Campus n°140

Les sept squelettes pygmées de l’Ituri

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Il y a 60 ans au Congo, un médecin genevois a déterré les corps de sept individus décédés peu avant. toujours conservés à Genève, les squelettes sont devenus en 2018 la propriété de l’Université de Lubumbashi

Depuis plus d’un demi-siècle, un ensemble de sept squelettes pygmées provenant de la République démocratique du Congo (RDC) est déposé à l’Unité d’anthropologie de l’Université de Genève. Ces restes humains ont finalement attiré l’attention en septembre 2016 à cause du fait que, contrairement aux autres collections anonymes d’ossements de l’institution, ils sont accompagnés de fiches signalétiques mentionnant le nom, l’âge ainsi que la date et la cause du décès de chacun des sept individus (lire ci-dessous). Les exhumations auraient reçu l’autorisation des familles des défunts, du moins selon les dires de la personne qui les a effectuées dans les années 1950, le médecin genevois Boris Adé. Mais, selon une enquête approfondie réalisée par Christophe Goumand, adjoint scientifique à l’Unité d’anthropologie, celui-ci n’aurait pas reçu le consentement du clan entier, qui est pourtant l’autorité légitime dans ce cas de figure, compte tenu des traditions et des croyances des Pygmées de l’Ituri.
À cause de ces problèmes éthiques, et dans un souci de transparence et de respect de la dignité humaine, l’Université de Genève a, dans un premier temps, étudié l’idée d’une restitution de ces squelettes à la RDC. Pour des raisons pratiques, c’est une solution différente qui a été retenue. L’acte de propriété des squelettes a donc été transféré en juin 2018 à l’Université de Lubumbashi, dans l’est de la RDC, tout en conservant les restes humains en dépôt dans les murs de l’Université de Genève. L’accès et l’usage de ces ossements par la communauté scientifique sont gérés à distance par l’institution congolaise qui décide seule de toute recherche éventuelle pouvant être faite sur les squelettes.


Séjour au Congo

Selon les éléments rassemblés par Christophe Goumand, Boris Adé est engagé en 1949 par l’administration du Congo belge. Accompagné de sa femme et de leurs deux enfants, il est affecté à Wamba, dans le nord-est du pays, où il dirige un grand hôpital doté d’une maternité. Il gère également six dispensaires et trois maternités rurales ainsi que cinq léproseries distribués sur un territoire grand comme la Suisse.
Wamba est situé à l’orée de la grande forêt de l’Ituri où habitent des Pygmées du groupe Mbuti. Il s’agit de nomades vivant de la chasse et de la cueillette. Les Pygmées exercent une fascination sur les anthropologues et les médecins occidentaux de l’époque en raison de leur petite taille (1,50 mètre en moyenne à l’âge adulte). Boris Adé, qui est aussi membre correspondant du Musée d’ethnographie de Genève, ne fait pas exception. Désireux de percer le mystère du nanisme caractérisant ces populations, il décide d’étudier leurs squelettes.
A priori, une telle mission semble impossible à réaliser. Les habitants de la forêt sont réputés très farouches. Quant à toucher à leurs morts, c’est encore plus difficile à envisager dans la mesure où les Pygmées sont persuadés que les défunts n’ayant pas reçu de sépulture décente reviennent sur Terre pour se venger des vivants.
Pour ne rien arranger, à cette époque circule une rumeur selon laquelle les Blancs tueraient des indigènes, feraient disparaître les corps et
violeraient des sépultures.


