Campus n°136

Les peintres de l’invisible

Transparente comme l’air et mouvante comme le feu, l’eau est peut-être, des quatre éléments, le plus difficile à peindre. l’histoire de l’art regorge pourtant d’océans déchaînés, de berges sereines et de cascades bouillonnantes, même s’il faut attendre la Renaissance pour que ce liquide devienne un sujet en tant que tel. La preuve en images.

 

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«La pêche miraculeuse», Konrad Witz (1444)

Peinte en 1444 par le Bâlois Konrad Witz, La pêche miraculeuse fait partie d’un retable qui ornait le chœur de la cathédrale de Genève jusqu’à sa destruction partielle à l’époque de la Réforme. Conservée aujourd’hui au Musée d’art et d’histoire, cette œuvre synthétisant plusieurs récits évangéliques est connue pour être le premier tableau intégrant une scène biblique dans un paysage se voulant topographiquement exact, en l’occurrence l’extrémité occidentale du lac Léman vue de la Rade de Genève.
L’eau, comme c’est le cas dans la plupart des œuvres conservées depuis l’Antiquité, sert ici de cadre à la représentation. La surface réfléchissante qu’elle constitue permet à l’artiste d’y disposer aisément ses personnages (le Christ au premier plan, saint Pierre devant lui et les apôtres sur la barque), mais aussi de démontrer son savoir-faire.
Le mouvement est ainsi suggéré par les ondes qui entourent la barque. Les jambes de saint Pierre paraissent déformées sous la surface de l’eau, tandis que les effets de réfraction sont figurés par les ombres des apôtres et des bâtiments. « Par les difficultés techniques que suppose sa représentation, l’eau est un défi que la nature adresse aux artistes, explique Jan Blanc, professeur ordinaire au Département d’histoire de l’art et de musicologie (Faculté des lettres). Pour créer l’illusion de la présence de l’eau sur une toile, il faut en effet trouver des moyens spécifiquement picturaux pour faire voir ce qu’elle change dans la forme des corps qui y sont plongés et qui s’y reflètent ou ce que l’air produit à sa surface. Le problème, dans le cas présent, n’est donc pas tant d’obtenir une ressemblance parfaite avec la nature que de renvoyer le spectateur à l’idée, parfois approximative, qu’il se fait des phénomènes optiques. Et Konrad Witz est sans doute l’un des premiers à s’intéresser à cette question, dans le sillage des peintres néerlandais de la Renaissance. »

 

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 «La grande cascade de Tivoli»,  Jean-Honoré Fragonard (1761-1762)

Perchée sur un éperon rocheux, à une trentaine de kilomètres de Rome, la petite ville de Tivoli est un des hauts lieux de l’histoire de la peinture. Dès le XVIe siècle, de nombreux artistes tels que Raphaël, Bruegel l’Ancien, Fragonard ou Joseph Vernet ont cherché à immortaliser ses ruines et, surtout, ses cascades vertigineuses.
À défaut d’être totalement fidèle à la réalité, la composition proposée par Fragonard, qui va avoir une influence considérable sur la peinture de paysages en France, s’efforce de magnifier la nature dans toute sa puissance et sa majesté. Au milieu d’une végétation luxuriante, sous une arche qui cadre le regard du spectateur, la cascade est mise en valeur par un subtil jeu de lumière qui permet de rendre le mouvement de l’eau et le fracas provoqué par sa chute sur les rochers en contrebas. « Ce site était connu pour le bruit assourdissant provoqué par la chute, précise Jan Blanc. La grande force de cette œuvre, c’est de jouer avec ce vacarme, en le plaçant à distance, comme un bruit de fond ignoré des lavandières du premier plan qui, elles, oublient la beauté des lieux pour tirer un usage plus pragmatique des eaux de l’Aniene. »

 

DO3.JPG«Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée», Rembrandt (1633)

Seul tableau du grand maître hollandais situé dans un environnement aquatique, « Le Christ dans la tempête » représente une scène biblique décrite dans le Nouveau Testament. Outre le fait que le peintre s’y soit peut-être représenté en compagnie de Jésus et des 12 apôtres (il s’agirait du seul personnage regardant le spectateur), cette œuvre est surtout remarquable par la façon saisissante avec laquelle l’artiste parvient à restituer les mouvements de la houle. Comme toutes les marines produites jusqu’à l’invention de la peinture en tubes, cette toile a pourtant été entièrement réalisée en atelier, à partir des souvenirs visuels du peintre.
« Le genre de la marine, qui apparaît véritablement dans la seconde partie du XVIe siècle, est paradoxalement celui qui suppose le plus d’imagination de la part du peintre, complète Jan Blanc. Comme il est impossible de faire poser la mer, motif mobile par essence, le peintre doit y faire valoir deux qualités fort prisées dans les Provinces-Unies du XVIIe siècle : la qualité du regard et celle de la mémoire. »
 
