Campus n°138

Le bon médicament, à la bonne dose, au bon patient

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Nous ne sommes pas égaux face aux traitements. La pharmacogénomique, une discipline en plein essor, tente de comprendre les rouages des différences entre individus et de proposer des solutions à la fois pour la prescription et le développement de médicaments.

Toronto, un jour de 2005. Une femme subit une épisiotomie lors de son accouchement. Contre la douleur, on lui prescrit de la codéine. Cette molécule n’a en soi aucun effet. Ce n’est que sous l’action d’une enzyme présente dans le foie, le cytochrome P450 (CYP) 2D6 qu’elle est transformée en morphine dont les propriétés analgésiques (entre autres) sont bien connues. Ce que la femme – et le personnel médical – ignore, c’est qu’elle produit naturellement une plus grande quantité de cette enzyme et transforme par conséquent plus de codéine en morphine. Une partie de la drogue finit dans le lait maternel. Après une semaine d’allaitement, le nouveau-né devient très somnolent. Le pédiatre, ignorant la cause du problème, conseille d’attendre. Après 13 jours, le bébé décède, intoxiqué à la morphine. À la même époque, on rapporte d’autres décès d’enfants ayant reçu de la codéine à la suite d’opérations a priori banales comme l’ablation des amygdales.
Tous partagent une caractéristique génétique commune avec la femme de Toronto : la présence dans leur génome de plusieurs copies du gène du CYP2D6. Ce qui signifie que ces personnes produisent une plus grande quantité de cette enzyme et que celle-ci dégrade beaucoup plus vite qu’une personne normale toutes les molécules qu’elle cible, dont la codéine. Elles sont ce qu’on appelle des « métaboliseurs » ultra-rapides pour le CYP2D6. À l’époque des faits, l’existence de tels patients particuliers est déjà connue mais essentiellement des spécialistes.



Réponse radicale

La réponse des autorités sanitaires est radicale : la prescription de la codéine est contre-indiquée à tous les enfants (le médicament est alors aussi utilisé comme antitussif). D’abord aux États-Unis puis en Europe en 2013. Pour Caroline Samer, privat-docent à la Faculté de médecine, une approche plus nuancée serait pourtant possible. « Si la codéine est dangereuse pour une partie des enfants, elle demeure très utile pour la grande majorité d’entre eux, explique-t-elle. Et c’est un médicament difficile à remplacer. »
Environ 5% de la population genevoise sont des métaboliseurs ultra-rapides pour le CYP2D6. Il existe également, dans des proportions différentes, des métaboliseurs lents et intermédiaires. Ces catégories se déclinent pour une dizaine d’enzymes différentes. Pour chacune d’elles surviennent des problèmes spécifiques (lire encadré ci-dessous "métaboliseurs à quatre vitesses").
« Au lieu d’interdire certains médicaments pour tous, nous pensons qu’il faudrait plutôt réaliser un test pharmacogénomique et décider au cas par cas, précise Caroline Samer, qui est aussi responsable de l’Unité de pharmacogénomique et de thérapie personnalisée aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Ces tests existent déjà. Depuis janvier 2017, ils sont mêmes remboursés par les assurances maladie. À l’heure actuelle, la médecine a les moyens de personnaliser en fonction de paramètres génétiques du patient le dosage de plus de 150 médicaments (en oncologie, en cardiologie, en infectiologie, en psychiatrie, contre la douleur, pour la transplantation, etc.). »


