Campus n°139

Deux Genevois sur une autre planète

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L’Académie royale des sciences de Suède a décerné la récompense suprême aux deux astrophysiciens de l’UNIGE, Michel Mayor et Didier Queloz, pour la découverte de la première exoplanète en 1995. Retour sur une aventure commencée il y a un quart de siècle.

Michel Mayor (77 ans) et Didier Queloz (53 ans) ont reçu mardi 8 octobre le prix Nobel de physique 2019 pour la découverte en 1995 de la première planète extrasolaire, c’est-à-dire une planète qui tourne autour d’une autre étoile que le Soleil. Ils partagent cet honneur avec le physicien canado-américain James Peebles pour ses recherches en cosmologie.
Les travaux des deux astrophysiciens genevois, aujourd’hui respectivement professeur honoraire à la Faculté des sciences et professeur au Département d’astronomie (Faculté des sciences) et à l’Université de Cambridge, ont ouvert un des champs de recherche les plus florissants de l’astronomie. Celui-ci mobilise en effet aujourd’hui des milliers de chercheurs et des moyens techniques considérables qui ont permis de détecter plus de 4000 objets célestes en moins de vingt-cinq ans.
Même si leur découverte date désormais d’un quart de siècle et que cela fait au moins dix ans qu’ils sont régulièrement nommés pour la reconnaissance suprême, les deux astrophysiciens genevois ont été totalement pris par surprise lors de l’annonce de l’Académie royale des sciences de Suède. Pour des raisons évidentes de santé mentale et pour éviter de stresser chaque année à la même date, ils avaient en effet, l’un comme l’autre, relégué cette perspective à la fin de la liste de leurs préoccupations. Ce n’est qu’au moment d’apprendre la nouvelle, en cette matinée mémorable, qu’ils se sont rappelés qu’on était le mardi de la deuxième semaine d’octobre. Et que ce jour-là, c’est prix Nobel de physique.
« J’étais à Madrid pour une série de conférences, se souvient Michel Mayor. Quand je suis monté dans ma chambre d’hôtel et que je me suis connecté à internet, ma boîte aux lettres électronique a débordé de messages, à tel point que je n’arrivais plus à les lire. C’est comme ça que j’ai compris ce qui se passait. Je ressens une joie énorme. C’est un honneur incroyable. Je pense aussi à tous les ingénieurs, techniciens et opticiens qui m’ont aidé. Car les instruments qui ont permis cette découverte ne se sont pas fabriqués tout seuls. »
Didier Queloz, de son côté, a vécu l’expérience d’un petit blackout à Cambridge, en Angleterre. « Cette histoire m’était totalement sortie de la tête et j’ai appris la nouvelle par un coup de téléphone de mon université alors que j’assistais à une réunion, raconte-t-il. L’émotion a été tellement forte que j’ai eu un blanc. Je ne me rappelle plus ce que j’ai fait durant les minutes qui ont suivi. Je suis revenu à moi, entouré de mes collègues qui applaudissaient. La journée m’a ensuite échappé. J’ai été ballotté dans tous les sens. Le soir, après le dîner, je suis sorti sous un ciel splendide et je me suis dit que c’était une soirée parfaitement adaptée à un prix Nobel décerné à un astrophysicien. »

Rendez-vous sous le ciel de Provence

L’événement à l’origine de cette récompense, qui sera officiellement remise à Stockholm le 10 décembre, remonte donc à plus de vingt-quatre ans. Le 6 juillet 1995, pour être exact, Michel Mayor et Didier Queloz ont en effet rendez-vous à l’Observatoire de Haute-Provence avec l’étoile 51 Pegasi, une étoile autour de laquelle semble graviter un étrange corps céleste qu’ils avaient repéré quelques mois plus tôt et qui vient de réapparaître dans l’hémisphère Nord. Le suspense dure à peine le temps de pointer le télescope dans la bonne direction. Presque aussitôt, l’ordinateur confirme la présence d’un compagnon dont la masse équivaut à la moitié de celle de Jupiter. Aucun doute n’est permis. C’est la première exoplanète jamais détectée.
Sur le plan scientifique, cette formidable découverte, qui s’inscrit dans une immense chaîne de savoirs et de questions, a deux conséquences majeures. La première est de remettre en cause la plupart des théories existantes sur la formation des systèmes planétaires. La seconde est de relancer une quête longtemps oubliée : celle des autres mondes.
En effet, durant la première partie du XXe siècle, hormis les auteurs de science-fiction, plus grand monde ne croit à cette chimère. Toutes les estimations qui sont alors données par la littérature scientifique font état d’un nombre très limité, voire de l’absence totale, d’autres systèmes planétaires dans la galaxie.
« Cette vision s’explique par un raisonnement qui, sans être faux en soi, repose sur une hypothèse erronée, explique Michel Mayor. On sait depuis Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) que les planètes se forment au sein de disques de matière. Toutefois, vers 1900, le cosmologiste britannique James Hopwood Jeans parvient à imposer l’idée que ces disques sont arrachés à une étoile par le passage d’un autre astre à proximité. Or, si la chose est possible sur le plan purement physique, la probabilité de rencontre entre deux étoiles est proche de zéro sur la durée de vie d’une galaxie. »
Faute d’être en mesure d’identifier le phénomène physique capable de créer ces disques de matière, on a mis très longtemps à sortir de cette hypothèse. Conséquence : aux yeux de la plupart des spécialistes, les planètes sont extrêmement rares en dehors du système solaire.

