Campus n°136

Au XVIIIe siècle, on prise les eaux qui démangent

DO6.JPG

Au siècle des Lumières, les cures thermales sont considérées comme un traitement médical sérieux comportant de puissantes vertus mais aussi des risques non négligeables.

Au cours de l’été 1777, Isabelle de Charrière s’en va suivre, sur prescription médicale, une cure à Loèche-les-Bains. Femme de lettres d’origine néerlandaise, elle s’est mariée deux ans auparavant et s’est installée à Colombier (Neuchâtel). Elle prend les eaux dans l’espoir de soigner son incapacité d’avoir des enfants et tire de l’expérience un bilan en demi-teinte qu’elle rapporte dans une lettre : « Je n’ai presque pas dormi en Valais, j’y ai été extrêmement purgée par les eaux et les bains m’ont donné une horrible poussée c’est-à-dire une espèce d’eresipelle* par tout le corps : c’est bien ce qu’on va y chercher mais on en soufre beaucoup, et le voyage qui a suivi cette cure à travers du pays le plus chaud que je connoisse et le plus rempli d’insectes ne m’a guère moins fatigué que la cure elle-même […]. »
L’idée que toutes les eaux ne se valent pas, qu’elles soient intimement associées à des lieux et qu’elles soient à même d’influencer la santé n’est pas nouvelle. Elle remonte au moins à l’Antiquité. Avant la chimie moderne, l’analyse se fait essentiellement par les sens : l’apparence et le goût. Les eaux deviennent, selon les cas, plus ou moins ferrugineuses, sulfureuses ou encore carboniques et se voient attribuer des vertus thérapeutiques plus spécifiques. La connaissance s’étoffe davantage au XVIIe siècle avec le développement de la chimie, qui permet d’analyser avec plus de précision les compositions minérales et d’en tirer de nouveaux enseignements.
« Résultat : au XVIIIe siècle, les eaux représentent une véritable thérapie, souligne Philip Rieder, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine) et auteur notamment de La figure du patient au XVIIIe siècle (Droz, 2010). On a tendance à l’oublier car aujourd’hui le thermalisme est vu comme une mode en marge de la médecine qui s’apparente davantage à la relaxation ou à des vacances. Cependant, à l’époque, un bain à la maison ou dans un centre de cure représentait un acte médical sérieux, comprenant des avantages mais aussi des risques. »

Une purge de bon aloi

De ce point de vue, le séjour d’Isabelle de Charrière dans la station thermale valaisanne peut être considéré comme un succès. Non pas qu’elle serait tombée enceinte par la suite – elle n’aura jamais d’enfants – mais parce que la cure a provoqué une réaction de son corps, à savoir une purge et le développement de plaques rouges sur la peau.
Comme elle l’affirme elle-même, ce sont des phénomènes attendus. Les eaux de Loèche-les-Bains sont même spécialement réputées pour l’apparition de démangeaisons de peau. La médecine actuelle suspecterait une propreté douteuse de l’eau d’en être la cause mais à cette époque, qui ignore encore l’existence des microbes, on a tendance à favoriser ce genre de réaction.
« La théorie médicale d’alors est basée sur les humeurs, précise Philip Rieder. Le modèle physiologique en compte quatre : le sang, le flegme (une humeur humide et froide, partie intégrante du sang, et que l’on crache), la bile jaune (la bile) et la bile noire (la mélancolie). Tout ce qui incite à transpirer, suinter ou à saigner est vu comme plutôt positif, dans la mesure où l’écoulement n’est pas excessif. »
Dans cette logique hydraulique de la physiologie, l’eau trouve une place toute naturelle en tant que remède. D’ailleurs, Isabelle de Charrière, dont la santé est souvent chancelante, est une habituée des soins aquatiques. En 1768, alors qu’elle a 28 ans et souffre de « vapeurs », elle tente déjà une thérapie par l’eau. « Je me plonge tous les jours dans une cuve d’eau froide, on m’en jette d’abord un pot tout plein sur la tête j’entre dans la cuve je m’assois je me tourne et pendant que [je] suis à genoux le même pot se répand encore sur mon dos, j’enfonce ma tête je me relève et je sors », écrit-elle dans une lettre à son frère. Quelques années plus tard, atteinte de migraines, elle prend des bains domestiques sur ordonnance du médecin.

