Campus n°135

La domestication, quand l’homme s’empare de la nature

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L’Être humain a domestiqué toutes sortes d’animaux, surtout des mammifères mais aussi des oiseaux, des poissons et même des insectes. Le premier qu’il a dominé est le chien mais sans vraiment le faire exprès. Par la suite, il n’a eu de cesse de maîtriser la nature pour en tirer des avantages.

 

«La première domestication intentionnelle d’un animal sauvage a provoqué un changement important dans la tête de l’être humain. Imaginez ! Pour la première fois, il s’empare de la nature. Il se place au-dessus d’elle. Auparavant, l’humain avait certes une vie cultuelle mais son rôle dans celle-ci était très modeste vis-à-vis de son environnement, plus respectueux. Tandis que là, il commence à maîtriser la nature pour en tirer ce dont il a besoin.» Jacqueline Studer, conservatrice au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève et chargée de cours au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), est une spécialiste de l’archéozoologie. C’est à elle que l’on fait appel dès qu’il s’agit d’analyser des restes de faune mis au jour dans quelque fouille, d’en déterminer le contenu et de saisir ce qu’ils peuvent raconter sur les éventuels humains qui les ont abandonnés. Opérer la distinction entre ossements de bêtes sauvages et domestiqués fait partie de sa routine. Les millénaires d’histoire de l’assujettissement de l’animal à l’homme représentent son domaine de prédilection.
« Le premier animal domestiqué est le chien, mais il ne l’a pas été de manière intentionnelle, précise-t-elle d’emblée. On estime que la transition s’est opérée il y a au moins 17 000 ans, soit bien avant l’apparition de la sédentarisation ou de l’agriculture. À cette époque, l’être humain et le loup, dont le chien descend, sont des prédateurs dont les terrains de chasse se croisent. Seulement, les deux ne mangent pas exactement la même chose. Nous ne digérons pas l’os tandis que les canidés, qui aiment en ronger les extrémités, oui. Nos déchets représentent donc pour eux un garde-manger. »
Il est donc probable qu’à cette époque, les loups gravitent fréquemment autour des campements des chasseurs-cueilleurs espérant se repaître de leurs restes. De son côté, l’humain tolère cette présence malgré tout dangereuse, car il tire un certain bénéfice du flair, de la vue et de l’ouïe exceptionnels de l’animal. Le comportement de ce dernier, si on sait le lire, peut en effet servir d’alerte en cas de danger ou de présence de proies. Dans un paysage très ouvert de steppes qui domine cette période glaciaire, c’est sans aucun doute un avantage.
« Par la force des choses, certains loups se sont approchés de l’homme, en particulier les individus les plus faibles, les moins agressifs et les moins méfiants de la meute, poursuit Jacqueline Studer. Ils se sont laissés nourrir. Peut-être que des louveteaux ont été recueillis dont certains ont accepté la domination de l’homme comme ils l’auraient fait avec le mâle alpha. Il suffit qu’une femelle entre ainsi dans la sphère d’influence humaine pour que le processus de domestication démarre. »

Entre chien et loup

Dater le début de ce rapprochement n’est pas aisé. Les ossements de canidés sont rares et les critères de distinction comme la taille réduite du chien ou une morphologie particulière d’un os ou d’une dent ne sont pas toujours applicables puisque le loup est lui-même très variable.
Certaines publications suggèrent la présence de chiens aussi ancienne que 30 000 ans, voire plus, mais cette analyse ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. Les analyses de l’ADN des chiens comparé à celui des loups, qui fournissent des dates parfois encore plus lointaines, ne sont pas concluantes non plus, la principale raison étant qu’au cours des millénaires, les deux ont continué à s’hybrider régulièrement et à mélanger leurs gènes.
Ce qui est certain, c’est qu’au Paléolithique supérieur, dès le 15e millénaire avant notre ère, le chien vit aux côtés des chasseurs, comme le révèlent plusieurs dizaines de sites en Europe. Sa présence dans des tombes confirme d’ailleurs des rapports affectifs entre l’animal et les humains. C’est le cas d’une sépulture à Oberkassel, en Allemagne, datée d’il y a 16 000 ans, et d’une autre plus récente, découverte sous une maison dans le nord d’Israël. Cette dernière, remontant à 10 000 ans avant notre ère, renferme le corps d’une défunte dont une des mains est posée sur un chiot.
En Suisse, des restes de chien ont été retrouvés dans des sites datant du Magdalénien (entre 13 000 et 11 000 ans avant notre ère) à Hauterive-Champréveyres, à Neuchâtel, et au Kesslerloch, dans le canton de Schaffhouse.
Le chat a lui aussi vécu une domestication non programmée. Pendant la période du Néolithique ancien, soit 800 ans avant notre ère, la présence de ce prédateur solitaire au Proche-Orient a été acceptée en raison de sa capacité à chasser les rongeurs, véritables ravageurs des réserves de céréales qui se multiplient dès l’invention de l’agriculture. Il a d’ailleurs damé le pion au renard, candidat pourtant lui aussi compétent pour la même tâche. Un deuxième foyer de domestication du chat s’allume, au 3e millénaire avant notre ère, en Égypte, où le félin devient un symbole religieux important.
Une étude parue dans la revue Nature du 19 juin 2017, et à laquelle Jacqueline Studer a participé – elle a examiné à cette occasion des centaines de milliers d’os –, démontre que ces deux populations contribuent de manière égale au patrimoine génétique du chat domestique d’aujourd’hui. La conquête du monde par le félin semble avoir suivi les routes commerciales maritimes (les chats ont toujours été bienvenus à bord des navires pour chasser les rats) et terrestres.
Mais le chat est encore resté passablement libre de ses mouvements. Sortant et rentrant à sa guise, il s’est continuellement hybridé avec ses cousins sauvages, ce qui a pu être démontré par l’analyse génétique.