 
DO3c.JPG«Nature morte au brasero, aux piverts et au baquet d’eau sur une table»
Sébastien Stoskopff (1635)

C’est avec des artistes tels que Sébastien Stoskopff que l’eau devient un sujet pictural en tant que tel. Spécialiste reconnu du stilleven (ce que l’on appellera « nature morte » à la fin du XVIIIe siècle), l’Alsacien place en effet régulièrement dans ses compositions divers récipients emplis d’eau plutôt que de vin ou de bière. « Contrairement aux étendues plus vastes comme les lacs, les mers, les rivières ou les cascades, l’eau qui repose en petite quantité dans un récipient n’a ni mouvement ni couleur, explique Jan Blanc. C’est donc un objet à la fois extrêmement banal et particulièrement difficile à représenter. »
Dans le cas de ce tableau, la présence de l’eau est suggérée par les ombres portées à l’intérieur du baquet ainsi que par le subtil floutage des formes du poisson qui y est immergé. L’effet de réel obtenu est d’autant plus impressionnant que l’artiste ne peut se fier qu’à son sens de l’observation, puisque ces effets de réfraction commencent alors tout juste à bénéficier de descriptions précises, chez René Descartes, puis chez Christiaan Huygens.
« Cette démarche, qui consiste à saisir la structure interne et externe de la matière en se saisissant de la question symbolique ou allégorique comme d’un simple prétexte est loin d’être anecdotique à mes yeux, poursuit le chercheur. À mon sens, elle témoigne d’un changement de paradigme qui intervient à cette époque tant dans le monde des arts que dans le domaine des sciences, où l’observation et l’expérimentation empiriques prennent le pas sur des modèles d’explication et de description métaphysiques de la nature. »
Chez le célèbre théoricien italien Leon Battista Alberti (1404-1472), qui s’exprime dans son « De pictura », un tableau doit être comme une fenêtre ouverte sur l’istoria, c’est-à-dire sur une fiction, issue de l’esprit du peintre, et qu’il faut représenter selon les règles de la perspective géométrique. Avec le développement des recherches baconiennes et galiléennes, la question n’est plus là pour de nombreux artistes et savants : il s’agit de s’appuyer sur l’observation de la nature pour dégager des lois dont la pertinence peut ensuite être vérifiée par l’expérience. « Il y a, conclut Jan Blanc, un rapport assez fort entre cette science qui tente de montrer qu’il existe des choses que l’on ne peut pas voir mais dont la réalité peut être démontrée et le développement d’une peinture qui se concentre de plus en plus sur des phénomènes optiques jusque-là mis de côté par les artistes. »
 
 
DO3d.JPG« Impression soleil levant » Claude Monet (1872/1873)

Œuvre mondialement connue pour avoir donné son nom au mouvement impressionniste, Impression soleil levant a été réalisée en 1872 ou en 1873 par Claude Monet dans le port de la ville du Havre. Présentée pour la première fois au public le 15 avril 1874 dans l’ancien atelier du photographe Nadar, elle marque une rupture dans l’histoire de la peinture académique et aura une influence considérable sur le développement de l’art moderne.
Avec le développement de la photographie qui s’amorce dans la seconde partie du XIXe siècle, la peinture perd en effet ce qui avait été jusque-là une de ses fonctions premières, à savoir la représentation aussi fidèle et objective que possible de la réalité. Les impressionnistes comme Monet, Renoir, Pissarro, Sisley, Cézanne ou Degas y voient l’occasion d’explorer de nouveaux territoires artistiques en privilégiant non plus la description de la nature mais les sensations que celle-ci suscite chez l’artiste.
Ce virage se traduit non seulement par une évolution radicale des techniques (traits de pinceau visibles, compositions ouvertes, utilisation d’angles de vue inhabituels) mais également par le choix de sujets puisés dans la nature et la vie quotidienne, et souvent dénués de références mythologiques ou religieuses. « L’ambition de ces peintres n’est pas de rendre compte de la nature telle qu’elle est (pour autant que cela soit possible), mais des effets éphémères qu’elle provoque sur le regard de celui qui la contemple, commente Jan Blanc. Par sa mobilité même, l’eau devient, en un certain sens, un emblème de cette modernité, tant artistique que poétique où la sensation subjective est centrale. »
Choisir comme sujet un port industriel comme le fait Monet avec Impression soleil levant permet tout d’abord d’affirmer sa différence avec les paysagistes qui travaillent en atelier, ou qui peignent des sites connus pour leur beauté sauvage et naturelle. De la même façon, donner à voir des canotiers ou des baigneuses dénudées renvoie à cette autre forme de progrès que constituent alors, pour les couches les plus aisées de la population, les loisirs liés aux plaisirs de l’eau. Mais si l’eau a tant passionné les impressionnistes, c’est surtout parce qu’elle constitue un formidable terrain d’expérimentation. Une surface sur laquelle les reflets brouillent le réel, autorisant l’usage de formes et de couleurs inédites jusque-là.