Campus n°136

Le fabuleux destin d’H2O

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L’eau est aussi indispensable à la vie qu’elle est singulière. C’est vrai de son comportement moléculaire mais aussi de sa place dans le droit, la médecine ou l’histoire de l’art. Brève plongée dans le monde aquatique en compagnie des chercheurs
de l’UNIGE.

On s’y baigne, on la boit, on l’utilise pour se laver, on voyage dessus… Elle nous remplit mais elle peut aussi nous noyer ou nous tuer en quelques jours si elle est absente. L’eau est omniprésente et indissociable de la vie. Au centre de ce fluide vital se trouve une molécule aux mille visages dont les scientifiques n’ont pas encore fini de faire le tour. Didier Perret, chargé d’enseignement à la Section de chimie (Faculté des sciences) et codirecteur du Chimiscope, propose une première approche de H2O, une molécule aux talents inégalables et à laquelle on doit tout.

Campus : Qui est H2O ?
Didier Perret : C’est une molécule pas comme les autres. Sa forme liquide – qu’on appelle eau – est capable de dissoudre tant de substances qu’elle est qualifiée de « solvant universel ». Quand on la refroidit jusqu’à devenir solide, c’est-à-dire de la glace, elle se dilate tandis que n’importe quelle autre matière naturelle se contracterait. Quand elle est vapeur, elle contribue à l’effet de serre. Et bien sûr, elle représente un élément essentiel à la vie telle qu’on la connaît – c’est d’ailleurs pour cela que les astronomes cherchent à détecter sa présence dans les planètes extrasolaires. Cette molécule possède de nombreuses autres particularités. Les chimistes ont répertorié des dizaines d’anomalies de l’eau par comparaison avec d’autres liquides.


Comment le chimiste explique-t-il la singularité de la molécule d’eau ?
Cela tient avant tout à sa configuration spatiale et électronique. On représente souvent H2O (c’est-à-dire l’assemblage de deux atomes d’hydrogène et d’un d’oxygène) comme une molécule ayant l’oxygène en son milieu et possédant deux bras ouverts en « V » à l’extrémité desquels sont placés les atomes d’hydrogène. Ce n’est pas faux mais réducteur. En réalité, la molécule possède quatre bras. Les deux autres sont occupés par des paires d’électrons (voir infographie ci-dessous). Du coup, le volume délimité par les extrémités de ces quatre bras forme un petit tétraèdre légèrement déformé.

 

la Molécule de H2O est un tétraèdre presque parfait

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Le noyau de l’atome d’oxygène (O) occupe le centre. Les atomes d’hydrogène (H) sont en gris.
Les formes allongées rouges représentent quatre orbitales « hybridées » de l’oxygène.
Ces orbitales contiennent les six électrons de la couche électronique extérieure de l’oxygène.
Deux d’entre eux servent à former les liaisons en se combinant avec les électrons solitaires des atomes d’hydrogène.
Les quatre restants forment des doublets d’électrons non liants.
Les atomes d’hydrogène ont tendance à repousser leur électron. Ils sont chargés positivement (d+).

Les deux orbitales non liantes, elles, possèdent une charge négative (d-).
Ce déséquilibre dans la répartition des charges déforme légèrement l’orientation des quatre bras. L’angle entre les deux liaisons O-H est de 104,5 ° alors qu’il vaudrait 109,5 ° dans un tétraèdre parfait.

 

 

 

Est-ce cette disposition spatiale qui confère à la molécule ses caractéristiques uniques ?
Pas seulement. H2O est aussi un dipôle électrique. La molécule est parfaitement neutre dans son ensemble mais les charges électriques ne sont pas distribuées de manière équilibrée à sa surface. On peut le comprendre en observant le fameux tableau périodique des éléments. Plus un élément se trouve à gauche dans ce système de classement – mis au point par le chimiste russe Dmitri Mendeleïev en 1869 –, plus il aime donner son électron. Plus il se situe à droite, plus il ressemble au contraire à un aspirateur à électrons. Dans le cas de l’eau, l’hydrogène est tout à gauche et l’oxygène presque à l’extrême droite (si l’on excepte la dernière colonne un peu spéciale formée des gaz rares chimiquement inertes, il n’est dépassé que par le fluor). Au sein de la molécule d’eau, cette différence importante d’affinité pour les électrons se traduit par une concentration électronique plus faible autour des atomes d’hydrogène et plus forte dans les deux bras opposés. Nous sommes donc en présence d’un dipôle assez intense.