Fausses nouvelles

Cela n’a pas empêché certains scientifiques, motivés sans doute par la part de rêve attachée à cette œuvre, de continuer à scruter le ciel à la recherche de ces insaisissables exoplanètes, parfois avec des moyens considérables, notamment après la découverte de Pluton en 1930. En 1943, alors que la Deuxième Guerre mondiale bat son plein, plusieurs équipes annoncent même avoir décroché le « jackpot » et découvert des compagnons autour d’étoiles proches grâce à la méthode de l’astrométrie (lire l'article). Il s’avère toutefois rapidement que ces planètes sont le fruit de détections erronées.
La nouvelle suscite néanmoins l’enthousiasme des astronomes. D’autant qu’on comprend au même moment que les disques de matière requis pour la formation des planètes sont en réalité les sous-produits inéluctables de la formation des étoiles elles-mêmes.
La chasse aux exoplanètes reprend donc de plus belle.
Et les fausses alertes aussi. Au milieu des années 1980, l’astronome néerlandais Peter van de Kamp, qui suit alors depuis près de quarante ans l’étoile de Barnard, est certain d’avoir touché au but. Mais, là encore, il s’agit d’erreurs de mesure liées à l’instrumentation. Face à ce nouvel échec, plusieurs équipes décident de changer de technique en passant de l’astrométrie, trop peu précise, à celle dite des « vitesses radiales » (lire l'article).
Outre les Américains Geoffrey Marcy et Paul Butler ainsi que les Canadiens Gordon Walker et Bruce Campbell, l’équipe de Michel Mayor est de la partie, avec un nouvel instrument installé sur le télescope de l’Observatoire de Haute-Provence et baptisé Élodie (lire l’article ).
« Nous avons commencé notre campagne d’observation durant le printemps 1994, se souvient le chercheur genevois. Et l’ambiance n’était pas franchement à l’optimisme. Les premiers résultats que venaient de publier Campbell et Walker, après avoir étudié pendant une dizaine d’années une vingtaine d’étoiles très brillantes, ne faisaient en effet état d’aucune planète. De leur côté, Geoffrey Marcy et Paul Butler avaient également fait chou blanc auprès de 25 astres. »
Le problème, c’est que l’ensemble de la communauté scientifique est encore convaincu que les grandes planètes, qui sont les plus faciles à détecter et représentent donc les cibles prioritaires, se trouvent loin de leur étoile, dans la zone où elles sont nées. Leur stratégie consiste donc à concentrer leurs efforts sur un nombre très limité d’astres et à adopter un rythme de mesures adapté à des périodes orbitales de plusieurs années.
« Notre chance a été double, estime Michel Mayor. D’une part, nous disposions d’un instrument équipé d’un système informatique plus performant que celui de nos concurrents. De l’autre, nous ne cherchions pas seulement des planètes mais aussi des systèmes binaires comprenant des naines brunes. Ces dernières sont des étoiles « ratées », dont la masse est trop faible pour déclencher les réactions thermonucléaires nécessaires à les faire briller mais trop grosses pour être assimilées à une planète. Et comme, à l’époque, on ignorait presque tout sur ces objets, rien n’empêchait de penser qu’elles puissent avoir des orbites courtes autour d’une étoile plus grosse. Nous avons donc adopté un calendrier permettant de détecter des compagnons invisibles se déplaçant rapidement. »


