Campus n°136

Et au milieu coule une rivière

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Pour préserver les ressources en eaux de la planète, il est non seulement nécessaire de mettre fin aux violations du droit international humanitaire lors de conflits armés, mais aussi d’encourager la coopération transfrontalière. C’est le point de vue que défend le Panel mondial de haut niveau sur l’eau et la paix dont le Secrétariat a son siège à Genève.

L­­es ressources en eau potable de la planète sont aujourd’hui prises entre deux feux. D’une part, parce que les guerres asymétriques qui caractérisent les conflits armés contemporains donnent lieu à des attaques toujours plus fréquentes contre les installations hydriques, comme en témoigne la prise du barrage de Mossoul par les troupes de l’État islamique en 2014 ou la destruction plus récente d’infrastructures servant à l’approvisionnement en eau potable à Alep par les forces gouvernementales. De l’autre, parce que les effets conjugués de la croissance démographique et du changement climatique devraient immanquablement conduire à une pression accrue sur les réserves disponibles, sachant que seuls 2,5% de l’eau présente sur Terre peut être utilisée pour répondre aux besoins humains (consommation domestique, irrigation, industrie). La situation est à ce point alarmante que, selon les experts du Forum économique mondial de Davos, la rareté grandissante de ce liquide indispensable au développement de la vie humaine constitue l’un des principaux risques pour la prochaine décennie à l’échelle de la planète.
Pour éviter que cette prophétie ne se réalise, le Panel mondial de haut niveau sur l’eau et la paix a formulé des recommandations visant à renforcer les instruments permettant de réduire ou d’éviter les conflits liés à l’eau et à confirmer le rôle de l’eau comme instrument de paix. Ce groupe d’experts, soutenu par une quinzaine d’États et dont le secrétariat est hébergé par le Geneva Water Hub (lire ci-dessous), a publié un rapport intitulé L’eau une question de survie en 2017. Les auteurs de ce document en appelaient alors à une approche nouvelle sur le plan de la réflexion, des pratiques et des institutions, aussi bien dans les domaines de la diplomatie, du droit international et de la sécurité que dans ceux de la gestion des données, de la finance, de la technologie, du changement climatique ou de la lutte contre la pollution.
Dans cette perspective, les experts recommandaient notamment l’instauration d’un cessez-le-feu en cas de menaces sur les ressources hydrauliques durant un conflit armé, mesure qui a été adoptée lors du conflit en Ukraine. Ils préconisaient également la création d’un Observatoire mondial de l’eau et de la paix dont la fonction première consisterait à fournir des analyses scientifiques et juridiques ainsi que des conseils en matière de politiques à la communauté internationale, projet qui est en voie de réalisation.
Rendue publique le 22 mars dernier dans les murs de l’International Peace Institute de New York, la Liste de principes de Genève sur la protection des infrastructures hydrauliques se situe dans la droite ligne de ce premier exercice. Ce texte de référence, dont les chevilles ouvrières sont Mara Tignino, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de droit et Öykü Irmakkesen, assistante à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains, comprend une vingtaine de recommandations. Il rassemble pour la première fois dans un document unique les règles fragmentées sur la protection des infrastructures hydrauliques dans différentes branches du droit international, à savoir le droit international humanitaire, les droits de l’homme, le droit international de l’environnement et le droit international de l’eau. Il encourage lui aussi les États à créer en temps de paix des commissions ou des mécanismes mixtes en vue d’assurer la protection des infrastructures hydrauliques situées sur des ressources en eau transfrontières.
«Il est bien sûr nécessaire de mettre fin aux exactions qui visent les installations hydriques en temps de guerre et qui ont longtemps constitué une «zone grise» pour le droit, résume Laurence Boisson de Chazournes, professeure ordinaire à la Faculté de droit, membre du Geneva Water Hub et du Panel de haut niveau sur l’eau et la paix. Mais cela ne suffit pas. Pour faire face à des défis aussi complexes que le changement climatique, la pollution ou l’accès inégalitaire aux ressources, il faut également encourager toutes les initiatives qui, à des échelons divers, sont susceptibles de favoriser le dialogue au niveau local ou régional.»