Carte pharmacogénétique

À Genève, la plupart de ces tests ne sont toutefois pratiqués qu’après coup, afin de comprendre pourquoi certains patients ne répondent pas à leur traitement. Une étude est en cours en Europe (U-PGx, upgx.eu) afin d’établir s’il est économiquement envisageable de les effectuer de manière préventive.
Les HUG ont toutefois décidé d’aller de l’avant. Caroline Samer montre un badge en plastique dur de la taille d’une carte de crédit. « Cette carte est conçue pour afficher le profil pharmacogénomique du patient, explique-t-elle. D’un côté, on trouve son génotype, c’est-à-dire la liste des anomalies touchant des gènes correspondant aux enzymes qui jouent un rôle dans la métabolisation des médicaments. En dessous est précisé le phénotype du patient, c’est-à-dire s’il est métaboliseur lent, intermédiaire, normal ou ultra-rapide. De l’autre côté de la carte sont indiqués les médicaments dont il faut adapter la dose ou simplement éviter l’administration.»
Cette carte est distribuée depuis 2017 à une partie des patients. Cette année, on y a ajouté un QR-code qui renvoie à une application actuellement en développement aux HUG. L’application est destinée au patient, qui a accès à la partie la plus vulgarisée, au médecin généraliste, qui a la possibilité d’en savoir plus notamment sur la façon d’agir, et au spécialiste qui peut trouver les informations les plus détaillées et les plus actualisées. Cette carte est destinée à faciliter la prise de décision dans la prise en charge du patient tout au long de son séjour à l’hôpital, un peu comme on le fait déjà pour l’allergie aux médicaments. Les HUG se dotent par ailleurs d’un système informatisé qui se charge d’alerter le médecin s’il prescrit un médicament incompatible avec le patient.


Les choses se compliquent

« Ce qui complique les choses, c’est qu’il existe d’autres paramètres qui influencent le fonctionnement des enzymes, explique Caroline Samer. Les antidépresseurs, par exemple, agissent comme des inhibiteurs d’enzymes. Si un métaboliseur ultra-rapide prend un tel médicament, il pourrait très bien devenir normal, intermédiaire ou lent. Des interactions similaires se développent avec des substances telles que la fumée du tabac ou l’alcool, des fruits comme le pamplemousse ou l’ananas, certains produits phytothérapiques et bien d’autres composés comme les polluants environnementaux et notamment la dioxine.»
Dans ce genre de cas, il est impossible de prédire théoriquement (sur la base d’un test génétique) le nouveau statut du patient vis-à-vis des enzymes impliquées dans le métabolisme des médicaments. Pour résoudre le problème, Caroline Samer et ses collègues ont mis au point le Geneva Cocktail (lire ci-dessous). Une fois administrée, cette capsule spéciale permet de mesurer en moins de deux heures l’activité réelle de l’enzyme en question et de montrer si le patient est métaboliseur lent, intermédiaire, normal ou ultra-rapide.
La métabolisation des médicaments par l’organisme (ce que le corps fait au médicament) n’est qu’une des facettes de la pharmacogénomique. Il existe aussi le volet, tout aussi vaste, de l’action proprement dite des substances actives sur le corps (ce que le médicament fait au corps). Les exemples sont nombreux.
En oncologie, de nombreux traitements sont développés pour ne cibler qu’un récepteur, très spécifique à certaines formes de cancers (lire Campus n° 121 de juin 2015).
Dans le traitement de la dépression par des antidépresseurs, certains patients présentent une mutation sur le récepteur de la sérotonine, cible du médicament. Ce dernier est alors beaucoup moins efficace. On observe le même phénomène avec les récepteurs aux opioïdes qui, s’ils sont altérés, rendent certains remèdes contre la douleur moins opérants.
Une étude parue en 2008 dans le New England Journal of Medicine a, quant à elle, montré que les personnes porteuses d’une mutation sur le gène de la protéine SLCO1B1 sont nettement plus prédisposées à développer des douleurs et atteintes musculaires à la suite d’un traitement par statine (laquelle est destinée à diminuer le taux de cholestérol dans le sang et à prévenir les maladies cardiovasculaires).
« Chaque être humain porte en lui-même une balance pharmacogénomique potentiellement complexe, note Caroline Samer. La médecine de précision consiste à l’identifier le plus précisément possible.»


