Campus n°137

L'être humain est condamné à se dépasser

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Devenir plus fort, plus rapide, plus intelligent, plus connecté, vivre plus vieux et en meilleure santé, repousser les limites de la souffrance et de la mort: c’est l’objectif que poursuit le transhumanisme. Un rêve qui, grâce aux progrès de la technologie et des sciences cognitives, est aujourd’hui à portée de main. Mais à quel prix?

Superman n’a qu’à bien se tenir. Aujourd’hui, n’importe quel quidam un tant soit peu aisé peut en effet améliorer sa vue et son ouïe, doper ses capacités physiques, recevoir des organes artificiels et des articulations flambant neuves ou encore augmenter ses capacités de concentration ainsi que sa résistance au sommeil. Et demain, il sera peut-être possible de faire naître des enfants protégés contre des maladies par des manipulations génétiques, de se faire installer des implants cérébraux permettant de communiquer directement avec des systèmes informatiques, voire de troquer son enveloppe charnelle contre une carapace robotisée. Mais dans quel but et avec quelles conséquences pour la société ? Sur mandat du World Economic Forum (WEF), c’est la question à laquelle s’est efforcé de répondre un groupe d’experts internationaux composé de généticiens, d’éthiciens, de philosophes, d’ingénieurs et de neuro­scientifiques, dont Daphné Bavelier, professeure ordinaire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, faisait partie. Entretien.

Campus: L’objectif de l’humain augmenté est d’améliorer les capacités physiques et intellectuelles d’« Homo sapiens » en s’appuyant sur la technologie. En soi, cette idée n’a rien de particulièrement neuf…


Daphné Bavelier: L’être humain étant une espèce en constante évolution du point de vue biologique, il est d’une certaine façon condamné à se dépasser. Depuis la nuit des temps, il cherche d’ailleurs à augmenter ses capacités naturelles. En fixant les comportements et les actions sociales, l’éducation peut, par exemple, être vue comme une des premières façons d’améliorer l’individu. On pourrait dire la même chose de l’imprimerie qui a permis d’accroître le savoir humain en offrant un support à la mémoire. Ce qui a changé, en revanche, c’est la vitesse à laquelle les nouvelles technologies se diffusent dans la société et l’étendue des perspectives qu’elles ouvrent aujourd’hui.


Pouvez-vous préciser?

Avec un outil comme le CRISP-Cas9, méthode publiée en 2014 qui permet de modifier facilement et rapidement le génome des cellules animales et végétales, le domaine du possible en génétique s’est considérablement élargi, de même que les risques de dérive, comme l’a montré récemment le cas de ces deux nouveau-nés chinois modifiés de sorte qu’ils soient résistants à une forme du virus du sida. Un autre exemple concerne l’utilisation des substances psychoactives. Selon un rapport de l’Institut national de santé américain (NIH) publié en 2013, l’utilisation d’amphétamines aurait presque doublé entre 2008 et 2013, avec une utilisation croissante, en particulier parmi les groupes d’étudiants universitaires. Toujours aux États-Unis, il y a aujourd’hui des dizaines de milliers de personnes qui stimulent leur cortex cérébral dans leur salon à l’aide de dispositifs d’électrodes portables que l’on peut trouver en vente libre dans le commerce. Tout cela en n’ayant aucune idée des conséquences que ce type de manipulations peut avoir sur le long terme.


Sur quoi portait le mandat que le WEF a confié au groupe d’experts dont vous avez fait partie?

Notre objectif consistait à fournir à tous les acteurs concernés une feuille de route pour exploiter les formidables opportunités offertes par la technologie dans le domaine de l’augmentation humaine dans une direction positive, en évitant ce que nous pourrions appeler un «effet Frankenstein».


Comment avez-vous procédé?

Nous avons d’abord cherché à évaluer la position de l’opinion sur le sujet. À cet égard, une étude menée par des membres de notre comité sur plus de 2000 citoyens américains adultes a montré que 95% des sondés soutiennent une application réparatrice physique et que 88% d’entre eux sont favorables à une intervention visant une réparation cognitive. Près d’un tiers des personnes interrogées se disent par ailleurs prêtes à accepter une modification physique ou cognitive qui aurait pour seul objectif d’améliorer leurs performances. Dans un tel contexte, il est urgent d’agir pour fixer des garde-fous car l’expérience montre qu’il est très difficile de faire machine arrière si on laisse faire la loi du marché.


Concrètement, que proposez-vous?

À l’heure actuelle, il n’existe que très peu de guides, de réflexions ou de formations susceptibles d’aider un entrepreneur ou un chercheur à évaluer les risques et les vertus d’une innovation dans le domaine de l’augmentation humaine. Nous avons donc cherché à poser un cadre éthique permettant de lever certaines incertitudes.