Capter leur confiance

Boris Adé ne semble toutefois pas rencontrer de tels obstacles dans son entreprise. Sans doute, son statut privilégié de soignant lui permet-il
d’entrer plus facilement en contact avec les Pygmées et de capter petit à petit leur confiance. De fait, il leur rend régulièrement visite et devient leur « ami », selon ses propres dires.
« Il se ferait même appeler Munganga, un terme qui signifie tout à la fois médecin, rebouteux et sorcier, écrit Christophe Goumand. Boris Adé semble d’ailleurs avoir appris des rudiments de sorcellerie. » En attestent ses archives personnelles qui renferment des dessins de sa main montran140 - DO2bis.JPGt du matériel d’exorcisme utilisé par les guérisseurs traditionnels pour soigner les malades ou encore des croquis explicatifs de statuettes Yanda, entrant elles aussi dans la pratique de la magie et de la sorcellerie, bien que dans des tribus différentes (voir ci-contre).
Quel qu’ait été son moyen de persuasion, Boris Adé réussit à se faire indiquer les emplacements de sépultures récentes qui sont en général des huttes abandonnées. Selon lui, les familles des défunts – et malgré leur peur terrible des esprits – acceptent qu’ils soient exhumés.
Boris Adé s’y emploie entre février et avril 1952 et récupère les cadavres de cinq hommes adultes, dont un de 17 ans, d’une femme de 50-60 ans et d’un garçon de 8 à 10 ans qui n’a même pas été enterré. Au cours de cette campagne, le médecin récupère également le corps d’un bébé de 3 mois qu’il conserve dans un bocal de formol.

Objets d’étude

Le tout est envoyé au Musée d’ethnographie de Genève dans une grande caisse. Prenant un congé de huit mois de ses fonctions en Afrique, Boris Adé suit son chargement avec dans ses bagages, en prime, un jeune léopard vivant qu’il entend offrir à un des zoos du pays lorsque l’animal sera devenu trop grand.
Le détail a son importance puisque c’est la présence de ce félin qui lui vaut un grand article avec photo dans le Journal de Genève du 20 septembre 1952 sous le titre Un léopard est venu rendre visite à notre rédaction. Une histoire en amenant une autre, ce premier papier est suivi deux jours plus tard par un deuxième qui revient avec plus de précisions sur les sept squelettes pygmées (l’article fait état de huit individus mais il s’agit probablement d’une erreur). Et c’est ce dernier texte qui arrive finalement sous les yeux du professeur Marc-Rodolphe Sauter, directeur du Département d’anthropologie de l’Université de Genève. Très excité, celui-ci écrit le jour même au médecin une lettre dans laquelle il confie que son « cœur d’anthropologiste et de directeur d’institut a battu plus fort » et lui demande de bien vouloir déposer dans ses locaux ce « matériel de premier choix et de tout intérêt, et que tout laboratoire d’anthropologie rêve de posséder ».
Boris Adé accepte et passe la plus grande partie de ses vacances dans le laboratoire de Marc-Rodolphe Sauter à étudier les ossements. Leurs recherches débouchent sur trois articles publiés en 1953 dans le bulletin des Archives suisses d’anthropologie générale. Les auteurs y décrivent les « caractères pithécoïdes du crâne », les « particularités maxillo-faciales dentaires normales et pathologiques » et le « rythme de synostose des sutures crâniennes » des Pygmées de l’Ituri.
En mai 1953, Boris Adé retourne en Afrique avec l’intention de rassembler davantage de matériel humain. Son élan est toutefois subitement coupé par l’administration qui l’emploie. Ayant eu vent de ses agissements, le gouvernement colonial belge voit en effet d’un mauvais œil que le médecin suisse déterre des cadavres d’indigènes et en récupère d’autres dans les hôpitaux alors qu’elle craint au même moment une recrudescence de troubles sur son territoire et qu’elle fait l’objet d’attaques de la part de certains organes de l’Organisation des Nations unies. En 1953, le docteur genevois est muté à des centaines de kilomètres de là, mettant fin à sa récolte de restes humains (lire Le cadavre de trop ci-dessous).