Dans ce domaine, il n’existe toutefois pas de solution magique. Les traités universels des Nations unies sur les eaux, à savoir la Convention des Nations unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux, se bornent en effet à fixer des principes de base, notamment celui du partage juste et équitable des ressources en eau transfrontalières et celui de ne pas causer de dommages importants, sans préciser les modalités de leur mise en œuvre.
«Le droit est un outil indispensable mais non suffisant pour gérer les ressources en eau, poursuit la juriste. Il doit toujours être en phase avec d’autres éléments, culturels, sociaux, économiques ou géographiques qui sont propres au cours d’eau ou au bassin fluvial concerné. Il faut donc mettre autour d’une même table l’ensemble des acteurs impliqués (pouvoirs publics, organisations internationales, agences non gouvernementales, milieux scientifiques) et analyser chaque situation au cas par cas. Ceci en sachant qu’en dernier recours, c’est aux États riverains que revient la responsabilité de s’accorder sur ce que représente réellement le partage équitable et raisonnable préconisé par les normes internationales.»
À cet égard, l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) est souvent citée en exemple. Regroupant le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, rejoints par la Guinée en 2006, l’OMVS a été créée dès 1972 afin de gérer le bassin-versant du fleuve Sénégal de façon concertée. Un vaste programme d’aménagements hydroagricoles et hydroélectriques a ainsi pu être mis sur pied avec l’appui de bailleurs de fonds comme la Banque mondiale et les agences de développement. Ces grands barrages sont aujourd’hui la propriété commune des États membres de l’Organisation, la plus-value financière réalisée grâce à la production énergétique étant répartie entre eux. Et même au plus fort de la crise entre la Mauritanie et le Sénégal entre 1989 et 1991, qui s’est soldée par la rupture de leurs relations diplomatiques, le dialogue au sein de l’OMVS n’a jamais été rompu. Dans un registre similaire, la Commission de l’Indus, qui lie l’Inde et le Pakistan, a elle aussi survécu au contentieux sévère qui oppose les deux États à propos du Cachemire.
À l’inverse, les bénéfices sont plus incertains dans la région du Mékong, la Chine ayant choisi de faire cavalier seul et de poursuivre la construction de ses barrages en toute impunité. Des tensions sont également perceptibles autour du Nil, l’Égypte rechignant à reconnaître les prétentions de l’Éthiopie suite au partage effectué avec le Soudan à la fin des années 1950.
«Ce type de dispositif a le grand mérite de permettre de garder le contact en tout temps et en toutes circonstances, analyse Laurence Boisson de Chazournes. Le problème, c’est que tant les pouvoirs alloués à ces commissions transfrontalières que le contenu concret de la coopération peuvent varier considérablement d’une région à l’autre. C’est une des raisons pour lesquelles le Panel mondial de haut niveau sur l’eau et la paix préconise la création d’institutions spécialisées dans la médiation qui pourraient aider efficacement les États à trouver un véritable terrain d’entente, puisqu’à l’heure actuelle sur les 263 bassins partagés que compte la planète, beaucoup n’ont pas encore adopté de cadres juridiques et institutionnels communs.»
L’autre piste qui retient toute l’attention des juristes est celle des nappes aquifères. Ces réserves souterraines qui produisent pourtant près de 80% de l’eau potable consommée aujourd’hui sur Terre ont pour l’instant été très peu explorées par le droit international, alors même qu’elles possèdent un énorme potentiel en termes de maintien de la paix et de la sécurité comme le montre le traité historique signé il y a 40 ans de cela par les autorités du canton et celle du département voisin de Haute-Savoie (lire ci-dessous).
«Afin d’anticiper au mieux les conséquences prévisibles du changement climatique, la solution idéale consisterait à considérer l’eau comme un intérêt commun à l’ensemble de l’humanité, conclut Laurence Boisson de Chazournes. Il deviendrait ainsi envisageable de reconnaître aux États désavantagés sur le plan hydrologique un intérêt dans le cycle hydrologique global, intérêt qui pourrait se concrétiser sous diverses formes à commencer par du transfert de technologie ou de l’aide à l’expertise. Cela ne pourra toutefois se faire sans l’intervention du secteur privé, et nombre d’États dans les diverses régions du monde se montrent très critiques envers ce type de démarche.»