 Cures négociées

« Il n’existe pas une théorie simple et reconnue expliquant l’effet de l’eau sur le corps, note Philip Rieder. Des ouvrages recensent les différents types de cures réalisées dans les villes d’eau ainsi que les maladies qui y ont été traitées. C’est sur la base de ces livres, ainsi que sur celle d’une connaissance intime du patient que chaque médecin choisit le centre le plus adapté. »
Cela donne parfois lieu à des négociations entre le praticien et le patient. Ainsi, en apprenant que son médecin décide de l’envoyer à Loèche, Isabelle de Charrière est dévastée. Elle aurait en effet préféré aller à Aix, la station la plus courue de la région, plutôt que d’être confrontée aux mauvaises routes et aux auberges rustiques du Valais qui s’apparentent à ses yeux à une punition. Elle finira néanmoins par se ranger aux arguments de son médecin – cela dit, dès l’été suivant, et malgré les « résultats encourageants » obtenus à Loèche, elle trouve refuge aux eaux de Plombières dans les Vosges.
Les cures d’eau ne sont pas considérées comme un traitement anodin. Elles sont souvent prescrites quand les remèdes classiques ne donnent plus de résultats. On estime qu’un tel traitement est en effet suffisamment violent pour débloquer une situation médicale enlisée. Les risques sont d’ailleurs à la hauteur des attentes.
Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) en fait l’expérience. Souffrant d’un problème récurrent de paralysie, le savant genevois a l’habitude de se soigner en allant aux bains. Un jour, pourtant, aux thermes de Bourbon, en Auvergne, alors qu’il prend une douche chaude, il subit une attaque qui paralyse son bras et sa jambe gauche. Sans établir explicitement un lien de cause à effet, il constate la simultanéité des événements. L’épisode renforce l’idée que les bains peuvent avoir des conséquences graves.

Entreprise commerciale

Au cours du XIXe siècle, l’image des cures d’eau se modifie. Le thermalisme devient une entreprise de plus en plus commerciale. Les centres thermaux se multiplient (notamment autour du Léman avec Évian et Thonon) et la pratique est de plus en plus associée au loisir et au bien-être.
Genève voit apparaître son propre lieu de soins, Champel-les-Bains. C’est l’avocat et promoteur genevois David Moriaud qui décide d’utiliser les eaux de l’Arve à des fins thérapeutiques. Il érige un grand établissement hydrothérapique au pied de la falaise et crée en 1874 la Société hydrothérapique de Champel-sur-Arve.
La maison de maître du XVIIIe siècle située sur le terrain devient l’hôtel Beau-Séjour qui, durant un demi-siècle, accueille une clientèle plutôt aisée. On construit aussi la pension de la Roseraie pour les hôtes plus modestes ainsi que divers pavillons entourés par des jardins dont il reste encore quelques exemplaires aujourd’hui. La fausse tour médiévale qui domine l’Arve à cet endroit est construite à cette époque pour offrir un lieu de promenade aux curistes.
Les traitements (douches chaudes ou froides, fumigations et bains) sont placés sous le contrôle du docteur Paul Glatz. Mais l’établissement précise que les clients ne sont pas obligés de passer par les mains du praticien pour profiter de l’endroit. La cure cède petit à petit du terrain face au loisir. Champel-les-Bains offre en effet la possibilité d’assister à des concerts en plein air et à du théâtre, de pratiquer la gymnastique et le tennis.
Après deux guerres mondiales et une raréfaction de la clientèle, le palace de Beau-Séjour est rasé en 1957 et remplacé par l’hôpital actuel du même nom.

Les eaux factices de Gosse, Schweppe et Paul

En 1790, le pharmacien Henri-Albert Gosse, le mécanicien Nicolas Paul et le bijoutier Jacob Schweppe fondent à Genève une fabrique d’eau minérale artificielle. L’innovation majeure de l’entreprise vient de Nicolas Paul qui parvient à mettre au point une machine capable de comprimer l’air et de l’insuffler dans une bouteille afin d’obtenir une eau gazeuse. Pour que le flacon résiste à la pression, on lui donne une forme ovoïde allongée, au fond arrondi qui l’empêche de tenir debout (voir image ci-dessous). Ainsi, le liège, toujours humide, ne laisse pas le gaz s’échapper.