Seul sous la coupole

La stratégie s’avère payante. En novembre 1994, Didier Queloz, alors doctorant au Département d’astronomie sous la direction du professeur Michel Mayor, travaille à l’Observatoire de Haute-Provence (OHP) où il manœuvre le télescope sur lequel est branché le spectrographe Élodie, conçu et développé à l’OHP en collaboration avec Genève. Il est seul, car Michel Mayor séjourne alors à Hawaï pour un stage de six mois dans l’institut qui gère le tout nouveau télescope géant KECK.
Tandis qu’il passe en revue une série d’étoiles afin de calibrer l’instrument de mesure, le jeune chercheur croit détecter une oscillation suspecte sur l’une d’entre elles, 51 Pegasi. Ce mouvement pourrait révéler la présence d’un compagnon invisible. Isolé sous sa coupole, en tête-à-tête avec le ciel, le jeune chercheur fait le plein d’émotions. Craignant de s’être trompé, il refait ses calculs, encore et encore. Une fois averti, Michel Mayor reste dubitatif. Mais pas au point de laisser passer l’occasion. L’étoile située dans la constellation du Pégase, éloignée de 51 années-lumière du système solaire, devient même l’objet de toutes les attentions des astronomes genevois.
Cependant, échaudés par les mésaventures récentes de leurs collègues, les deux chercheurs genevois veulent bétonner leurs données avant d’annoncer quoi que ce soit. Car il y a un souci. « Si nos premiers calculs étaient avérés, nous avions déniché une planète dont les caractéristiques n’avaient été prévues par aucune théorie. Cet objet, dont la masse équivalait à la moitié de celle de Jupiter, était 20 fois plus proche de son étoile que la Terre ne l’est du Soleil et avait une période orbitale de 4,2 jours seulement », commente l’astronome.
Pour en avoir le cœur net, Michel Mayor et Didier Queloz sont contraints d’attendre que 51 Pegasi et son énigmatique compagnon réapparaissent dans le ciel de Provence, ce qui est le cas ce fameux 6 juillet 1995.
« Didier et moi avions demandé à nos familles de nous accompagner pour fêter l’événement si celui-ci devait se confirmer, raconte Michel Mayor. Ce qui a été le cas dès nos premières nuits d’observation. C’est seulement à partir de ce moment-là que nous y avons réellement cru. Pour marquer le coup, nous avons mangé une tarte aux framboises et bu de la clairette de Die. »


Communauté sceptique

Il reste cependant à convaincre la communauté des astronomes qui se montre plutôt circonspecte, voire sceptique. L’annonce de la découverte, en octobre lors d’une conférence à Florence, a beau faire le tour du monde en quelques heures, la nature imprévue de la nouvelle venue pose toujours question. Comment une planète comme Jupiter peut-elle se trouver aussi proche de son étoile ?
En réalité, la réponse existe déjà. Elle a été formulée par deux astronomes Peter Goldreich et Scott Tremaine en 1980 et est liée au concept de migration orbitale. « C’est un développement théorique majeur dont le détail est très complexe, mais dont les idées de base sont relativement simples, résume Michel Mayor. Les planètes géantes comme 51 Peg b ou Jupiter naissent à une distance importante de leur étoile, là où le disque d’accrétion contient des grains de glace préservés par un rayonnement assez faible. Ensuite, certaines de ces jeunes planètes s’approchent de leur astre central en spirale durant un temps court – 1 à 2 millions d’années. Une fois qu’il est totalement absorbé, le disque disparaît et l’orbite des planètes se stabilise à l’endroit où elles se trouvent. » Des simulations informatiques ont par la suite réussi à reproduire le phénomène de manière fiable.
Sans attendre ces explications, les chasseurs de planètes se ruent derrière leurs télescopes tout en revisitant leurs anciennes données à la lumière des nouvelles révélations. En quelques jours, Geoffrey Marcy, le principal concurrent des Genevois, parvient à confirmer la découverte des Suisses et le fait savoir immédiatement à Michel Mayor. Et en janvier 1996, il annonce la découverte de deux nouvelles exoplanètes (autour des étoiles 70 Virginis et 47 Ursa Majoris).
Dans les six mois qui suivent, la même équipe double la mise, puis les chiffres s’emballent. On en connaît aujourd’hui plus de 4000 de façon certaine. Il s’avère que le système solaire n’est pas un exemple courant. On trouve au contraire des objets de plus en plus singuliers dans le ciel : des systèmes comportant jusqu’à sept planètes tournant autour de la même étoile, des planètes gravitant autour de deux étoiles, des systèmes composés d’une étoile tournant dans un sens et d’une planète tournant dans l’autre sens, des orbites excentriques, etc.
« Ces découvertes ont radicalement transformé notre vision de l’Univers et remis en cause la plupart des choses que l’on croyait savoir à propos de la formation des planètes, conclut Michel Mayor. Mais tout cela était tellement étonnant qu’il a fallu attendre septembre 1999 et la découverte du premier transit – à laquelle notre équipe est d’ailleurs associée – pour balayer les doutes des derniers sceptiques, témoigne Michel Mayor. Gordon Walker, par exemple, m’a avoué plus tard que ce n’était qu’à partir de ce moment-là qu’il avait été convaincu de la réalité de ces nouveaux mondes. »

