Campus n°137

«Pour nous, la dimension sociale et affective est fondamentale»

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Relier l’être humain à la machine : c’est l’objectif de la BCI (Brain computer interaction). Un champ d’étude en pleine expansion depuis une vingtaine d’années. Tour d’horizon avec Thierry Pun, professeur honoraire de la Faculté des sciences.

Citoyen britannique, Neil Harbisson souffrait depuis sa naissance d’achromatopsie, une maladie génétique rare qui ne lui permettait de voir qu’en noir et blanc. En 2004, il est devenu le premier cyborg officiellement reconnu, après l’installation d’une caméra et d’un système transformant les couleurs en sons reliés à sa boîte crânienne. Devenu tétraplégique à la suite d’un accident de vélo, l’Américain Bill Kochevar est, lui, parvenu en mars 2017 à contrôler les muscles de son bras droit par la pensée via une neuroprothèse développée par une université de l’Ohio (Case Western Reserve University). Non content de vouloir décrocher la Lune avec son projet SpaceX , le milliardaire Elon Musk envisage de son côté d’insérer une couche d’intelligence artificielle dans le cerveau en vue de soigner certaines maladies nerveuses et d’accroître les capacités cognitives des individus. Loin d’être en reste, Facebook mobilise depuis deux ans une soixantaine de scientifiques afin de développer une interface capable de retranscrire des pensées sur un clavier à la vitesse de 100 mots par minute. Bien qu’ils soient encore pour la plupart en phase expérimentale, ces projets témoignent tous à leur manière des énormes progrès accomplis ces dernières années en matière d’interactions entre l’homme et la machine. Un concept sur lequel Thierry Pun, aujourd’hui professeur honoraire de la Faculté des sciences, et ses collègues du Département d’informatique planchent depuis près de deux décennies.
Entretien.

Campus: Près de 100 000 personnes dans le monde sont aujourd’hui équipées d’un dispositif cérébral permettant de réguler les tremblements dus à la maladie de Parkinson et 250 000 autres entendent de nouveau grâce à des électrodes implantées au niveau du nerf auditif. L’objectif de la BCI (acronyme anglais d’interaction cerveau-ordinateur) est de franchir une étape supplémentaire. En quoi consiste-t-elle?


Thierry Pun: L’idée de base de l’interaction cerveau-machine est de parvenir à commander un ordinateur ou toute autre interface informatique sans y toucher, par la seule force de la pensée.

 

Comment s’y prend-on?

À défaut de lire les pensées d’un individu, ce qui relève pour l’heure du fantasme, il est possible, en utilisant un électroencéphalogramme, de reconnaître les signaux émis lorsqu’un individu effectue certaines tâches mentales. Le simple fait d’imaginer que vous serrez le poing, que vous écoutez de la musique ou que vous visualisez un objet active en effet des aires particulières du cerveau, en l’occurrence les aires motrices, auditives et visuelles. On peut ainsi composer un alphabet de tâches mentales puis associer à chaque «lettre» une commande spécifique. Une personne handicapée pourrait ainsi faire avancer son fauteuil roulant en songeant à un air familier et le stopper en se représentant une fleur. Divers laboratoires sont actifs dans ce domaine, comme celui de José del R. Millán au Campus Biotech, qui explore, entre autres, des solutions pour les personnes souffrant d’un syndrome « locked in » et qui sont donc conscientes sans pouvoir ni bouger ni parler.


Quelles sont les principales difficultés auxquelles font face les chercheurs?

Même si les progrès sont continus dans ce domaine, les prototypes actuels restent assez lents et il n’est pas possible pour l’instant d’émettre de façon fiable beaucoup plus qu’une dizaine de commandes par minute. Un autre grand défi, c’est de parvenir à mettre au point un système capable de répondre à des demandes émises de manière asynchrone, sans que le programme soit en attente d’une commande. On est donc encore relativement loin de pouvoir imaginer conduire une voiture ou guider précisément un robot par la seule force de la pensée.


Existe-t-il d’autres approches que celle reposant sur cet «alphabet mental»?

