Campus n°140

La longue décolonisation des collections du Musée d’ethnographie

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CLe MEG possède des dizaines d’objets fabriqués à partir de restes humains. Certains sont encore exposés, d’autres, ne présentant aucun intérêt scientifique, ont été retirés. une tête maorie a été rendue à sa culture d’origine en 1992

Le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) est la première institution genevoise à s’être lancée dans une procédure de restitution de restes humains détenus dans ses collections. Il s’agit d’une tête maorie tatouée et momifiée (mokomokai), acquise au XIXe siècle auprès d’un marchand anglais. Réclamée par la Nouvelle-Zélande d’où elle est originaire, la relique fait, dans un premier temps, l’objet d’un prêt permanent, accordé en 1992 par le Conseil municipal de la ville de Genève au musée national de Nouvelle-Zélande Te Papa à Wellington. Le prêt est finalement transformé en restitution définitive en 2014. La tête est actuellement conservée en un lieu sacré en Nouvelle-Zélande (lire La tête maorie du Musée d’ethnographie ci-dessous).
Pour Boris Wastiau, directeur du MEG et professeur titulaire à l’Unité d’histoire des religions (Faculté des lettres) jusqu’en 2018, le fait que cette tête soit restée en Suisse durant près d’un siècle ne soulève pas de problèmes légaux ni déontologiques. Son acquisition fait partie d’un commerce qui prospère entre le XVIIIe et le XXe siècle et que l’on peut certes qualifier de morbide mais elle ne contrevient ni à la loi ni aux pratiques muséales de l’époque.
« Le problème, c’est que la détention de cette tête par notre institution a été contestée par les Maoris eux-mêmes, explique Boris Wastiau. Les représentants de ces peuples de Nouvelle-Zélande réclament en effet systématiquement depuis des décennies le rapatriement de tous les restes humains appartenant à leur culture et qui ont été dispersés au cours des siècles dans les musées et des collections privées du monde entier. C’est cet argument qui a poussé le MEG à entrer en matière et nous a motivés à rendre définitivement la relique à sa culture d’origine. »
Les Maoris contemporains considèrent en effet tous les mokomokai comme leurs ancêtres. Ils souhaitent ardemment leur retour afin d’apaiser le déchirement qu’ils ressentent en les sachant en des terres étrangères en raison de transactions douteuses réalisées dans le passé.

Décolonisation des collections

Au-delà du cas particulier de la tête maorie, le MEG est actuellement engagé dans un effort plus général de décolonisation de ses collections. Ce processus représente même un des principaux piliers du prochain plan stratégique du musée. L’idée consiste à poser un regard critique sur les pratiques passées et présentes du musée, sur les pièces constituant ses collections et la manière dont elles ont été acquises. Il s’agit aussi de réfléchir à la façon de communiquer ces éléments au public ainsi qu’aux personnes ou organisations qui se revendiquent comme les ayants droit légitimes des objets culturels détenus par le MEG, en particulier les restes humains.
« Nous nous engageons à identifier et à inventorier toutes les collections du MEG pour lesquelles il existe un problème potentiel de légalité ou de déontologie ou qui seraient contestées par une communauté s’en réclamant l’héritière, précise Boris Wastiau. Nous l’avons déjà fait pour toutes les pièces contenant des tissus d’origine humaine, en accord avec des recommandations produites en 2009 par une commission de déontologie rassemblant tous les musées de la ville de Genève. »
Il s’agit, dans tous les cas, d’artefacts, c’est-à-dire des objets (dents, os, peau, cheveux…) modifiés de manière culturelle. Tous sont documentés autant que possible et conditionnés enfin d’être conservés de manière optimale. Boris Wastiau assure que les objets sont manipulés avec le plus grand soin et que le musée respecte les règles déontologiques (ou protocoles) fixées par les communautés d’origine. L’institution renonce ainsi à montrer certaines pièces ou entoure leur éventuelle présentation au public de toutes les précautions nécessaires.
L’exposition L’effet boomerang qui s’est tenue de mai 2017 à janvier 2018 montrait une main bret. Il s’agit d’une main momifiée originaire d’Australie, donnée au MEG par le collectionneur genevois Maurice Bastian en 1960 (lire La main « bret » ci-dessous). L’autorisation d’exposer la main a été obtenue auprès de la Boon wurrung Foundation, qui représente les peuples Boon wurrung de la confédération Kulin, propriétaires traditionnels et gardiens des terres concernées. Il s’agit d’une exception notable étant donné que les Aborigènes croient qu’un défunt ne peut trouver de repos que lorsque l’intégralité de son corps a été inhumée. Dans le cas présent, il faut préciser que la main a été transformée en pendentif et utilisée comme un objet protecteur par les Aborigènes eux-mêmes.