« Les Nouveaux Mondes du cosmos », par Michel Mayor et Pierre-Yves Frei,
Seuil 2001.

 

 

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D’Épicure à Mayor, en passant par Galilée


La quête des autres mondes n’a pas attendu le XXe siècle et la découverte de 51 Peg b par Michel Mayor et Didier Queloz. Certains des compatriotes d’Aristote, fondant leur raisonnement sur la logique, comprennent déjà que la Terre est sphérique – Ératosthène a d’ailleurs calculé assez précisément son diamètre – et que le système solaire est peuplé d’autres planètes (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne). Alors que la majorité de ses contemporains estime encore que le ciel est un espace clos auquel sont accrochées les étoiles, Épicure (341-270 av. J.-C.) écrit dans sa fameuse lettre à Hérodote : « La quantité d’atomes propres à servir d’éléments ou, autrement dit, de causes à un monde ne peut être épuisée par la constitution d’un monde unique, ni par celle d’un nombre fini de mondes, qu’il s’agisse d’ailleurs de tous les mondes semblables au nôtre ou de tous les mondes différents. Il n’y a donc rien qui empêche l’existence d’une infinité de mondes. » Cette conception d’un Cosmos vaste connaît quelques éclipses durant le Moyen Âge, en raison surtout de l’avènement du christianisme, selon lequel le royaume des cieux est, à l’image de Dieu, parfait et immuable. Cela n’empêche pas Albert le Grand, évêque de Ratisbonne, de se demander, au XIIIe siècle : « Existe-t-il plusieurs mondes ou n’y en a-t-il qu’un seul ? C’est là l’une des plus nobles et des plus exaltantes questions dans l’étude de la nature. » Ou encore un autre prélat, Nicolas de Cues, évêque de Brixen (1401-1464), de s’interroger dans son livre De la docte ignorance : « Pourquoi la puissance divine se serait-elle contentée de créer un Univers clos alors qu’elle peut tout ? »Le chanoine, médecin et astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) franchit un pas supplémentaire en affirmant que les planètes tournent autour du Soleil et en donnant ainsi au Cosmos des dimensions jamais imaginées jusque-là. Le dominicain Giordano Bruno (1548-1600) n’est pas en reste puisqu’il défend à son tour l’idée que les étoiles du ciel sont autant de soleils autour desquels tournent des planètes abritant la vie. Il sera brûlé vif sur le Campo de’ Fiori à Rome pour hérésie et apostasie. La lunette développée par un autre Italien, Galileo Galilée (1564-1642), permet enfin d’aller plus loin que les seules spéculations. Cet instrument révèle en effet à une humanité encore sceptique les reliefs qui creusent la surface de la Lune, les satellites de Jupiter ainsi que nombre de nouvelles étoiles. Pour le découvreur du secret des anneaux de Saturne, le Hollandais Christiaan Huygens (1629-1695), la thèse de la pluralité des mondes ne fait plus de doute. « Un homme qui est de l’opinion de Copernic, qui fait de notre Terre une planète comme les autres, entraînée autour du Soleil et éclairée par lui, celui-là peut raisonnablement croire, même si cela semble osé, que les autres planètes ont des habitants tout comme la Terre », écrit-il dans son Cosmotheoros. Un siècle plus tard, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) et l’astronome français Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) précisent encore le trait en proposant un ciel fabuleusement profond modelé par la gravitation et peuplé de myriades de galaxies et de nébuleuses.
Au début du XXe siècle, le consensus scientifique penche pourtant à nouveau pour une rareté voire une absence de planètes hors du système solaire. Ce n’est qu’à partir de 1995 et la découverte de Michel Mayor et Didier Queloz que l’on se rend progressivement compte qu’en réalité, la majorité des étoiles de type solaire possèdent un ou plusieurs compagnons.