Campus n°135

Louis Aragon, poète perdu en mère

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Marguerite Toucas-Massillon a donné naissance au futur poète en bravant la morale, sa famille et son amant. Condamnée par ce terrible secret à rester dans l’ombre, elle revit aujourd’hui au travers de la biographie que lui consacre Nathalie Piégay.

«L’avenir de l’homme est la femme. Elle est la couleur de son âme », écrit Louis Aragon dans Le Fou d’Elsa (1963). Popularisée par Jean Ferrat, qui l’a mise en chanson moyennant une petite inversion (La femme est l’avenir de l’homme), la formule dit toute la passion que le poète surréaliste voue à celle qui partagera le reste de son existence. Elle ne dit rien en revanche de cette autre femme par qui tout a commencé. À la lecture de la minutieuse enquête que vient de lui consacrer Nathalie Piégay, professeure au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres) on ne saurait d’ailleurs s’en étonner tant il est vrai que les relations entre la mère (Marguerite Toucas-Massillon) et le fils (Louis Aragon) sont marquées du sceau du secret et de la dissimulation. La première étant condamnée à l’ombre tandis que le second baignait dans la lumière.

Le puzzle d’une vie

Spécialiste d’Aragon, auquel elle a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux articles, Nathalie Piégay connaît de Marguerite Toucas-Massillon ce qu’en disent les biographes du poète: une jeune fille de bonne famille engrossée par un notable installé qui ne reconnaît pas l’enfant et qui restera toute sa vie sous la coupe d’une mère elle-même abandonnée par son mari. Jusqu’au jour où, au détour de ses recherches elle découvre dans des dossiers d’archive le manuscrit d’un roman signé de sa main et intitulé Sous le masque.
« Il était sagement rangé dans une chemise dûment inventoriée, au milieu de documents personnels, d’états de comptes, de programmes de théâtre, raconte Nathalie Piégay dans l’introduction de son livre. Le papier sur lequel le roman est imprimé est jauni, pauvre, pelucheux, j’ai eu peur qu’il ne s’effrite quand j’en tournais les pages. Il n’a pas été publié, mais les épreuves avaient été soigneusement corrigées, d’une main ferme, à l’encre rouge. Son fils l’avait gardé après que Marguerite l’avait relu. J’ai voulu en savoir un peu plus. Dessiner plus précisément les contours de cette silhouette. La faire entrer dans la danse. »
Le projet s’apparente à un gigantesque puzzle dont il faut retrouver les pièces éparses. Il y a ces lettres soigneusement conservées et ce roman inédit dont Aragon hérite à la mort de sa mère, en même temps qu’un dé à coudre troué et qu’une enveloppe remplie de patrons de tricot. Il y a aussi les rares mentions, ­toujours détournées, dans l’œuvre du fils et les quelques traces qu’ont gardées d’elle les registres d’État civil. Pour remplir les blancs, qui restent béants, la chercheuse ne néglige aucune piste. Elle visite les lieux où a vécu sa si secrète héroïne, retrouve l’ensemble des textes qu’elle a publiés et compile tout ce que l’on sait de son entourage jusqu’à pouvoir donner corps à cette figure jusque-là insaisissable.

Faux-semblants

Marguerite Toucas-Massillon naît en 1873, et non en 1877 comme l’atteste sa dernière carte d’identité, au sein d’une famille bourgeoise établie à Forcalquier, puis partie pour l’Algérie. Elle a deux sœurs, Marie et Madeleine ainsi qu’un frère, Edmond. Tous vont voir leur existence basculer lorsque leur père, sous-préfet accusé de corruption, plaque ambitions politiques, maison, femme et enfants pour partir ouvrir des salons de jeux à Constantinople. Il faut dès lors tenter de sauver les apparences, conserver un appartement devenu trop grand et le piano qui trône au salon. La collection de toiles rassemblées par M. Toucas père, dans laquelle on trouve des Renoir, des Sisley ou des Monticelli et contre laquelle sa femme a si souvent pesté, permet un temps de colmater les brèches mais ne suffit pas à assurer durablement l’avenir. Il faudra donc travailler, si possible sans avoir l’air d’y toucher. Avenue Carnot, à Paris, le foyer familial devient une sorte de pension clandestine où les Toucas font semblant de ne pas travailler tandis que les pensionnaires font mine de ne pas être à l’hôtel. La farce doit permettre de tenir jusqu’à ce que les filles, désormais adultes, trouvent à se marier. Ce qui, dans le cas de Marguerite, n’arrivera jamais. Elle entretient en effet depuis quelque temps déjà une relation avec un ancien ami de son père, de 33 ans son aîné et dont elle est tombée enceinte.
Préfet de police de Paris, député, puis sénateur, Louis Andrieux est un notable typique de la IIIe République. Connu pour avoir participé, en tant que procureur de la République, à la répression de l’insurrection qui secoua Lyon en avril 1871, c’est un homme bien marié, père de trois enfants, qui n’entend pas mettre sa carrière en péril pour un bâtard. Mais Marguerite s’entête. Quitte à sacrifier son avenir, elle refuse de se séparer du petit être qui grandit en elle.