Quelle est la conséquence de cette configuration ?
Dès qu’ils le peuvent, les petits tétraèdres d’eau vont s’arranger de manière à ce que les pôles chargés positivement des uns se lient avec les pôles chargés négativement des autres. On appelle cela les « liaisons hydrogène » ou « ponts hydrogène ». Elles (ils) permettent de créer un réseau relativement stable à très grande échelle, comme une espèce de consortium de molécules. Ces liaisons hydrogène ne sont toutefois pas très rigides. Elles sont labiles. À température ambiante, elles se font et se défont sans cesse, ce qui confère à l’eau sa fluidité. Néanmoins, comme chaque molécule est capable d’établir jusqu’à quatre de ces liaisons hydrogène avec ses voisines, cela donne une certaine cohérence au système.


Que se passe-t-il si on chauffe ce bel ensemble ?
La chaleur se traduit par de l’agitation moléculaire qui, au fur et à mesure qu’elle augmente, casse ces liaisons hydrogène et empêche de nouvelles de se former. Les molécules s’éloignent les unes des autres et lorsque la température atteint les 100 °C, elles se transforment massivement en gaz et s’échappent lors du bouillonnement dans des volutes de vapeur d’eau. Il faut noter que même cette dernière est encore composée de « micro-consortiums » de quelques molécules de H2O, tenues ensemble en de minuscules gouttelettes grâce, une fois de plus, à la liaison hydrogène.


Des gouttelettes qui contribuent à l’effet de serre, dites-vous…
La molécule d’eau, de par sa géométrie et sous l’effet de la température, peut en effet vibrer selon plusieurs modes qui correspondent à des longueurs d’onde situées dans le rayonnement infrarouge. Résultat : la chaleur qui remonte de la surface de la Terre elle-même chauffée par le Soleil est en partie absorbée par la vapeur d’eau présente dans l’atmosphère. En d’autres termes, celle-ci contribue à l’effet de serre naturel. C’est même, de par son abondance dans l’air, le principal acteur – avant le CO2 – de ce phénomène sans lequel la température sur Terre passerait en dessous des -18 °C. Pour rappel, le CO2, lui, est le principal responsable de l’augmentation de l’effet de serre causé par les activités humaines depuis le début de l’ère industrielle. Une problématique à laquelle la vapeur d’eau ne contribue pas, tout excès de ce gaz dans l’atmosphère retombant rapidement sous forme de pluie.


Et qu’arrive-t-il quand on refroidit l’eau ?
La chaleur, comme je l’ai dit, donne du mouvement aux molécules. Cela leur permet de se trouver dans des configurations spatiales qui prennent moins de place, comme si elles « s’imbriquaient » les unes dans les autres. Quand la température diminue, les liaisons hydrogène prennent le dessus. Elles se stabilisent petit à petit jusqu’à se figer à 0 °C pour former de la glace. Cette transition oblige les molécules à s’éloigner les unes des autres afin de pouvoir s’organiser, localement, sous forme de cristaux dont la structure est hexagonale (d’autres organisations sont possibles mais elles ne sont pas stables dans les conditions terrestres). C’est un peu comme si, dans une discothèque pleine à craquer, tous les danseurs s’immobilisaient et tentaient soudainement de se ménager un espace vital de la distance d’un bras tendu. Chacun s’écarterait de ses voisins et la foule dans son ensemble occuperait plus d’espace. Ce qui fait chuter la densité, ou plutôt la masse volumique, qui est un terme plus précis.


Qu’y a-t-il de si incroyable à ça ?
Il n’existe aucun autre liquide dans la nature qui ait le même comportement. Pour toutes les autres substances de l’univers, la phase solide est plus « dense » que la phase liquide. Un lingot d’or tombe au fond d’un bol d’or en fusion. Même chose pour un glaçon d’alcool plongé dans de l’alcool. À quelques rares exceptions près mais qui sont des cas très spéciaux et qui n’existent pas dans la nature (lire encadré ci-après), il n’y a que l’eau gelée qui flotte sur l’eau liquide.