Sur quoi repose-t-il?

Notre postulat de départ, c’est de penser les améliorations humaines avec comme cadre de référence l’augmentation du bien-être. Ce choix s’inscrit en contraste avec des indicateurs économiques, tels que le PIB ou le taux de chômage. Il prend en compte les limites du modèle libéral, le fossé qui se creuse de plus en plus entre les plus riches et les plus pauvres et le sentiment de mal-être de plus en plus manifeste qui en découle.


Quelle est votre définition du bien-être?

Celle que nous avons retenue est ancrée dans la théorie psychologique bien connue de l’autodétermination. Elle s’appuie sur trois grands axes : le respect de l’autonomie de l’individu, soit sa capacité à prendre des décisions conformes à ses croyances pour autant que celles-ci ne soient pas le reflet d’une perception totalement fausse du monde ; l’augmentation des compétences, pour autant que celles-ci soient durables et bénéfiques ; et enfin, la richesse des relations sociales, autrement dit, le fait de se sentir soutenu par son entourage.


Dans l’article que vous avez publié dans la revue «Nature Human Behaviour»*, vous insistez sur le fait que l’augmentation humaine dépasse de loin nos choix individuels pour impacter l’ensemble de nos sociétés. Dans quelle mesure?

Chaque manipulation portant sur un individu a en effet des conséquences potentielles pour l’ensemble de la collectivité et l’augmentation des performances individuelles ne garantit pas celle du bien-être collectif. Si un pilote militaire se fait, par exemple, améliorer la vision, il est possible que cette amélioration de l’acuité visuelle devienne obligatoire pour faire ce métier. Dès lors, une personne souhaitant devenir pilote sans pour autant se faire opérer se ferait d’office écarter de la profession. De la même manière, si les parents pouvaient choisir certaines caractéristiques de leur bébé, comme la force musculaire, la couleur des yeux ou l’intelligence, cela pourrait avoir de graves répercussions sur l’équité humaine, notamment si cette augmentation est réservée à la partie de la population qui a les moyens de se l’offrir ou si elle permet d’obtenir une position privilégiée dans la société. On sait également que lorsque l’on renforce l’empathie des individus au sein d’une communauté, celle-ci devient certes plus solidaire mais elle rejette aussi plus fortement les autres groupes, donnant lieu à un effet potentiellement pervers.


Comment se prémunir contre de tels risques, sachant que des pays comme les États-Unis ou la Chine sont peu enclins à freiner l’innovation s’il y a d’éventuels bénéfices à la clé?

Cela ne peut que passer par la mise en place de législations permettant de s’assurer qu’une augmentation des compétences individuelles ne se fasse pas au détriment de la collectivité. Les progrès liés à l’augmentation humaine ne devraient donc pas être utilisés à des fins de suprématie mais dans le cadre d’une sorte de « New Deal » basé sur une redistribution équitable des richesses et des capacités. C’est donc aux États qu’il revient d’agir, puisqu’ils sont les seuls à avoir les moyens de mettre en place de telles mesures.


De tels garde-fous existent notamment dans le monde de la pharmacologie. Faut-il s’inspirer de ce modèle?

Le schéma de certification mis en place dans l’industrie pharmaceutique a le mérite d’être clair et d’offrir une grande sécurité. L’inconvénient, c’est que le processus est lourd, coûteux et qu’il ralentit considérablement les possibilités d’innovation. Personnellement, je serais donc plus favorable à un système permettant de conserver une certaine agilité tout en offrant une meilleure garantie du rapport coût-bénéfice que ce que l’on peut obtenir en passant immédiatement au processus de commercialisation.


Les réflexions que vous avez menées pour le compte du WEF entrent-elles en résonance avec vos recherches, qui portent principalement sur la manière dont les nouveaux médias, tels que les jeux vidéo, peuvent être exploités pour favoriser l’apprentissage et la plasticité du cerveau?

Ce qui est très frappant, c’est qu’il existe aujourd’hui une différence de perception très marquée, tant dans le monde de la recherche que dans l’opinion, entre une manipulation cognitive comportementale, comme celle que j’étudie par le biais des jeux vidéo, et des interventions plus «invasives» telles que l’usage de psychotropes ou de courant électrique. D’un point de vue neurologique, il n’y a pourtant pas de différences si fondamentales. Dans les deux cas, il s’agit en effet de changements qui sont relativement durables, qui ont des propriétés biologiques très similaires et qui mettent en jeu des mécanismes assez semblables.


* «Rethinking human enhancement as collective welfarism», par Daphné Bavelier, Julian Savulescu, Linda P. Fried, Theodore Friedmann, Corinna E. Lathan, Simone Schürle & John R. Beard, in «Nature Human Behaviour», vol. 3, pages 204-206 (2019).