Campus n°138

« La médecine génétique ne parvient pas assez souvent jusqu’au patient »

138DO5.PNG

Grâce à la médecine génétique, on peut définir de nouvelles catégories de patients qui semblent à première vue souffrir de la même maladie. Cela permet d’adapter et de personnaliser leur prise en charge.

De nombreuses maladies sont dues, entièrement ou partiellement, à des mutations présentes dans le génome du patient. Le point sur la question avec Marc Abramowicz, professeur au Département de médecine génétique et développement (Faculté de médecine) et médecin-chef du Service de médecine génétique aux Hôpitaux universitaires de Genève.


Campus : Quel rôle joue la génétique dans la médecine de précision ?

Marc Abramowicz : Un rôle de pionnier. L’un des objectifs de la médecine de précision est de mieux catégoriser des patients qui semblent avoir la même maladie alors que la cause est en réalité différente et demanderait un traitement adapté. On peut y parvenir grâce à l’imagerie médicale et à des techniques de biologie mais c’est la génétique qui a produit les premiers résultats dans ce domaine et qui continue de progresser avec des bénéfices évidents pour les patients.


Qui sont ces patients ?

La médecine génétique s’adresse pour l’instant aux personnes souffrant d’une maladie due à un défaut touchant un gène unique. Chacune de ces maladies monogéniques est très rare. Mais il en existe des milliers. Parmi elles, on peut en citer quelques-unes des plus connues comme l’hémophilie (une anomalie du processus de coagulation du sang), la mucoviscidose (une maladie des systèmes respiratoire et digestif) ou encore l’hyperoxalurie primaire (une maladie qui touche les reins et se déclare progressivement à l’adolescence ou à l’âge adulte). On connaît aujourd’hui les deux tiers ou les trois quarts des maladies monogéniques existantes. Il est probable qu’on les aura toutes identifiées dans dix ou quinze ans.


Combien de patients cela représente-t-il ?

Prises ensemble, les maladies monogéniques touchent 5% de la population, ce qui est loin d’être négligeable. Une grande partie des patients concernés – ainsi que leurs soignants – ignorent cependant qu’elle est atteinte d’une telle maladie. Ces personnes évoluent souvent dans nos hôpitaux avec des diagnostics imprécis qui les empêchent d’être mieux soignées. Une étude parue le 26 décembre dernier dans le New England Journal of Medicine montre ainsi que parmi les patients suivant un traitement de dialyse rénale en raison d’un diagnostic peu clair, 17% souffrent en fait d’une maladie monogénique insoupçonnée. La situation est sans doute comparable dans les autres disciplines médicales comme la cardiologie, la diabétologie, l’oncologie, etc. Ces personnes développent souvent des complications sans que l’on sache pourquoi. Elles ont aussi des frères, des sœurs ou des enfants qui risquent d’être porteurs de la même mutation et qu’on pourrait prendre en charge de manière préventive. Techniquement, nous avons les moyens de détecter ces patients mais souvent l’offre de soins ne parvient pas jusqu’à eux. Aux Hôpitaux universitaires de Genève, nous tentons de mettre en place des systèmes qui permettent d’y remédier.


Lesquels ?

Nous avons, entre autres, mis en place des Genome Boards. Ce sont des colloques multidisciplinaires qui rassemblent le clinicien qui suit le patient, le généticien clinicien, le généticien de laboratoire qui a étudié les mutations en détail, le radiologue, le pathologiste qui a réalisé la microscopie des tissus, le pédiatre si nécessaire, etc. Tous ces spécialistes impliqués dans un cas particulier se concertent afin de bien cerner dans quelle mesure les différentes hypothèses dont on dispose, typiquement cinq ou six gènes avec différentes mutations, peuvent ou non expliquer le tableau clinique du patient. Ces réunions multidisciplinaires sont hebdomadaires et permettent de poser des diagnostics pour une fraction des patients qui n’en avaient pas jusqu’alors.


Tout le monde devrait-il effectuer une analyse complète de son génome ?

Non. À l’heure actuelle, nous ne proposons le séquençage du génome qu’à des patients chez lesquels la suspicion d’une maladie génétique est assez forte. De plus, nous essayons de cibler l’analyse sur les fractions du génome les plus probablement impliquées dans la maladie que l’on suspecte.


Pourquoi ?