 

Des solides plus légers que des liquides

La glace flotte car sa masse volumique (0,92  gramme par cm3) est inférieure à celle de l’eau liquide (1 g/cm3 pour de l’eau à 4 °C)
Quelques éléments possèdent la même propriété : le silicium, le germanium, le plutonium, l’antimoine, le bismuth et le gallium. Ceux-ci ne se retrouvent jamais seuls dans la nature mais toujours intégrés dans des molécules plus grandes qui, elles, n’ont pas la même propriété.
Certains alliages se dilatent aussi en se solidifiant et sont exploités pour cela dans l’industrie.
Plusieurs molécules présentent la même caractéristique. La plus commune est l’acide acétique pur (contenu dans le vinaigre), dont le glaçon fond à 17 °C. Mais ni elle ni les autres ne sont prédominantes dans la vie sur Terre.
Hormis dans le cas de l’eau, la dilatation lors de la solidification n’est jamais due aux liaisons hydrogène. Il n’existe aucune explication pour ce phénomène.

 

 

Aucune autre substance ne peut faire le coup des bras tendus dans la discothèque ?
En effet. Dans tous les autres cas de figure, la liaison hydrogène est soit inexistante soit trop faible pour cela. Le méthanol (CH3OH), ou alcool de bois, est une molécule qui ressemble beaucoup à celle d’eau dans laquelle on aurait remplacé un H par un CH3. Elle est certes capable d’établir des liaisons hydrogène avec ses voisines, mais seulement trois, contre quatre pour H2O. Par ailleurs, ces liaisons sont beaucoup plus faibles que dans le cas de l’eau à cause de l’espace que prend le radical CH3. On pourrait également imaginer remplacer l’atome d’oxygène de la molécule d’eau par des éléments de la même colonne du tableau périodique, qui ont tous des caractéristiques similaires. Le soufre (S), le sélénium (Se) ou encore le tellure (Te) existent en effet sous forme de H2S, de H2Se et de H2Te et tous possèdent une géométrie à quatre branches de type tétraèdre et forment un dipôle. Mais dans tous ces cas, le noyau atomique central est plus gros que celui de l’oxygène. Prenant plus de place, il ne permet pas d’obtenir un arrangement aussi parfait qu’avec H2O. D’ailleurs, si l’on poursuit la comparaison avec ces éléments de la même colonne, le caractère unique de l’eau devient encore plus flagrant.


Que voulez-vous dire ?
Si l’on considère les températures de fusion et d’ébullition du H2Te, du H2Se et du H2S, on remarque qu’elles suivent des progressions linéaires. Si H2O se situait dans le prolongement logique de cette tendance, son point de fusion devrait se trouver à -100 °C et son point d’ébullition à -93 °C, ce qui est très loin de la réalité. L’eau introduit une rupture inhabituelle dans le tableau périodique. Elle est tellement unique que même sa sœur jumelle, l’eau lourde (D2O), ne flotte pas quand elle se transforme en glace.


Qu’est-ce que l’eau lourde ?
C’est de l’eau dans laquelle l’hydrogène a été remplacé par son premier isotope, le deutérium (D). Ce dernier est identique à l’hydrogène sauf que son noyau compte un neutron en plus du proton habituel. Cela suffit à changer la géométrie de la molécule et empêcher des liaisons hydrogène de s’établir parfaitement. L’eau lourde est une substance assez chère (plus de 1000 francs le kg) mais comme son apparence est identique à celle de l’eau, voir un glaçon tomber au fond d’un verre est une expérience intéressante à réaliser. En général, elle surprend l’assistance, comme si c’était un phénomène exceptionnel alors que c’est l’eau légère qui est anormale. Heureusement, d’ailleurs.