Face à la mort

« Exposer des tissus humains, cela se discute, mais j’estime qu’il est important de le faire, notamment d’un point de vue didactique, explique Boris Wastiau. Il faut néanmoins que cela résulte d’un choix raisonné et que la présentation de tels objets soit intégrée dans la collection. Leur exposition doit avoir du sens et apporter quelque chose au public. Et il faut à tout prix éviter le voyeurisme. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a décidé de ne plus exhiber la momie péruvienne qui a trôné durant quarante ans dans le hall d’entrée du MEG. »
Cette relique, devant laquelle beaucoup de Genevois se souviennent être passés non sans ressentir quelques frissons, a été pillée et importée à Genève de manière illicite, sans aucune information sur le contexte de sa découverte. En d’autres termes, elle ne renseigne sur rien si ce n’est sur la fascination du public occidental pour de vieilles dépouilles exotiques. Ce qui n’était depuis le début qu’une attraction a donc été rangé.
« Cette fascination morbide vient peut-être du fait qu’en Occident, on a éloigné la mort, on a pris ses distances du cadavre, on ne voit plus ni l’un ni l’autre, analyse Boris Wastiau. Pourtant, dans la plupart des sociétés de notre planète, le rapport aux morts et aux cadavres est différent. Au Suriname, par exemple, au milieu de la forêt tropicale, on veille le défunt durant plus de dix jours, tout en chantant, en dansant et en buvant. Dans certaines tribus de Papouasie-Nouvelle-Guinée, on plantait ses ancêtres sur des poteaux et leur cadavre se desséchait pendant parfois un siècle. Les Jivaros réduisaient des têtes. En d’autres termes, montrer des restes humains n’est pas quelque chose de nécessairement abhorrant pour les cultures qui les ont produits. »
Cela dit, il est souvent difficile de deviner qu’un objet exposé dans une vitrine du MEG contient des tissus humains. Un reliquaire du Gabon récolté par un missionnaire genevois contient par exemple des morceaux difficilement identifiables de calotte crânienne. En l’occurrence, cet objet a un intérêt scientifique indéniable puisque c’est le seul de ce type dont on connaît non seulement l’ancien propriétaire – qui l’a donné en gage de conversion – mais aussi l’identité de l’ancêtre qui a fourni les restes.

Des quatre coins du monde

En tout, le MEG conserve plusieurs dizaines d’objets contenant des tissus humains et provenant des quatre coins du monde : des crânes aborigènes peints (appartenant aux Yolngu, de l’île de Milingimbi, dans le Territoire du Nord, mais qui n’ont pu être identifiés par aucun clan de cette population), des crânes sur-modelés venus de Papouasie-Nouvelle-Guinée (qui n’ont suscité aucun intérêt spécial dans leur région d’origine où les crânes servent communément de décoration), des tabliers faits en fragments d’os du Tibet, une calebasse de guerre du Cameroun ornée de mâchoires humaines, une tête réduite d’Équateur, etc. Le musée référence tous ces objets (du moins ceux qui font partie de l’exposition permanente) sur son site internet.
« J’ai averti les autorités genevoises, ainsi que l’Office fédéral de la culture (OFC), de la présence de ces objets sensibles et de la possibilité qu’une demande de restitution soit un jour posée, confirme Boris Wastiau. Nous cherchons également à être proactifs et à entrer en contact, quand c’est possible, avec les institutions (musée, État ou association autochtone) concernées. »
Le problème, c’est que ce genre de démarches ne donne pas toujours les résultats escomptés. La plupart des ambassades ne répondent même pas aux sollicitations du MEG. Celles du Mexique et du Pérou se contentent de répondre ou d’envoyer les articles de loi qui expliquent que toute sortie sans autorisation d’objets du continent sud-américain postérieure à 1823 est illégale.
D’autres groupes sont plus actifs. Les aborigènes et insulaires du Détroit de Torrès demandent que tous les restes humains issus de sépultures soient retournés et inhumés. Les peuples natifs d’Amérique du Nord ont réussi à faire voter une loi, le Nagpra (Native American Graves Protection and Repatriation Act), qui exige que les biens culturels amérindiens qui ont été déterrés leur soient rendus. Avec plus de 650 000 objets restitués, il s’agit d’ailleurs du plus gros programme de restitution de restes culturels au monde. Il existe des dispositions similaires pour les Inuits du Groenland.
Entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Danemark, ce sont plus d’un million d’objets qui ont déjà été restitués. L’Europe continentale est en retard sur ce dossier.
De son côté, le MEG se dit prêt à réagir à toute demande qui pourrait lui parvenir. Il s’est d’ailleurs mis d’accord avec l’OFC sur la marche à suivre qui consiste à analyser la légalité de l’acquisition de l’objet litigieux, à produire toute la documentation en sa possession et à mettre tout en œuvre pour trouver une solution équitable.
« Les gens craignent que les programmes de restitution ne vident les musées, souligne Boris Wastiau. Ce n’est pas vrai. Cela crée au contraire des collaborations et des relations intéressantes. »