Le danger, c’est que plus on regarde de gènes, plus on risque de trouver de « faux positifs », de fausses pistes en somme. Si un patient a mal au coude, par exemple, on ne radiographie pas tout son squelette. On ne le fait que si les données cliniques sont peu spécifiques. Et même dans ce cas, toute anomalie révélée par l’imagerie n’explique cependant pas forcément les symptômes observés, et le lien (ou l’absence de lien) entre les deux doit donc être vérifié à chaque fois. En génétique, c’est pareil. Avec la complexité supplémentaire que représentent notamment les variants de signification clinique inconnue.


De quoi s’agit-il ?

Une maladie monogénique est causée par un gène défectueux mais pas par n’importe quel défaut de ce gène. Il existe en effet des mutations – ou plus précisément des « variants » – qui n’ont aucun effet pathologique et d’autres oui. Nous disposons de logiciels performants permettant de comparer toutes les mutations d’un gène, tous les gènes d’une même famille, la conservation entre les espèces, les variations dans la nôtre et d’évaluer la probabilité que tel ou tel variant pose un problème de santé ou non. Malgré cela, nous avons parfois encore du mal à conclure que le variant en question est la cause de la maladie ou pas. Dresser le catalogue complet des mutations responsables des maladies monogéniques va encore demander des années de travail.


Quels sont les bénéfices de la médecine génétique pour les patients ?

Trouver la cause de la maladie suffit à changer la vie du patient. Grâce au diagnostic, il quitte une période d’errance médicale durant laquelle les analyses infructueuses et les incertitudes se sont parfois succédé durant vingt ans. Il comprend le mal qui le touche et peut entrer en contact avec d’autres patients. C’est un apaisement. Ensuite, dans certains cas, à défaut de corriger les gènes, on peut prévenir, retarder ou soigner les complications liées à la maladie. Dansquelques situations rares, on peut même adapter le traitement et soigner la maladie elle-même. C’est le cas de certains jeunes patients qui font des épilepsies réfractaires aux traitements à cause d’un défaut génétique qui empêche le sucre sanguin d’être transporté au cerveau. Le traitement est « simplement » un régime adapté, appelé cétogène, qui fait que l’alimentation du cerveau ne dépend plus du sucre circulant. Le diagnostic d’une maladie monogénique est aussi bénéfique aux membres de la famille du patient possiblement porteurs de la même anomalie génétique que l’on peut prendre en charge de manière précoce. Enfin, il y a les possibilités de diagnostic préimplantatoire (autorisé en Suisse depuis deux ans), prégestationnel ou prénatal.


Si 5% de la population est concernée par les maladies monogéniques, qu’en est-il des maladies impliquant plusieurs gènes ?

Les maladies dites multigéniques pourraient concerner plusieurs dizaines de pourcents de malades avec des contributions variables selon les pathologies (infarctus, schizophrénie, diabète, etc.). Dans ce domaine, on sait déjà beaucoup de choses mais il n’existe pas encore de bénéfices cliniques. Savoir quels sont les nombreux gènes impliqués dans le diabète est intéressant pour la recherche mais cela n’a pas encore débouché sur des approches thérapeutiques adaptées à certains sous-groupes de patients présentant des profils génétiques spécifiques.


Pourquoi ?

La première difficulté des maladies multigéniques est qu’il faut maîtriser des équipes de gènes plutôt que des joueurs individuels pour comprendre comment se joue la partie. La seconde, c’est qu’une fois que l’on connaîtra le fonctionnement de l’équipe, il nous manquera toujours une grande partie des clés du jeu. En effet, la contribution multigénique du génome à une maladie n’est souvent que partielle. L’autre acteur incontournable est l’environnement, à savoir les conditions de vie, l’alimentation, la consommation d’alcool ou de tabac, etc. C’est pourquoi on parle de prédisposition génétique et non pas de maladie complète. À l’heure actuelle, nous n’avons pas d’idées claires sur la force prédictive de ce genre d’approche.


On ne peut pas encore détecter les points faibles et les points forts d’un profil génétique global ?

Ce but est en effet encore lointain. Il faudrait que l’on puisse reconnaître des profils génétiques de manière assez contrastée pour les relier à des effets cliniques et développer des prises en charge adaptées qui auraient des bénéfices pour les patients. Ça va être difficile à démontrer. Mais il est possible que les choses progressent très vite dans ce domaine. Il faut cependant être attentif au fait que ces avancées soient réalisées au service du citoyen et pas au profit de grands groupes actifs dans les nouvelles technologies tels que les GAFA*.