Pourquoi ?
Le fait que la glace flotte sur l’eau permet à la vie de survivre lorsque les conditions deviennent particulièrement hostiles, comme lors des périodes de grande glaciation.
Si l’eau gelée tombait au fond des lacs, tout le volume d’eau finirait par se figer, éradiquant du même coup toute forme de vie. En réalité, l’eau la plus dense – ayant la masse volumique la plus élevée – est à 4 °C. C’est pourquoi la température des fonds marins et lacustres est si stable. En restant en surface, la glace forme une couche isolante, préservant les organismes piégés en dessous, tout en laissant passer suffisamment de lumière pour entretenir la photosynthèse. En attendant que survienne le dégel. Sans exagérer, on peut dire que la vie sur Terre doit une fière chandelle à la liaison hydrogène.


Et qu’est-ce qui fait que l’eau est un « solvant universel » ?
C’est également dû au dipôle électrique formé par la molécule de H2O. Cette caractéristique permet aux molécules d’eau de s’attacher à toute substance ionique comme les sels ou d’autres molécules polaires avec lesquelles elles peuvent parfois se combiner grâce à la liaison hydrogène. Les sucres, les acides aminés et autres composés sont ainsi isolés et entourés de H2O ou, autrement dit, dissous dans l’eau. Cela permet au sang, qui est de l’eau à 90%, de véhiculer des éléments indispensables à l’organisme ainsi qu’aux précipitations et autres cours d’eau de lessiver les sols, d’éroder les montagnes, de dissoudre les sels minéraux et de saler les mers. Malheureusement, l’eau peut tout aussi bien transporter des éléments nocifs, voire même toxiques.


Jacques Dubochet, professeur honoraire à l’Université de Lausanne et ancien doctorant à Genève, a obtenu le Prix Nobel de chimie en 2017 grâce à une découverte basée sur la vitrification de l’eau. De quoi s’agit-il ?
Il existe différentes phases solides pour l’eau. La vitrification en est une. Elle est obtenue en refroidissant une petite quantité d’eau tellement vite que les liaisons hydrogène n’ont pas le temps de s’établir. Pour reprendre l’analogie de la discothèque, c’est comme si l’on figeait instantanément les danseurs qui n’ont dès lors pas le temps de s’écarter les uns des autres. Jacques Dubochet a été primé pour avoir mis au point une technique permettant de réaliser cette prouesse, ce qui représente une avancée considérable pour l’étude du vivant par la microscopie électronique (lire ci-dessous).

 

Jacques Dubochet, L’homme qui a inventé l’eau froide

Jacques Dubochet a décroché le Prix Nobel de chimie 2017 pour avoir mis au point une méthode pour « vitrifier » l’eau. Cette transformation – obtenue en utilisant de l’éthane à environ −190 °C maintenu dans un bain-marie d’azote liquide – consiste à refroidir de petites quantités d’eau tellement vite qu’elles se figent sans pouvoir former de la glace – et donc sans se dilater.
Le professeur honoraire de l’Université de Lausanne et ancien doctorant à celle de Genève cherchait à développer une préparation permettant à des échantillons biologiques d’être observés au microscope électronique.
Ce dernier utilise des faisceaux d’électrons et fonctionne donc dans le vide. Dans ces conditions, l’eau, qui compose à plus de 90% toute forme de vie, s’évapore immédiatement, détruisant les organismes que l’on veut étudier. La congélation, entraînant une dilatation de l’eau et la formation de cristaux coupants, aboutit au même résultat désastreux.
Les scientifiques ont alors mis au point des processus visant à remplacer préalablement l’eau des échantillons par une résine qui se durcit (sans se dilater) et permet leur utilisation dans un microscope électronique. Le problème, c’est que cette méthode introduit des artefacts dans les observations.
Jacques Dubochet découvre la vitrification dans les années 1980, alors qu’il travaille au Laboratoire européen de biologie moléculaire à Heidelberg en Allemagne. La technique est à même de résoudre tous les problèmes de la microscopie électronique énoncés ci-dessus puisque le contenu des échantillons (cellules, virus, protéines…) demeure intact lors du processus. Un peu comme si l’on arrêtait subitement le film de la vie.
Il faudra toutefois plusieurs années pour améliorer un pouvoir de résolution relativement faible qui handicapera longtemps la méthode. Désormais en plein essor, la cryomicroscopie électronique permettra peut-être d’obtenir des images à l’échelle atomique des machineries moléculaires à l’œuvre dans le vivant.