DO3e.JPG

L’engouement pour les eaux médicinales est grand à la fin du XVIIIe siècle mais les séjours aux bains n’ont lieu qu’en été. Le reste de l’année, on importe le précieux liquide dans des bouteilles en verre depuis son lieu d’origine – un paramètre essentiel à l’époque du point de vue thérapeutique. Le coût du transport et le risque élevé de casser les récipients en font un traitement en ambulatoire très onéreux.

Odeur de soufre

C’est pour contourner ce problème que l’on commence à fabriquer des eaux artificielles. Grâce aux progrès de la chimie, on connaît la composition minérale des différents liquides et on essaie de les imiter en ajoutant les ingrédients à des eaux locales. Pour imiter l’eau de Seltz, qui est naturellement gazeuse et très prisée pour cela, on utilise un procédé chimique qui a le désavantage de laisser une odeur de soufre désagréable.
Les trois Genevois règlent ce problème grâce à la machine de Nicolas Paul qui comprime directement l’air dans la bouteille. De plus, grâce aux talents d’apothicaire et de chimiste d’Henri-Albert Gosse, la qualité de l’eau minérale genevoise dépasse largement celle de ses concurrentes. L’une des raisons est que le produit est basé non pas sur une eau naturelle de la région, dont la composition minérale pourrait varier en fonction des saisons et des conditions climatiques, mais sur une eau distillée, « parfaitement pure », à laquelle on ajoute les minéraux de manière contrôlée.

Mauvaise entente

Cette technique permet à la société genevoise de vendre, selon une publicité parue dans le Journal de Genève, des eaux de Seltz, de Spa, de Pyrmont, de Bussang, de Courmayeur, de Vals, de Seidschutz, de Sedlitz, de Balaruc, de Passy et de bien d’autres.
L’entreprise ne dure malheureusement pas longtemps, l’entente entre les trois compères n’étant pas idéale. En 1792, tout est déjà fini. Nicolas Paul s’installe à Paris et Jacob Schweppe se rend à Londres pour d’autres aventures industrielles. Il revient à Genève vers 1802 après avoir cédé les trois quarts de son capital à des industriels anglais. Ces derniers continuent à développer ses produits, lesquels prennent le nom de Schweppes en 1797.
Les trois hommes continuent toutefois leurs activités dans les eaux factices qui représentent un marché important. La Société royale de médecine à Paris recense à la fin du XVIIIe siècle en effet plus de 280 sources d’eaux médicinales en Europe.

Et les Genevois pompèrent, pompèrent…

Genève étant construite sur une colline, l’acheminement de l’eau potable y a toujours représenté une difficulté. Il existe bien quelques sources mais elles sont toutes situées en bas de la ville. Il fallait donc recourir à des porteurs d’eau et des citernes.
En 1710, Genève demande à l’architecte français Joseph Abeille de construire une machine hydraulique sur le fil du Rhône, à la hauteur du pont de Bel-Air. L’installation pompe de l’eau directement dans la haute ville pour remplir des citernes qui alimentent les fontaines de la cité.
En 1820, on construit une nouvelle usine de pompage sur le pont de la Machine qui est régulièrement agrandie pour répondre à la demande d’une ville en croissance.
Dans les années 1870-1880, plusieurs épidémies de choléra et de fièvre typhoïde se déclarent à Genève. La cause ? Les nouveaux quartiers des Pâquis et des Eaux-Vives, ne disposant pas d’égout collecteur, rejettent leurs eaux usées directement dans le petit lac, en amont de la prise d’eau de la machine hydraulique. Mais personne, à cette époque, ne fait le lien.
En mars 1884, une nouvelle épidémie cause la mort de 65 personnes. Le débat dans les journaux s’envenime, on exige la démission des autorités, on propose de construire un aqueduc pour acheminer vers Genève de l’eau propre depuis le Jura (les Romains l’avaient fait mais depuis les Voirons). Les politiques décident enfin de prolonger la prise d’eau afin de capter le liquide en amont du petit port ainsi que de construire un collecteur pour les égouts.
L’usine des Forces Motrices, dont le bâtiment est depuis devenu une salle de spectacle, est mise en service en 1886. Elle permet à Genève d’entrer dans l’ère industrielle. L’installation fournit de l’eau potable à toute la ville et, surtout, de l’eau sous pression permettant de distribuer de l’énergie aux entreprises qui en ont besoin. Le surplus d’énergie est évacué sous la forme d’un jet d’eau (de 30 mètres de hauteur au début) qui deviendra l’emblème de Genève et sera déplacé dans la Rade quelques années plus tard.