière non arbitraire entre l’espèce humaine et les autres espèces, ce qui est difficile étant donné que l’évolution est un processus continu et qu’il est impossible de déterminer de façon exacte à quelle génération les non-humains sont devenus des humains. De plus, suivre un tel raisonnement obligerait à considérer l’appartenance d’espèce comme un critère moralement pertinent alors même qu’il s’agit d’une caractéristique purement biologique.
Indépendamment de la notion d’espèce, certains auteurs concèdent que les êtres humains ne jouissent pas d’un statut moral particulier, tout en insistant sur le fait que nous avons des raisons de privilégier nos congénères tout simplement parce qu’ils sont nos congénères, de même que nous avons des raisons de privilégier nos parents parce qu’ils sont nos parents.
« La portée de cette justification est très limitée, répond François Jaquet. Si on peut comprendre que vous préfériez sauver votre sœur d’un incendie plutôt qu’un parfait inconnu, quelles que soient vos préférences culinaires, vous ne pouvez pas tuer un inconnu pour lui préparer un pot-au-feu. »
Pour suivre Aristote, Descartes ou Kant, on peut également avancer que le statut moral supérieur des humains découle de leurs capacités mentales. Contrairement aux autres animaux, l’homme est en effet rationnel, autonome, capable de langage et de réciprocité, tout en étant doté d’un sens moral et d’une culture.
Sur ce point, deux remarques s’imposent. La première est que les scientifiques sont globalement d’accord pour reconnaître que l’homme n’a pas le monopole des émotions. Tous les vertébrés, voire certains insectes ou mollusques, peuvent également ressentir du plaisir ou de la douleur et sont donc également des êtres sensibles. «La limite entre les animaux dits « sentients » et ceux qui ne le sont pas n’est pas évidente à tracer, notamment chez les insectes, remarque François Jaquet. Mais ce n’est pas un problème philosophique, c’est aux scientifiques de tracer la ligne rouge.»
La seconde est que si le critère de la conscience de soi, par exemple, était pertinent, cela impliquerait que nous devions privilégier les humains adultes normaux non seulement par rapport aux truites et aux poulets, mais aussi par rapport aux humains marginaux, ce qui n’est naturellement pas envisageable d’un point de vue éthique.
Singer considère également qu’il relève du spécisme de discriminer les animaux entre eux, autrement dit de se soucier du bien-être des chiens, tout en acceptant de tuer et d’exploiter des cochons pour s’alimenter. Dès lors se pose donc la question du comportement adéquat à adopter face aux mécanismes de prédation, le lion ayant systématiquement tendance à attenter de manière brutale aux intérêts de la gazelle.
« Si les proies du lion étaient des êtres humains, nous aurions l’obligation de les assister lorsqu’elles sont en danger, avance François Jaquet. Nous pourrions donc faire la même chose envers la gazelle en invoquant un cas de défense d’un tiers. Mais c’est une question très délicate, parce que la seule manière d’intervenir serait de le faire contre le prédateur. En revanche, ce qui me semble clair, c’est que si on en a les moyens on devrait faire quelque chose pour venir en aide aux animaux qui sont victimes de maladies ou d’attaques de parasites. Et ce même si cela risque de nous entraîner très loin dans nos obligations envers le monde sauvage. »


« Spécisme », par François Jaquet. In : M. Kristanek. « L’Encyclopédie philosophique », 2018