Que voulez-vous dire ?

Si l’on veut comprendre les prédispositions multigéniques à une maladie, on ne peut pas se contenter des études cliniques classiques. Vu le nombre de gènes et de combinaisons possibles, cela prendrait des siècles, sans trop exagérer. La stratégie qui se dessine consiste à comparer de gigantesques quantités d’informations, telles que les séquences de génomes, les résultats d’analyses cliniques, les observations médicales ou encore les traitements et ce, pour un très grand nombre de patients. Pour tirer de ces monceaux de données des éléments utiles à la médecine, il faut des capacités informatiques gigantesques et de l’intelligence artificielle de pointe. Les NIH (National Institutes of Health) aux États-Unis ont mis en place une cohorte de données dans laquelle seraient à terme agrégées les données de 20 millions de patients. Un effort semblable est en cours en Angleterre avec le séquençage de 100 000 génomes, corrélés avec les données cliniques des personnes concernées. En Suisse, la mise en place du SPHN (Swiss Personalized Health Network), dont le but est de rendre interopérables, ou compatibles, les données médicales venues de tout le pays, devrait dans l’idéal et dans un futur proche mettre à la disposition de la recherche quelque 6 millions de dossiers électroniques de très bonne qualité – si on obtient le consentement éclairé des patients bien sûr.


Où est le problème alors ?

Il est tout à fait imaginable que, pendant que nous parlons de mettre en place ces dispositifs au service de la médecine de précision et du citoyen, des géants du Web, qui disposent d’une puissance informatique colossale, fassent de même de manière officieuse et peut-être plus rapidement pour leur propre profit. Autant le patient est sourcilleux, pour de bonnes raisons d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de signer de la paperasse concernant le consentement éclairé – indispensable dans la médecine moderne –, autant il donne facilement son accord aux conditions générales via un simple clic sur l’écran de son téléphone. Cela donne à ces compagnies la possibilité de récolter des données sur des centaines de millions de personnes qui vont de la vitesse à laquelle elles tapotent sur leur écran (révélateur de leur état mental) aux battements du cœur et au nombre de pas quotidiens (via des applications de mise en forme physique), en passant par toutes les informations que les usagers transmettent volontairement, dont la mise à disposition de leur génome entier (dans le cas de la société 23andMe qui offre pour 100 dollars une analyse d’ancestralité). Il est stupéfiant de voir ce qu’on peut tirer comme métadonnées à partir d’actions en ligne à première vue banales. Le service public, lui, n’est pas vraiment équipé pour cela.


Quand vous effectuez une analyse du génome, comment communiquez-vous les résultats au patient ?

Ces modalités sont discutées avant le test. La majorité des patients ne souhaitent pas être informés si l’on trouve chez eux un de ces fameux variants de signification clinique inconnue. Ils savent que nous n’en tenons pas compte tant que nous ne pouvons pas conclure s’ils sont causaux ou pas. En revanche, il y a plus d’intérêt pour certaines données dites incidentelles, c’est-à-dire la découverte fortuite d’une mutation connue pour une maladie que l’on ne soupçonnait pas. Dans ce genre de cas, il y a évidemment un bénéfice immédiat à être au courant, à la fois pour le patient et pour les membres de sa famille qui partagent le même trait.


En poussant la médecine génétique à l’extrême, ne risque-t-on pas de faire exploser les coûts de la santé ?

C’est en tout cas une des craintes du politique. Et cette crainte est légitime si parmi une centaine de patients suivant un traitement général, une dialyse par exemple, on en prend subitement 17 qui, sur la base d’une analyse génétique, devraient suivre un traitement personnalisé qui coûte 500 000 francs par an et par personne, soit une augmentation de 8,5 millions de francs par an. Cela dit, la médecine génétique fait aussi gagner du temps et de l’argent. En posant un diagnostic correct et précoce, on raccourcit l’errance médicale. Un autre article, paru le 10 octobre 2018 dans le New England Journal of Medicine, a démontré que la médecine génétique permet d’économiser de cette façon jusqu’à 90% des coûts de la santé.

*Acronyme désignant les compagnies géantes Google, Apple, Facebook et Amazon