Les trois prisons

L’élevage proprement dit commence au Proche-Orient avec la sédentarisation, au 9e millénaire avant notre ère. Les premiers animaux domestiqués de manière intentionnelle sont des artiodactyles (les ongulés ayant un nombre pair de doigts à chaque patte). La chèvre, le mouton, le bœuf et le porc fournissent de la viande, du lait, de la laine ou encore de la force à volonté. Ils sont suivis quelques millénaires plus tard par l’âne, le cheval et le dromadaire pour le transport, les abeilles pour le miel, les poules pour les œufs, etc.
« En archéozoologie, nous définissons un animal domestique quand son apparence diffère de celle de son ancêtre sauvage sur plusieurs points tels que sa taille, sa coloration, etc. », explique Jacqueline Studer.
La domestication passe par un processus que la chercheuse appelle les trois prisons. Les villageois ayant renoncé au nomadisme commencent par capturer l’animal et lui enlever sa liberté de déplacement pour le garder auprès d’eux. Ils lui imposent ensuite un régime alimentaire différent de ce qu’il aurait été si l’animal était resté sauvage. Des recherches récentes ont montré l’influence non négligeable de cette contrainte. Finalement, les éleveurs contrôlent les accouplements et choisissent dans la progéniture les individus dont les traits sont les plus intéressants (docilité, force, capacité à produire du lait, etc.).

Changements spectaculaires

Ces trois facteurs suffisent pour induire des changements spectaculaires. En quelques générations, il est possible d’obtenir des animaux qui présentent des caractères domestiques.
Une des premières conséquences du processus est une modification des habitudes alimentaires des chasseurs devenus éleveurs. Mais elle s’impose de manière plus progressive. Au début, les animaux domestiques ne représentent en effet qu’un petit pourcentage des assemblages fauniques retrouvés par les archéologues. Il faut attendre quelque temps pour que leur viande commence à dominer le régime alimentaire et que le lait et ses dérivés soient exploités.
Une autre particularité de la domestication est qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. La vache, même si elle devait survivre à un retour à l’état sauvage, ne redeviendra plus jamais l’auroch dont elle est issue il y a des milliers d’années. Trop d’allèles, ou plutôt de gènes mutés, ont été sélectionnés dans le processus pour que cela soit possible. En revanche, il existe de nombreux exemples de marronnage, c’est-à-dire d’animaux domestiques qui ont repris une vie sauvage, tels que le mouflon de Corse, les bœufs de l’île d’Amsterdam (finalement éradiqués en 2010), les mustangs d’Amérique du Nord, etc. Malgré cette réadaptation, ces animaux conservent leurs caractéristiques de race, voire d’espèce, domestiquée.
« Si la domestication a commencé il y a très longtemps, elle ne s’est pas pour autant arrêtée, conclut Jacqueline Studer. Bien au contraire. Rien qu’au XXe siècle, on a doublé le nombre d’espèces et de races domestiquées. »

 

Les origines arabes du pigeon voyageur


Spécialiste de l’Âge du bronze en Suisse ainsi que de la période antique du Proche et Moyen-Orient et de la période islamique de la péninsule Arabique, Jacqueline Studer, conservatrice au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève et chargée de cours au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), travaille actuellement sur la domestication du pigeon.
« Je suis allée pour la première fois en Irak en 1988 et depuis, je me suis rendue régulièrement en Jordanie, en Syrie et maintenant en Arabie saoudite, explique-t-elle. J’essaye de comprendre les relations entre l’animal et l’humain à l’époque où ce dernier a commencé à construire des villes en plein désert, dans des zones arides. Pour y parvenir, il a fallu construire des kilomètres de canalisations pour acheminer l’eau dans sa cité. Et c’est sur un de ces sites datant de l’époque islamique que j’ai trouvé des restes d’un pigeon dont j’ai pu montrer qu’il était domestique. »
La domestication du pigeon précède en réalité l’écriture de la Bible. On le sait car la blancheur des colombes dont il est souvent question dans le texte est déjà un signe de sélection artificielle à partir de l’espèce ancestrale dont la couleur est fauve ou grise. En fait le volatile, qui niche dans
les falaises, s’est approché de l’homme dès que celui-ci a construit des bâtiments en hauteur. Les Grecs antiques voyaient déjà leurs belles façades souillées par de la fiente de pigeon.
Dans un premier temps, il n’a pas fallu faire grand-chose pour apprivoiser le volatile puisque son comportement sauvage le fait revenir tous les soirs à l’endroit où il est né. La pression intentionnelle humaine s’est donc avérée très limitée et elle n’a abouti qu’à un changement dans les couleurs du plumage.
Or, d’après les premiers éléments rapportés du désert par Jacqueline Studer, il y a eu un changement de méthode lors de la période islamique. La pression sélective humaine a brusquement augmenté aboutissant à des modifications plus importantes dans la morphologie de l’oiseau. La chercheuse tente désormais d’en savoir plus et espère pouvoir publier sur la question dans les prochaines années.