Les restes disparus

Le plus troublant, cependant, ce sont les restes que le MEG ne retrouve plus dans ses collections alors qu’ils sont bel et bien référencés dans ses inventaires. « J’ai retrouvé une vingtaine d’entrées qui renvoient à des pièces qui ont disparu, confirme Roberta Colombo Dougoud, conservatrice et responsable du Département Océanie du MEG. L’une d’elles fait par exemple référence à un crâne humain provenant du District de la rivière Darling en Australie, donné en 1956 par Maurice Bastian, qui l’a lui-même obtenu grâce à un échange avec le Musée national de Victoria à Melbourne. Il arrive, comme dans tous les musées, que des objets se dégradent ou s’égarent, que des étiquettes se perdent, etc. Mais dans le cas présent, nous avons contrôlé toutes les archives du MEG à l’occasion de son double déménagement il y a quelques années et il n’y a plus aucune trace de cet objet. Ni d’ailleurs des 21 autres pièces, dont trois autres crânes appartenant à la même collection. »
L’explication se trouve, dans ce cas, dans la séparation des collections intervenue en 1967 entre le MEG et l’Université de Genève. À cette époque, tous les restes humains ayant été transformés (peints, sculptés, agencés…) de manière à devenir des objets culturels sont restés au MEG. Les autres ont été transférés à l’Unité d’anthropologie de l’UNIGE. C’est ainsi que, sur les 22 objets cités par Roberta Colombo Dougoud, 16 viennent d’être retrouvés dans les archives de l’Unité d’anthropologie.
« Ces objets sont potentiellement problématiques, avertit Roberta Colombo Dougoud. Ces crânes et autres restes humains datent de la période coloniale. Comme cela se passait souvent alors, ils ont pu être pillés, volés ou vendus illégalement par des personnages aussi divers que des missionnaires, des voyageurs ou encore des administrateurs des colonies. Parfois, ce sont les autochtones eux-mêmes qui donnaient ou vendaient ce genre de vestiges humains comme preuve de leur conversion au christianisme ou pour se financer dans leur lutte pour la liberté. »


Frisson exotique

Enfin, l’effort de décolonisation du MEG passe aussi par l’acceptation du fait que ses collections ont en majorité été confectionnées dans un esprit de supériorité de la « race blanche » sur les autres. Ce sentiment a dominé durant toute la période coloniale mais ne s’est pas arrêté avec la chute des empires. Il a perduré longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, même si on a tenté depuis d’évacuer la notion de race en science et en politique.
« Durant des années, on a développé un goût pour l’art exotique, synonyme de frisson puisqu’il s’agissait de l’art des cannibales, des sauvages, explique Boris Wastiau. On reproduisait alors des rites d’exécution et de cannibalisme dans les musées, dans l’imagerie populaire, dans la bande dessinée, dans les journaux, les films. J’en ai vu quand j’étais petit. Alors si vous pouviez acquérir une momie ou un crâne de sauvage, c’était le super grand frisson. On le voit particulièrement sur les photos de peuples indigènes de cette époque, sur lesquelles les hommes sont toujours présentés en armes et les femmes dans des positions lascives. Le colonialisme, c’est de la consommation. Non seulement de l’or, du caoutchouc, du bois ou de l’ivoire mais aussi des corps. »

 