Un héritage encombrant

Les ossements des sept Pygmées, pour leur part, demeurent à Genève. À la connaissance des anthropologues actuels, il s’agit du plus grand ensemble de squelettes de Pygmées déposé dans une institution universitaire. Leur excellent état de conservation et le fait qu’ils soient complets en font une collection relativement prisée des scientifiques et l’Université reçoit régulièrement des requêtes d’études de la part de chercheurs de partout dans le monde.
Une doctorante en anthropologie genevoise, Maria Bakonyi, publie même une thèse complète sur les sept squelettes en 1976. C’est d’ailleurs dans ce texte qu’est mentionné pour la dernière fois le bébé conservé dans un bocal de formol. Celui-ci aurait été entreposé au Département de pathologie de la Faculté de médecine. Les tentatives pour le retrouver, menées en 2016, restent vaines. Il est probable que le bocal et son contenu aient été incinérés à l’époque de la démolition de l’ancien bâtiment de pathologie.
Durant toutes ces années, bien que l’ensemble de squelettes soit connu depuis longtemps, aucun chercheur n’a jamais soulevé d’éventuels problèmes éthiques quant à leur provenance ou à la méthode ayant permis de les obtenir alors même que toutes ces informations sont indiquées sur chacune des étiquettes.
Ce n’est qu’en 2016 qu’Éric Huysecom, professeur à l’Unité d’anthropologie, remet le sujet sur la table lorsqu’il découvre l’existence de ces ossements à l’occasion d’une vaste réorganisation des collections anthropologiques.
Mis au courant, le Rectorat cherche à en savoir plus sur l’histoire et le statut juridique des squelettes afin d’être à même de prendre une décision quant à leur devenir.
Du point de vue juridique, il ressort que Boris Adé est resté le propriétaire de ces squelettes jusqu’à sa mort, survenue il y a quelques années.
« L’Université n’est en aucun cas devenue propriétaire de ces biens, même s’ils y ont été déposés il y a très longtemps, précise Marc-André Renold, professeur au Centre universitaire du droit de l’art (Faculté de droit). En effet, l’acquisition de la propriété par prescription dite acquisitive (art. 728 du Code civil) suppose que l’on possède de bonne foi « à titre de propriétaire » le bien en question. Ce qui n’a jamais été le cas en ce qui concerne les sept squelettes. Il y a un principe (non écrit) selon lequel « la donation ne se présume pas ». Par conséquent, les objets sont toujours la propriété de celui qui les a remis ou de ses héritiers. »
C’est donc à la fille de Boris Adé que reviennent les squelettes des sept Pygmées ramenés du cœur de l’Afrique par son père il y a plus de soixante ans. Une information que cette femme, installée à Morges, a ignorée jusque-là et à laquelle elle réagit en désirant se débarrasser au plus vite de cet encombrant héritage.
L’option d’une inhumation à Genève est écartée et un enterrement dans leur région d’origine, l’Ituri, est lui aussi problématique. Il est en effet impossible, soixante ans plus tard, de retrouver la provenance exacte des squelettes dans une région à l’accès difficile et en guerre depuis des années.
Afin de contourner ces obstacles, l’Université de Genève propose à l’héritière de Boris Adé de faire don des squelettes pygmées à l’Université de Lubumbashi. Cette institution travaille étroitement avec le musée de la même ville qui possède déjà une grande collection anthropologique et collabore depuis longtemps avec d’autres institutions internationales.
Cela dit, l’envoi de squelettes humains par avion reste une entreprise délicate, tant du point de vue éthique que légal. D’où l’idée d’un accord résolvant les problèmes pratiques tout en respectant pleinement les impératifs éthiques et déontologiques. L’Université de Lubumbashi accepterait la donation mais confierait la conservation des sept squelettes à l’Université de Genève qui les garderait en dépôt, comme elle le fait déjà depuis des décennies.
L’idée est acceptée par toutes les parties et l’acte de propriété passe de l’héritière de Boris Adé à l’Université de Lubumbashi en juin 2018.
De son côté, l’Université de Genève s’engage à réaliser des scans complets ainsi qu’une impression en trois dimensions des sept squelettes qu’elle mettra à la disposition de l’Université de Lubumbashi.

 

Des chasseurs-cueilleurs du Congo


Les squelettes de Pygmées ramenés du Congo par le médecin suisse Boris Adé en 1952 appartiennent à des membres du peuple Mbuti, vivant dans le district de l’Ituri de la République démocratique du Congo. Ce sont des chasseurs-cueilleurs dont la population compterait aujourd’hui entre 30 000 et 40 000 individus.
Les identités des sept personnes exhumées sont :
Ngowe : homme
de 28-30 ans, mort en octobre 1951 de pneumonie.
Abelua : homme de
30 ans mort en octobre 1951 de pneumonie.
Lesati : homme de
30-35 ans, mort en décembre 1951 après
une courte maladie.
Aneka : femme de
50-60 ans, morte en septembre 1951 de vieillesse.
Basaga : homme de
60-70 ans, mort en septembre 1951 de vieillesse.
Ngala : garçon de
8-10 ans, mort le 22 mars 1952.
Avuo : garçon de 17 ans, mort en novembre 1951 de pneumonie.

