Campus n°138

Enquête sur les travers de la législation suisse

138RE2.PNG

Le rapport réalisé par le Think tank « Penser la Suisse » pointe du doigt les aspects incohérents et imprévisibles de la législation suisse en matière de cannabis. loin de remplir ses objectifs, elle causerait même des dommages physiques et psychologiques chez les consommateurs.

Depuis l’adoption de la « politique des quatre piliers » au début des années 1990, le modèle suisse est souvent cité en exemple en matière de gestion des addictions aux drogues dures. Les experts sont cependant plus dubitatifs quant au chemin choisi depuis 2008 face au problème que représente la consommation de cannabis dans notre pays (environ 670 000 usagers pour plus de 250 millions de joints par année). À l’heure où le développement spectaculaire du chanvre à faible teneur en THC relance le débat sur une éventuelle légalisation, la Commission fédérale pour les questions liées aux addictions (CFLA) a publié au printemps un rapport destiné à faire le point sur la question.
Partagé en trois parties, ce document dresse l’inventaire des connaissances scientifiques liées à cette substance, avant de présenter les diverses expériences de régulation menées au niveau international, puis de conclure sur une analyse des effets indésirables de la politique de prohibition menée actuellement. Rédigée par trois chercheurs du think thank « Penser la Suisse »*, parmi lesquels figure Sandro Cattacin, professeur ordinaire à la Faculté des sciences de la société, cet ultime segment est basé sur l’examen des textes législatifs et de leurs commentaires, de rapports parlementaires et de rapports d’experts, d’articles de journaux et de magazines ainsi que de la littérature scientifique. Le tout est complété par une série d’entretiens avec des consommateurs et fait l’objet d’une publication spécifique disponible en français et en allemand aux éditions Seismo. Présentation.
Alors que la politique des quatre piliers fait une large place à la prévention, à la thérapie et à la réduction des risques liés aux drogues « dures » – avec des résultats significatifs en termes de morbidité, de criminalité et de santé publique –, la position des autorités en matière de cannabis ne répond pas aux objectifs attendus, tout en causant des dommages physiques, psychologiques et sociaux au sein de la population, annoncent d’emblée les auteurs. Plutôt que de placer le débat sur la légalisation du cannabis sous l’angle de la dangerosité**, comme c’est le cas actuellement, ils suggèrent de prendre plutôt en compte les dommages causés par la prohibition de ce produit.
Historiquement, la consommation de la plupart des substances psychotropes encore en usage aujourd’hui est restée légale jusqu’au début du XXe siècle. Dans les années 1920, la Suisse demeure d’ailleurs le dernier pays à la fois producteur et exportateur de morphine et de cocaïne au monde. Trente ans plus tard, le cannabis y est encore largement utilisé pour soigner la migraine, la coqueluche et l’asthme ou en tant que sédatif.
Mis sous pression par les États-Unis, dont les gouvernements successifs militent en faveur de la mise en place d’un système répressif au niveau international en arguant que ces substances sont « étrangères à sa culture », le Conseil fédéral finit par rentrer dans le rang et durcit progressivement sa législation jusqu’à aujourd’hui afin de rester en conformité avec les traités internationaux.
À l’heure actuelle, l’usage de cannabis est régi, d’une part, par la loi fédérale sur les stupéfiants et, de l’autre, par la loi fédérale sur la circulation routière. La première sanctionne la consommation tout en autorisant la possession de 10 grammes de produit pour usage personnel. Elle prévoit la possibilité de renoncer aux poursuites pour les « cas légers » ainsi que le recours à une simple amende d’ordre de 100 francs pour les consommateurs majeurs s’étant fait attraper en train de fumer un joint. La seconde considère la présence de cannabis dans le sang, même à des taux très bas, comme une infraction grave justifiant des poursuites pénales ainsi que le retrait du permis de conduire pour une durée indéterminée.
Or, ce dispositif comporte, selon les auteurs du rapport, de nombreux inconvénients. Le premier est qu’il est loin de remplir les objectifs poursuivis. Alors que l’appareil législatif vise d’abord et surtout à « protéger la vie et l’intégrité corporelle » des citoyens, pas moins de 40 000 dénonciations et amendes d’ordre ont été enregistrées pour la seule année 2014, engendrant des frais de justice estimés entre 500 millions et un milliard de francs. Ces investissements n’ont pourtant permis de réduire ni la consommation, qui reste relativement stable, ni un marché noir dont le chiffre d’affaires annuel oscillerait entre 150 et 400 millions de francs.
« Depuis l’adoption de la révision de la loi fédérale sur les stupéfiants et le rejet de l’initiative pour une politique raisonnable en matière de cannabis en 2008, les poursuites contre les consommateurs se sont intensifiées au point qu’il y a aujourd’hui proportionnellement plus de cas en Suisse qu’en France ou en Allemagne, expliquent les auteurs. Or, le but poursuivi par le parlement avec l’introduction des amendes d’ordre était justement de diminuer la répression des petits consommateurs. »