Nouvelles connaissances

Pour les médecins généralistes, qui sont en première ligne face aux patients, ces nouvelles connaissances qui s’accumulent depuis une trentaine d’années ne sont pas faciles à appréhender. Des sondages ont montré que si 90% d’entre eux estiment que les informations pharmacogénomiques sont très importantes dans la pratique de la médecine, seuls 10% savent les utiliser. Une lacune que le MOOC (cours en ligne ouvert et massif) sur la santé de précision (moocs.unige.ch), disponible dès la rentrée et auquel Caroline Samer a participé, devrait contribuer à combler.
Du côté des compagnies pharmaceutiques, l’intérêt pour la pharmacogénomique est énorme dans le cadre du développement de nouveaux médicaments. Ces connaissances permettent en effet d’identifier dès le départ les patients (métaboliseurs ultra-rapides ou lents, c’est selon) qui sont à même de développer une toxicité (ou une inefficacité) qui ne surviendrait pas chez les autres. En les écartant, ou en modifiant les doses qui leur sont administrées, ces entreprises pourraient optimiser leurs essais cliniques qui sont des processus longs et chers.

En attendant les futurs traitements taillés sur mesure pour chaque nouveau patient de demain, autant personnaliser le plus possible les médicaments existants pour les malades d’aujourd’hui. C’est exactement ce qu’a réussi à réaliser Patrycja Nowak-Sliwinska, professeure assistante à la Section des sciences pharmaceutiques (Faculté des sciences). Comme ils l’expliquent dans un article paru le 8 mai dans la revue Scientific Reports, elle et ses collègues ont mis au point une plateforme de culture cellulaire qui permet de reproduire en trois dimensions la tumeur d’un patient souffrant d’un cancer colorectal et de déterminer la meilleure combinaison de traitements pour son cas. Le tout en cinq jours, soit un délai assez court pour ne pas perdre la course contre le cancer.


Effets secondaires et résistance

Troisième forme de cancer la plus diagnostiquée et la quatrième plus meurtrière, le cancer colorectal touche 1,4 million de personnes par an dans le monde et en tue 700 000. À l’heure actuelle, pour soigner les patients atteints par cette maladie, on administre des traitements, dont la chimiothérapie, à haute dose, ce qui provoque de nombreux effets secondaires et l’apparition d’une résistance aux médicaments.
L’idée d’optimiser le dosage a déjà été explorée mais les tests nécessaires à une telle approche ont jusqu’à présent été menés sur des cultures cellulaires se développant en deux dimensions. Le problème, c’est qu’un tel modèle est loin de la réalité puisqu’une tumeur non seulement se développe en volume mais contient également des fibroblastes (des cellules composant les tissus conjonctifs) et des cellules endothéliales (dans les vaisseaux sanguins).
Pour corriger le tir, Patrycja Nowak-Sliwinska a mis au point un dispositif ingénieux. Celui-ci comporte une plaque de culture creuse, en forme de U, permettant aux cellules de rester agglomérées et de flotter dans un liquide spécialement conçu pour nourrir la tumeur. De cette façon, les trois types de cellules qui la composent peuvent interagir normalement entre elles, comme si elles étaient encore dans le corps du patient. La plateforme conçue par les chercheurs genevois a l’avantage d’être robuste, bon marché, de produire des résultats reproductibles et, surtout, de fonctionner dans des délais raisonnables étant donné l’urgence liée à l’apparition d’un cancer. Cette solution qui permet de se passer d’expérimentation animale lui a aussi valu de recevoir le prix 2019 de la Société suisse pour l’étude des animaux de laboratoire.


Tous différents

Cette configuration inédite a permis de tester plusieurs combinaisons de traitements à différents stades de développement du cancer et à partir de tumeurs prélevées sur six patients. Les auteurs ont ainsi découvert que chacun d’entre eux réagit différemment aux traitements. Ils ont également constaté qu’une combinaison de trois médicaments faiblement dosés est bien plus efficace que l’administration massive d’un seul d’entre eux.
Développée pour le cancer colorectal, la plateforme des chercheurs genevois peut être facilement reproduite pour d’autres sortes de tumeurs et pour un coût relativement faible. Elle est d’ailleurs utilisée, en collaboration avec les Services d’oncologie et de pathologie des Hôpitaux universitaires de Genève, pour tester des cellules prélevées sur des patients atteints du cancer colorectal mais aussi des reins.