La fable d’Aragon

Claire, la mère de Marguerite, désapprouve son choix, mais n’entend pas pour autant affronter l’humiliation que représente l’arrivée de ce bambin dans la maisonnée. Il sera donc dit que le petit Louis a perdu ses supposés parents – Blanche Moulin et Jean Aragon – dans un accident de voiture survenu alors qu’il était bébé. Il aura ensuite été recueilli par Claire Toucas Massillon, qui devient, de fait, sa mère adoptive, tandis que Marguerite enfile le costume de grande sœur.
Louis Andrieux, quant à lui, se tient à distance, tout en assumant le rôle de parrain. Il contribue financièrement à l’éducation du jeune garçon qui fréquente les meilleures écoles et compte parmi ses camarades d’autres futurs grands noms de la littérature comme Jacques Prévert et Henri de Montherlant. Le mercredi soir, le vieil homme initie son « filleul » au noble art de l’escrime dans la salle d’armes qu’il fréquente. « Rien n’est vrai, tout est inventé, mais l’enfant est baptisé, reconstitue Nathalie Piégay. Il a tôt compris que la vérité n’existe pas, qu’il lui faut préférer l’entre chien et loup de l’invention. D’autres en auraient perdu la raison. Il y a gagné le battement de l’imagination. »
Les années se succèdent. Marguerite peint des motifs sur des assiettes en porcelaine pour agrémenter l’ordinaire au sein d’une maison où règne encore sa mère. Et elle attend avec impatience chaque occasion de retrouver un amant vieillissant sur lequel elle continuera de veiller même lorsque celui-ci sera devenu impotent.
À son fils, elle ne dira la vérité qu’en 1917, au moment de partir à la guerre, convaincue qu’il n’en reviendra pas. Mais elle se trompe. Louis Aragon a 20 ans et toute la vie devant lui. Il ne deviendra pas médecin, mais bientôt il écrira Le Paysan de Paris, Les Yeux d’Elsa, Les Beaux Quartiers ou encore Le Mentir-vrai.

Le choix d’un destin

Marguerite Toucas-Massillon, elle, s’éteint en 1942, à l’aube de ses 70 ans, dans la solitude d’un exil à Cahors, de l’autre côté de la ligne de démarcation. Faut-il pour autant plaindre l’existence de cette femme que la morale et les conventions ont réduite au rang d’ombre ? Rien n’est moins sûr à la lecture du livre de Nathalie Piégay. Le portrait qu’en dresse la chercheuse est en effet moins celui d’une victime que celui d’une femme qui a eu le courage d’assumer ses choix et de prendre son destin en main.
C’est ainsi qu’en 1932, on voit son nom apparaître dans le catalogue de la Bibliothèque nationale qui enregistre le dépôt légal des romans policiers que Marguerite traduits de l’anglais pour payer le loyer. Des années durant, elle fournit par ailleurs de petits romans sentimentaux aux lectrices de magazines tels que Mode et roman ou Le Dimanche de la femme. Membre de la Société des gens de lettres, elle parvient à vivre, bien que de façon modeste, de sa propre plume.
« Marguerite appartient à un autre temps, à un autre monde, résume Nathalie Piégay. Elle n’a pas les mains de qui épluche les carottes et récure les casseroles tous les jours, elle n’est pas une ouvrière ni une petite employée dont Aragon a cru défendre la cause dans ses romans. Elle doit travailler pour gagner sa vie, mais sans le montrer. À sa façon, elle n’a cessé de subir l’humiliation des invisibles. »
 
Vincent Monnet