 

 

Le cadavre de trop



Le 25 août 1953, le médecin genevois Boris Adé, alors en poste à Wamba, au nord-est du Congo belge, reçoit un appel téléphonique urgent. Patrick Putman, un anthropologue américain qui vit depuis une vingtaine d’années parmi les Pygmées un peu plus loin dans la forêt, lui parle d’une femme autochtone qui a reçu des coups de pied de la part de son mari et qui souffre de multiples lésions intestinales. Il faut s’en occuper d’urgence. Sans attendre, le docteur Adé, employé de l’administration coloniale, se rend sur place. Constatant l’état désespéré de la femme, il décide de la transporter dans sa voiture américaine à l’hôpital de Mambassa, la ville la plus proche. Toute la nuit, il tente de la sauver, en vain. Elle décède au matin.
Il se trouve que Boris Adé s’adonne à ses heures perdues à l’anthropologie et s’intéresse particulièrement aux squelettes pygmées. Or, ses travaux progressant, sa collection d’os ne lui suffit plus et il est en quête de davantage de matériel, en particulier de tissus mous intacts.
C’est ainsi que le médecin décide de conserver le corps de la femme dans du formol. Cela fait, il dépose une demande officielle pour l’envoyer en Europe. Le gouverneur du Congo belge lui oppose un refus net. Craignant les réactions négatives de la population indigène, il lui ordonne de respecter la législation en vigueur dans la colonie selon laquelle un corps doit être inhumé dans les quarante-huit heures suivant le décès.
Mais, pour le médecin genevois, seul compte l’aspect scientifique.
Il refuse d’obtempérer et demande l’aide de Marc-Rodolphe Sauter, directeur du Département d’anthropologie de l’Université de Genève, qu’il connaît personnellement (lire l’article principal).
Durant plusieurs semaines, Marc-Rodolphe Sauter écrit des lettres à de nombreux anthropologues, en Europe et en Amérique, leur demandant d’intercéder auprès du gouvernement belge pour qu’il revienne sur sa décision. La plupart d’entre eux acceptent.
D’aventure scientifique, l’histoire devient une affaire politique. L’épouse du médecin, restée à Genève, met sur pied une campagne de presse en Suisse et aux États-Unis. De nombreux articles sont écrits et des émissions de radio sont diffusées sur le sujet. Entre autres, le chanoine du Grand-Saint-Bernard, Jules Detry, prend position pour Boris Adé dans un vibrant appel paru dans la Gazette de Lausanne du 30 octobre 1953. Comme il est d’origine belge, il est taxé de traîtrise par la presse de son pays.
À cette époque, la Belgique est l’objet d’attaques sévères à l’ONU à cause de sa présence en Afrique et, en même temps, des troubles éclatent à différents endroits du Congo pour réclamer le départ de l’occupant. Irrité par le tapage médiatique orchestré depuis Genève, le gouvernement colonial reste inflexible face à ce médecin étranger désobéissant et durcit même sa position. Il accuse Boris Adé de s’occuper plus d’anthropologie que de médecine, la tâche pour laquelle il est pourtant payé. Les autorités ordonnent au médecin d’inhumer la femme et, pour bien se faire comprendre, le mutent à Bondo, à des centaines de kilomètres du plus proche village pygmée, dans ce que Boris Adé qualifie de «Sibérie du Congo».
Le médecin finit par obéir. Il enterre le corps de la femme toujours plongé dans du formol à l’intérieur d’un tonneau d’essence dans l’espoir de le récupérer un jour et se rend à Bondo, suivi de sa famille. Le calme revient et les relations entre Boris Adé et l’administration coloniale se normalisent. Le médecin modifie sensiblement l’orientation de ses études et, dans une lettre datée du 22 décembre 1954, il demande à Marc-Rodolphe Sauter s’il serait intéressé par une étude sur les nains hypothyroïdiens qui « foisonnent » à Bondo.