Campus n°135

Le climatiseur épidermique du pachyderme

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La peau de l’éléphant d’Afrique est traversée de millions de fissures microscopiques capables de stocker beaucoup d’eau dont l’évaporation permet à cet animal dénué de glandes sudoripares de se rafraîchir. Des chercheurs genevois ont découvert comment se forment ces minuscules crevasses.

Loin de lui tenir chaud, la peau très épaisse de l’éléphant d’Afrique représente, de manière un peu paradoxale, un avantage contre les températures élevées et l’aridité qui caractérisent son habitat naturel. Beaucoup plus petits que ses rides bien visibles, des millions de canaux submillimétriques et profonds sillonnent en effet son épiderme et absorbent comme du papier buvard l’eau dont ce pachyderme aime par-dessus tout s’asperger à l’aide de sa trompe ou en se baignant. Le stockage efficace du liquide aide à l’hydratation des tissus et son évaporation graduelle contribue à refroidir l’imposant mammifère au métabolisme efficace mais dépourvu de glandes sudoripares (responsables de la transpiration) et sébacées (productrices de sébum, une substance qui limite le dessèchement de la peau).
« Cela fait longtemps que les morphologues ont repéré ces sillons et découvert leur fonction, explique Michel Milinkovitch, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences). Par contre, très peu se sont penchés sur la question de leur structure (fractures de la peau, invagination ou autre) ni sur celle du mécanisme qui leur a donné naissance au cours du développement de l’animal. »
Le chercheur genevois, lui, n’a pas résisté à l’envie de combler cette lacune. Il faut dire que le développement et l’évolution de la peau et l’origine de ses ornements (poils, écailles, plumes) le passionnent – il a en particulier décrit le craquage de celle recouvrant la tête du crocodile (lire Campus n° 112).
Dans un article paru le 2 octobre dans la revue Nature Communications, lui et son équipe expliquent que les innombrables anfractuosités de la peau de l’éléphant d’Afrique proviennent du craquage de l’épaisse couche cornée essentiellement faite de kératine, une matière assez cassante.
Seulement, tandis que chez le crocodile le phénomène est seulement analogue au craquage (la dynamique est la même mais la peau ne se casse pas véritablement, elle s’invagine), chez l’éléphant, il s’agit de vraies fractures. En outre, le motif des sillons suit un cheminement imposé par la topographie irrégulière de la couche la plus profonde de l’épiderme du pachyderme sur laquelle s’accumulent avec l’âge des millimètres de cellules kératinisées.
Pour obtenir ce résultat, les chercheurs ont dû patiemment collecter, durant des années, des échantillons de peau d’éléphant auprès de zoos, de parcs et de réserves sauvages en Suisse, en France et en Afrique du Sud. Certains sont vieux d’un siècle, d’autres ont pu être prélevés sur un animal mort récemment en France. On ne travaille pas avec le plus grand mammifère terrestre comme avec des souris de laboratoire.

Vraies fractures

Les premiers tests réalisés par les biologistes ont permis de vérifier que la peau de l’éléphant absorbe effectivement entre 5 et 10 fois plus d’eau que si elle était lisse comme celle de l’être humain. Des coupes histologiques ont, quant à elles, montré que les sillons ne sont pas des invaginations de la peau mais bel et bien des fractures de la kératine qui semblent s’être propagées dans toutes les directions comme des crevasses dans la glace.
Les auteurs de l’article ont ensuite enlevé l’épaisse couche supérieure afin d’étudier la peau située en dessous. Ils ont ainsi découvert que cette dernière présente un relief particulier composé d’une nuée de petites bosses séparées par des vallées environ tous les millimètres. Il ne leur a pas fallu longtemps pour remarquer que les sillons creusés dans la kératine suivent exactement la trajectoire des vallées cachées en dessous sans jamais passer par-dessus une bosse.
Fort de ce constat, Michel Milinkovitch a chargé Antonio Martins, un de ses doctorants, de mettre au point un modèle numérique permettant de créer une simulation par ordinateur du comportement de la peau de l’éléphant et de tenter de reproduire leurs observations. La première tentative a consisté à soumettre une couche de kératine déjà formée à des conditions d’aridité importantes. Le résultat a déçu. La peau a bien craqué de toutes parts, comme de la boue séchée, mais pas du tout selon le motif observé dans la réalité.

Topographie accidentée

Dans un deuxième essai, la simulation a consisté à reproduire la croissance de l’épaisse couche de kératine qui s’accumule sur la peau de l’éléphant. La couche supérieure s’élève au fur et à mesure que de nouvelles cellules sont produites à la base de l’épiderme. Étant donné la topographie accidentée du départ, la surface extérieure se déforme progressivement, se bombant au-dessus des montagnes et se pliant de plus en plus au niveau des vallées. Le resserrement est tel qu’à un certain moment, il atteint le point de rupture, un peu comme lorsqu’on plie trop fortement du plastique. Des crevasses se propagent alors et, suivant les lignes de tension, elles dessinent des trajectoires qui suivent précisément celles des vallées.
« Nous ne savons pas exactement à quel moment du développement se forment ces fractures, explique Michel Milinkovitch. Nous avons eu de la chance de pouvoir observer un éléphanteau le jour de sa naissance dans un parc français. La curiosité lui a fait traverser les barreaux de sa cage et s’éloigner un peu de sa mère. Nous avons ainsi pu photographier sans danger sa peau de près. On y voit les bosses et les vallées, mais la couche de kératine n’est pas encore constituée et ne présente pas les fissures. »
La petite taille du bébé éléphant ne nécessite probablement pas encore de système de rafraîchissement intégré. C’est en effet le métabolisme de l’organisme qui définit la température du corps et celle-ci dépend de la masse. Dans un premier temps, il est possible que l’éléphanteau puisse encore évacuer le surplus de chaleur par simple irradiation et convection. Mais à un certain stade, cela ne suffit plus. Comme il ne peut pas transpirer, il recourt alors au refroidissement par évaporation en gorgeant sa peau d’eau à chaque fois que l’occasion se présente. Les microsillons du pachyderme retiennent par ailleurs aussi très efficacement la boue, offrant ainsi une protection supplémentaire contre les insectes et le rayonnement du soleil.
Le chercheur genevois espère avoir l’occasion prochainement de mettre en place un protocole lui permettant de suivre régulièrement un éléphanteau depuis sa naissance jusqu’à la confection et la fissuration de son épaisse couche de kératine.

Cousin asiatique

Curieusement, ce système de fractures profondes est absent chez l’éléphant d’Asie bien que sa peau soit elle aussi microvallonnée. Selon le chercheur genevois, cela est probablement dû au fait qu’il vit dans un climat moins chaud et plus humide. Le refroidissement par évaporation y est beaucoup moins efficace, rendant ainsi caducs les avantages d’une peau craquelée.
L’épaisseur de la couche kératinisée de la peau de l’éléphant d’Afrique (jusqu’à 50 fois celle de l’humain) provient du fait qu’à un moment donné de son évolution, l’animal a perdu la capacité de desquamer, c’est-à-dire de perdre les cellules mortes de son épiderme. Il existe chez l’être humain une pathologie, l’ichtyose vulgaire, qui touche une personne sur 250 et qui présente de grandes similarités avec le comportement particulier de la peau du pachyderme. Il se pourrait d’ailleurs que les deux phénotypes aient la même cause génétique. Dans ce cas, on serait en présence de mutations génétiques similaires qui, chez l’humain, provoquent une maladie handicapante mais qui, chez l’éléphant, ont permis d’offrir un avantage évolutif.

Anton Vos