 

métaboliseurs à quatre vitesses


Environ 5% de la population européenne sont métaboliseurs ultra-rapides, c’est-à-dire qu’ils possèdent plusieurs copies du gène de certaines enzymes et dégradent les médicaments plus vite que les autres. Ce chiffre varie selon l’origine ethnique (de quelques pourcents en Scandinavie à près de 30% dans la Corne de l’Afrique, en passant par 10% dans le bassin méditerranéen).
« Ces enzymes contribuent à protéger le corps contre des toxines, note Caroline Samer. Il est possible que la multiplication de leur gène représente le résultat d’une adaptation à un mode de vie ou à un environnement particulier au cours de l’histoire des populations.»
Si l’on est métaboliseur ultra-rapide pour le cytochrome P450 (CYP) 2D6 en particulier, il convient de baisser la dose de certains pro-médicaments (qui ne deviennent actifs qu’après leur métabolisation par l’enzyme) comme la codéine ou le tamoxifène (utilisé contre certaines formes de cancer du sein).
Dans le cas de molécules actives comme les bêta-bloquants (utilisés notamment en cardiologie) ou nombre d’antidépresseurs et d’antipsychotiques, il faut au contraire augmenter la dose car elles risquent d’être dégradées bien avant d’avoir pu développer leur effet thérapeutique.
À l’inverse, il existe des individus métaboliseurs lents (entre 5 et 10% en Europe, rares en Asie). Dans ce cas-là, l’activité enzymatique est inexistante en raison d’une mutation sur les deux copies du gène héritées du père et de la mère (allèles). Les pro-médicaments ciblés par l’enzyme ne sont alors pas dégradés assez vite (d’autres enzymes peuvent combler un peu ce déficit) et le principe actif n’est pas relâché en quantités suffisantes. Chez ces personnes, la codéine devient alors un vulgaire placebo. Les médicaments directs, eux, s’accumulent dans l’organisme sans être éliminés et peuvent ainsi s’avérer toxiques même s’ils sont administrés aux doses habituelles.
Lorsqu’un seul des allèles est inactif ou les deux défectueux (10 à 15% des Caucasiens, 30 à 50% en Afrique et en Asie), on parle de métaboliseurs intermédiaires. Les métaboliseurs normaux, eux, représentent entre 60 et 85%
des Caucasiens.
Des catégories de patients métaboliseurs à différentes vitesses ont pu être établies pour une dizaine d’enzymes différentes. La plupart de ces enzymes font partie de la même famille des cytochromes P450 : en plus du CYP2D6 déjà évoqué, on compte aussi le 1A2, le 2B6, le 2C9, le 2C19, le 2E1, le 3A4…
En particulier, les inhibiteurs de la pompe à protons, très populaires contre les ulcères gastro-­duodénaux, les reflux gastriques
et autres, sont dégradés par le CYP2C19. Les métaboliseurs ultra-rapides pour cette enzyme sont donc forcés d’augmenter considérablement les doses s’ils veulent ressentir un effet.

Geneva Cocktail



Pour connaître la vitesse de métabolisation d’un patient quand les circonstances ne permettent pas de la deviner, rien de tel que
le Geneva Cocktail ! La recette et le mode d’action de cette pilule ont été publiés le 7 mai 2014 dans la revue Clinical Pharmacology
and Therapeutics.
Il s’agit d’une capsule contenant six substances très faiblement dosées pour ne pas entraîner d’effets thérapeutiques. Ces six molécules sont chacune très spécifiques à une des six principales enzymes. Deux heures après son ingestion par le patient, on prélève un peu de sang au bout de son doigt sur un papier buvard. Une analyse rapide au laboratoire mesure la concentration des substances restées intactes et de celles qui
ont été transformées par les enzymes. Le rapport entre les deux valeurs indique l’activité réelle de chaque enzyme et montre si le patient est, pour chacune d’entre elles, métaboliseur lent, intermédiaire, normal ou ultra-rapide.
« Le Geneva Cocktail est utilisé de façon quotidienne aux HUG, précise Caroline Samer, privat-docent à la Faculté de médecine. Il a également été administré à l’ancien président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, qui a été soigné à Genève à la suite de son empoisonnement massif à la dioxine en 2004. On sait en effet que ce poison transforme le patient en métaboliseur ultra-rapide pour certaines enzymes.»