La tête maorie du Musée d’ethnographie


En 1896, Maurice Bedot, directeur du Musée d’histoire naturelle de la ville de Genève, acquiert une tête maorie tatouée (mokomokai) auprès d’un marchand londonien. Ce genre de « trophée » n’est pas rare. L’origine remonte à l’époque précoloniale. Les hommes maoris se tatouent alors intégralement le visage non seulement pour terroriser leurs ennemis et séduire les femmes mais aussi pour marquer leur appartenance à une tribu et à un rang social. Ce sont ces tatouages qui justifient la momification des têtes après la mort de leur propriétaire.
À l’origine, il s’agit d’entretenir une forme de culte des ancêtres, les têtes rejoignant, dans des lieux sacrés, de longues généalogies censées relier les vivants aux divinités. Au temps des guerres tribales, les vainqueurs commencent à voler les reliques des vaincus et à momifier les têtes des adversaires morts au combat pour en faire des trophées et les exhiber. Avec l’arrivée de colons et de collectionneurs passionnés de curiosités exotiques, les Maoris se mettent, dès 1770, à échanger les mokomokai contre des armes à feu.
Le trafic devient même si intense que le gouverneur de Nouvelle-Zélande est obligé de l’interdire.
On estime que plus de 500 têtes maories ont ainsi quitté la Nouvelle-Zélande depuis 1770. L’exemplaire genevois est transféré le 2 février 1954 au Musée d’ethnographie de la ville de Genève (MEG).
Au début des années 1990, de passage dans la ville du bout du lac, Alan Baker, directeur du Musée national de Nouvelle-Zélande Te Papa, découvre l’existence de la tête et la réclame au nom du peuple autochtone maori. En 1992, la Ville de Genève accepte de la restituer au musée Te Papa sous forme d’un prêt d’une durée de sept ans, renouvelable. Aucune demande de prolongation n’est toutefois déposée au cours de presque deux décennies et, après une requête genevoise, le Musée Te Papa confirme en mars 2010 que la tête maorie est toujours en sa possession et conservée en un lieu sacré. Il en profite pour demander officiellement la prolongation du prêt, qui est accordée.
En 2014, la Ville de Genève décide finalement de restituer définitivement la tête maorie
à la Nouvelle-Zélande. Le seul problème juridique qui se pose concerne l’inaliénabilité des collections publiques. Il faut donc formellement sortir la tête maorie des collections publiques, un obstacle surmonté par une décision du Conseil administratif de la Ville de Genève. La relique est alors transférée au sanctuaire de Te Papa avant d’être définitivement conservée dans un espace sacré.
ArThemis, base de données du Centre universitaire du droit de l’art de l’UNIGE,

 

La main « bret »

Autrefois, chez certaines communautés du Gippsland (État du Victoria, au sud-est de l’Australie), après un décès, l’une ou les deux mains du défunt étaient prélevées, fumées, puis équipées d’un cordon en peau d’opossum. Le bret, comme on l’appelle, était porté par un proche directement sous le bras gauche. À l’approche d’un danger ou d’un ennemi, la main se mettait à pincer ou pousser le porteur. Ainsi averti, celui-ci plaçait la main devant son visage et lui demandait de lui indiquer d’où venait le péril. La réponse était donnée par des vibrations.

 

Momies chiliennes en terre genevoise


En 2007, le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) est contacté par un collectionneur désirant vendre une série de restes humains qu’il détient depuis une vingtaine d’années
et expose dans un musée privé. La collection est composée de momies, de têtes de momies et de deux individus desséchés portant des vêtements militaires du XIXe siècle. Le tout a été illégalement importé d’Amérique du Sud à une date indéterminée. Les restes se trouvent dans un très mauvais état de conservation. Le MEG décline l’offre du collectionneur et tente de le dissuader de vendre. Après plusieurs années de tractations, il finit par accepter de donner ses momies.
Le MEG en informe alors le chef du service spécialisé de l’Office fédéral de la culture (OFC), qui intervient auprès des ambassades du Chili et du Pérou. Plusieurs experts et archéologues se penchent sur les restes humains et il en ressort que quatre momies – les plus complètes et datant d’environ 5000 ans av. J.-C. – présentent un intérêt scientifique. Les vestiges sont renvoyés au Chili en 2011.
Les autres objets, dans un état épouvantable, sont inhumés à Genève, répartis dans 12 cercueils. La cérémonie a lieu le 7 novembre 2013, au cimetière de Saint-Georges. Les tombes, situées dans le carré des inconnus, portent le nom d’Arica, tiré d’une ville portuaire du nord du Chili et ont été arrosées, selon un ancien rite chilien, d’une rasade d’alcool de maïs. Cette action sans précédent a néanmoins exigé de résoudre un certain nombre de difficultés administratives inattendues, telles que l’établissement d’un certificat de décès, le constat de la mort par un médecin légal, l’obtention d’autorisations d’incinération et/ou d’inhumation, etc.
Source : ArThemis, base de données du Centre universitaire du droit de l’art de l’UNIGE