Le modèle de l’aquifère du Genevois à 40 ans


C’est à partir du milieu des années 1960 que les autorités des deux côtés de la frontière genevoise commencent à s’inquiéter du risque d’assèchement de la nappe du Genevois qui couvre une large partie des besoins en eaux de la région. Surexploitée en raison de l’augmentation démographique, celle-ci donne en effet des signaux alarmants. Entre 1968 et 1976, son niveau chute de pas moins de
6 mètres, tandis que certains puits alentour sont à sec.
Devant l’urgence de la situation, un accord alors unique au monde est paraphé le 9 juin 1977. Courant sur quarante ans, il a pour objectif premier de protéger l’aquifère genevois et de préserver la qualité de ses eaux. Dans cette perspective, il établit une commission de gestion chargée d’établir un plan d’utilisation annuel basé sur les besoins des utilisateurs et de prévoir des mesures de protection contre la pollution. Le texte institue le partage des coûts inhérents à la construction d’installations permettant la recharge de la nappe à partir des eaux de l’Arve, ainsi que l’obligation de procéder à des relevés de niveau réguliers et une procédure en cas de litige.
«Cet accord, qui est dû à la grande clairvoyance des décideurs politiques de l’époque, est le plus complet à ce jour, observe Laurence Boisson de Chazournes, professeure à la Faculté de droit et membre du Geneva Water Hub. Il a ouvert la porte à une coopération transfrontalière concrète à l’échelle du Grand Genève et inspiré d’autres régions du monde qui ont également adopté ce mode de gestion fondé non pas sur la diplomatie de haut vol mais sur l’action concrète.»
C’est le cas du Soudan, du Tchad, de la Libye et de l’Égypte, réunis dans le cadre du système aquifère des grès nubiens qui, avec ses 2 millions de km2, constitue l’une des plus grandes réserves d’eaux souterraines du monde. La Libye a également conclu un accord avec l’Algérie et la Tunisie dans le cadre du Système aquifère du Sahara septentrional, tandis que le système aquifère d’Iullemeden regroupe l’Algérie, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Nigeria. Au Moyen-Orient, l’aquifère de Al-sag/Al-Disi permet une gestion conjointe des eaux entre la Jordanie et l’Arabie saoudite, tandis que l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay travaillent à la mise en place d’une structure commune autour de l’aquifère Guarani.

La plateforme qui repense la diplomatie de l’eau


Lancé en 2014 par l’Université de Genève et le Département fédéral des affaires étrangères, le Geneva Water Hub met l’accent sur l’hydro-diplomatie afin de prévenir et résoudre les conflits. Il mène des recherches, organise des formations et constitue un groupe de réflexion sur la gouvernance mondiale de l’eau et ses défis. Il cherche plus particulièrement à combler le fossé entre la recherche, les politiques et les pratiques sur le terrain.
Servant depuis 2015 de secrétariat au Panel de haut niveau sur l’eau et la paix, il coordonne également le Partenariat universitaire pour la coopération et la diplomatie dans ce domaine, lancé lors du World Economic Forum de Davos de 2018.
Regroupant des chercheurs de la Faculté de droit – dont ceux de la Plateforme pour le droit international de l’eau douce – et de l’Institut des sciences de l’environnement, le Geneva Water Hub organise une École d’été annuelle sur la gouvernance de l’eau. Il propose par ailleurs des cours à distance et des « webinaires » (contraction des mots web et séminaire) sur le droit international de l’eau et le droit des aquifères transfrontières, ainsi que plusieurs cours en ligne en accès libre sur des sujets tels que la politique et la gestion des ressources en eau et les services écosystémiques.
En février dernier, le Geneva Water Hub a organisé, avec le Secrétariat de la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux de la CEE-ONU, une rencontre diplomatique entre la Gambie, la Guinée-Bissau, la Mauritanie et le Sénégal. Cette réunion a offert aux représentants des ministères responsables de l’eau des quatre pays l’opportunité d’avoir un premier échange sur l’état des connaissances concernant le bassin aquifère sénégalo-mauritanien. Elle a également permis aux États concernés d’explorer des pistes visant leur engagement potentiel dans la gestion des eaux souterraines, leur mandat actuel se limitant aux eaux de surface. Couvrant une superficie d’environ 350 000 km2, le bassin aquifère sénégalo-mauritanien constitue une ressource stratégique de première importance pour un bassin de population qui compte
24 millions de personnes.
www.genevawaterhub.org/fr