Malgré les efforts entrepris par le Conseil fédéral pour harmoniser les pratiques, les auteurs soulignent également que le système actuel laisse une importante marge de manœuvre tant aux autorités cantonales qu’aux services de police, des douanes ou de justice. Il en découle de grandes différences d’interprétation de la loi selon que le consommateur se trouve à Genève (dont la politique est plutôt libérale en la matière) ou à Berne (où la répression est particulièrement sévère) et qu’il ait affaire à tel ou tel service de police.
En Valais, un contrevenant interpellé par la police cantonale se verra ainsi infliger une amende d’ordre de 100 francs, alors qu’il sera systématiquement dénoncé à la justice s’il tombe sur la police municipale, ce qui engendrera des frais pouvant aisément dépasser le millier de francs pour la même infraction.
Selon le degré de zèle des autorités, un individu qui commande des graines sur internet peut par ailleurs être relaxé après séquestre de la marchandise ou considéré comme un trafiquant de drogue en puissance passible d’une peine de prison ferme.
Les auteurs soulignent une autre incohérence, cette fois par rapport à l’alcool. Dans la législation routière actuelle, un conducteur est en infraction s’il présente une concentration d’alcool dans l’air expiré ou dans le sang égale ou supérieure à 0,25 mg/l ou 0,50 ‰ au moment où il est contrôlé. Dans le cas présent, la mesure est directement reliée à la capacité de conduire de la personne concernée. Il en va tout autrement pour le cannabis où la limite fixée pour motiver un retrait de permis (1,5 microgramme de tétrahydrocannabinol par litre de sang) n’est pas basée sur l’effet réel du THC sur la capacité de conduire mais sur le choix d’une tolérance proche de zéro.
« Ce seuil, qui a été fixé par une ordonnance fédérale et qui ne repose sur aucune donnée scientifique est extrêmement bas, détaillent les auteurs du rapport. Il peut être dépassé plusieurs heures après la dernière consommation, et même plusieurs jours chez les utilisateurs réguliers. Un individu peut donc être poursuivi même lorsque la conduite sous influence du cannabis n’a pas pu être établie et pour couronner le tout, il devra se plier à un certain nombre d’analyses dont il devra assumer les frais (environ 2000 francs en général) avant de pouvoir conduire de nouveau.»
La politique actuelle en matière de cannabis a également des répercussions négatives en termes de santé, rappellent les auteurs. Une étude pilote menée par l’Institut de médecine légale de l’Université de Berne en 2017 a ainsi montré la présence de nombreux polluants dans le haschisch et la marijuana provenant de différents cantons : résidus de pesticides, micro-organismes, chrome, cérium, cobalt, bismuth, aluminium… Sur les 151 échantillons examinés par l’équipe du professeur Bernhard, seule une douzaine remplissait les exigences qualitatives d’une préparation pharmaceutique.
D’ailleurs, l’accès au cannabis à des fins thérapeutiques, dont l’utilité est pourtant aujourd’hui démontrée par de nombreuses études pour des maladies comme le cancer, les troubles du sommeil ou encore les douleurs chroniques reste en l’état également compliqué. Pour pouvoir obtenir les rares médicaments à base de cannabis reconnus en Suisse (deux actuellement), il faut en effet disposer d’une autorisation exceptionnelle délivrée par l’Office fédéral de la santé publique sur demande expresse du médecin traitant. D’une efficacité discutée, dans la mesure où ils ne peuvent être ni inhalés ni fumés, les produits disponibles sont par ailleurs dix fois plus chers que leur équivalent sur le marché noir. Ce qui pousse de nombreux malades, y compris parmi les personnes âgées, à cultiver leurs propres plants dans leur jardin ou sur leur balcon.
Mais la démarche n’est pas sans risque. Dans le canton des Grisons, un malade qui utilisait du cannabis pour soulager son Parkinson s’est vu confisquer ses plants. À Berne, une quinquagénaire souffrant d’une maladie rhumatismale incurable a subi le même sort. Dans les deux cas, pourtant, soulignent les auteurs du rapport, la prise de cannabis apportait de réels bienfaits (baisse des douleurs, amélioration de la motricité et de la qualité du sommeil) sans coûter le moindre centime à l’assurance maladie et donc à la collectivité plutôt que de prendre des opioïdes et des psychotropes sur ordonnance médicale.
« La politique suisse en matière de cannabis cache le rêve d’une société sans drogue qui, si on regarde l’histoire de l’humanité, n’a pratiquement jamais existé, concluent Sandro Cattacin et ses collègues. Elle est basée sur l’idée que chaque citoyen agit de manière rationnelle et que si les risques d’une pratique sont supérieurs aux bénéfices attendus, il y renoncera naturellement. Pourtant, grâce aux progrès des neurosciences, on sait désormais que l’être humain a souvent tendance à se laisser guider par ses désirs et ses émotions plutôt que par une analyse coûts-bénéfices.»


Vincent Monnet

*Le think thank « Penser la Suisse » est une association formée d’enseignant-e-s et de chercheur-e-s en sciences sociales travaillant dans les hautes écoles suisses qui a pour objectif de diffuser des connaissances scientifiques sur des problématiques actuelles et futures auprès du grand public en Suisse.
** Voir à cet égard : « Les drogues sont-elles dangereuses ? » par Dagmar Domenig, Sandro Cattacin et Erik Verkooyen (2015). Recherche réalisée à la demande de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues. Genève : Université de Genève (Sociograph – Sociological Research Studies, 22b).