Il y a une dizaine d’années, nous avons testé un dispositif permettant d’écrire sur un écran d’ordinateur par la pensée. Le système était basé sur le même phénomène qui se produit lorsque vous apercevez soudainement la personne que vous attendez au coin de la rue. Cette reconnaissance génère un signal particulier dans le cerveau qui, dans le cas présent, est déclenché par l’apparition de la lettre souhaitée dans une liste qui défile très rapidement Nous pouvions atteindre quelques caractères par minute avec pas mal d’erreurs. Maintenant, sur la base de techniques d’apprentissage automatique, les systèmes actuels permettent de reconnaître plus d’une dizaine de lettres par minute, et visent même à la reconnaissance directe de mots entiers.


En collaboration avec le Centre interfacultaire en sciences affectives, vous vous spécialisez depuis une quinzaine d’années dans le développement d’outils informatiques permettant de mesurer l’état émotionnel d’une personne. Pourquoi?
Nous souhaitons nous concentrer sur les dimensions sociale et affective des interactions, qui nous apparaissent comme fondamentales. Notre but est de rendre plus naturelles les interactions humain-machine, et de faciliter les interactions entre humains, en exploitant les possibilités offertes par l’informatique. C’est ce que nous appelons l’informatique affective.


Avec quels résultats?

En analysant les expressions faciales, les postures, la voix et divers signaux physiologiques, on est capable de déterminer si un individu est gai ou triste, en colère ou détendu. De la sorte, dans le cas d’une interaction, un/e partenaire ou un logiciel peut adapter son comportement. Par exemple, lorsque des personnes collaborent sans nécessairement se voir, le système peut avertir qu’un partenaire se fâche. La difficulté d’un jeu peut également varier en fonction du ressenti du joueur pour maintenir la partie engageante et agréable. Dans le domaine de la santé, il est possible de déclencher une alerte si une personne présente des symptômes de détresse. Les résultats obtenus sont assez sûrs en laboratoire, mais les choses se compliquent à l’extérieur car il y a beaucoup plus d’éléments perturbateurs. Par ailleurs, dans un registre moins appliqué, nous nous sommes intéressés aux émotions de groupes et aux émotions esthétiques.


C’est-à-dire?

Devant un feu d’artifice ou au cinéma, on éprouve des émotions qui sont induites par nos sens visuel et auditif, et qui sont donc relativement complexes. Par ailleurs, on éprouve ces émotions en groupe, parfois de façon simultanée. C’est l’aspect de synchronisation des spectateurs qui nous intéresse. Quant aux émotions esthétiques telles celles qui peuvent nous empoigner en présence d’un paysage ou d’un objet artistique, les définir en pratique est un champ d’étude encore neuf. Pour tenter d’en apporter une définition pouvant être utilisée par un programme informatique, nous avons notamment enregistré et analysé les réactions d’un groupe de 35 personnes assistant à une projection de Taxi Driver au cinéma du Grütli à Genève.


Vous avez également développé des applications ayant un caractère un peu plus ludique…

Dans le cadre d’un projet en cours, l’équipe de Guillaume Chanel s’est associée avec un laboratoire parisien afin de développer un avatar donnant la meilleure impression possible aux individus avec lesquels il entre en contact. En 2012, nous avions par ailleurs mis au point un système visant à détecter l’état émotionnel d’une personne afin de l’aider à choisir la musique convenant le mieux à son humeur du moment. Enfin, nous avons également créé une version du jeu Tétris dont le niveau de difficulté varie en fonction de l’état de stress du joueur.


De nombreux «biohackers» implantent des composants électroniques dans leur organisme en dehors de tout cadre scientifique. Quel regard portez-vous sur ce type d’initiatives?

On peut bien sûr y voir une analogie avec les développements informatiques qui se sont souvent produits dans des cadres inattendus. Mais on touche avec le biohacking à l’intégrité de la personne et de l’organisme. Ces pratiques présentent bien évidemment des risques tant sanitaires qu’éthiques et l’idée que des gens conduisent ce type d’essais «dans leur garage» me met très mal à l’aise. Comme il est virtuellement impossible d’empêcher la conduite de ces expérimentations, il est nécessaire d’en expliquer les risques et les conséquences possibles.