Campus n°140

« En droit, le cadavre humain est considéré comme une chose »

Les restes humains détenus par les institutions publiques ou privées peuvent faire l’objet d’une demande de restitution de la part de leur communauté d’origine. Rien ne peut s’y opposer si les conditions sont remplies

«Rien dans le droit positif suisse ou international ne s’oppose, a priori, à l’acquisition de propriété, publique ou privée, de restes humains, affirme Marc-André Renold, professeur au Centre universitaire du droit de l’art (Faculté de droit). Le cadavre humain est en effet considéré comme une chose au sens juridique, notamment parce que la personnalité juridique cesse avec la mort. » Cependant, le statut juridique de la dépouille est particulier en raison de considérations morales et religieuses.
On distingue deux cas de figure : Le premier a trait aux squelettes humains et autres préparations anatomiques qui peuvent être utilisés pour l’enseignement et la recherche. Les universités en possèdent souvent un certain nombre. Il s’agit là de « choses » d’origine humaine qui peuvent faire l’objet d’une propriété privée ou publique. Si elles sont récentes, elles peuvent toutefois soulever des questions en relation avec le consentement du donateur et le respect de la dignité humaine de la personne dont le corps est exposé.
Le second cas de figure comprend les restes humains devenus des « biens culturels » – car transformés en artefacts – qui peuvent à ce titre être exposés dans des musées ou des collections universitaires et faire, eux aussi, l’objet d’une propriété privée ou publique selon le droit applicable.
Les collections anthropologiques de l’Université de Genève comportent de très nombreux ossements humains, issus de toutes les époques et de toutes les régions du globe. Ces restes, exhumés dans le cadre d’un processus de fouilles archéologiques en Suisse ou ailleurs, sont anonymes et offrent un intérêt scientifique dans la mesure où ils sont liés à des contextes connus.
Cela dit, les restes humains peuvent faire l’objet d’une demande de restitution ou de retour de la part de la communauté d’origine et rien ne pourra s’y opposer si les conditions en sont remplies. C’est le cas des momies, par exemple, qui sont expressément mentionnées dans les accords bilatéraux concernant l’importation, le transit illicite et le retour d’antiquités que la Suisse a ratifiés avec l’Égypte en 2010 et le Pérou en 2016. Ces deux textes n’ont toutefois pas d’effet rétroactif.

Déclaration et conventions Le droit international fournit quelques indications supplémentaires. Fruit de décennies de lutte de la part des représentants des Aborigènes d’Australie, des Maoris de Nouvelle-Zélande et des Indiens d’Amérique du Nord pour ne citer que les principaux acteurs, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones du 13 septembre 2007 prévoit « le droit au rapatriement des restes humains ». Le progrès est significatif même si les promoteurs de ce texte souhaitaient obtenir une convention, juridiquement plus contraignante qu’une déclaration, dont ils ont dû se contenter.
Quant à l’ICOM (International Council of Museums), il a rédigé en 2004 un code de déontologie qui classifie les collections de restes humains comme des « biens sensibles » qui « ne seront acquis qu’à condition de pouvoir être conservés en sécurité et traités avec respect ». Cela doit être fait « en accord avec les normes professionnelles et, lorsqu’ils sont connus, les intérêts et croyances de la communauté ou des groupes ethniques ou religieux d’origine ».
C’est pour cette raison d’ailleurs que la momie égyptienne du Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève a été remise dans son cercueil avec le couvercle presque entièrement refermé (lire l’encadré ci-après).

Dame Tjesmoutpert a été recouverte


140 - DO4.JPGLa momie égyptienne longtemps exposée au Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève (MAH) – attribuée à Dame Tjesmoutpert – a été replacée à l’intérieur de son cercueil. Outre la question éthique liée à l’exposition de restes humains, des raisons archéologiques et scientifiques ont largement dicté ce choix.
En effet, une momie égyptienne est certes, à l’origine, constituée d’un corps humain mais ce dernier a été profondément transformé par les rites pour nier son aspect de cadavre, considéré comme une abomination. Enveloppée de bandelettes savamment disposées entre lesquelles prenaient place des amulettes protectrices, la tête recouverte d’un masque funéraire, la momie bénéficiait des rites de l’« ouverture de la bouche », cérémonie destinée à redonner éternellement l’usage de ses sens au défunt, le transformant ainsi en corps divin. Démaillotée, la momie genevoise n’est plus qu’un élément anecdotique du processus, un corps desséché, qui exprime très précisément le contraire de ce que les anciens Égyptiens espéraient transfigurer par l’embaumement.
Découverts à Thèbes, la momie et son cercueil, qui comptent parmi les premières antiquités égyptiennes parvenues à Genève, ont été offerts au MAH en 1824 par le négociant genevois Pierre Jean Fleuret (1771-1832). La momie a ensuite été « développée » – c’est-à-dire démaillotée, selon l’expression de l’époque – devant une assemblée choisie parmi « les personnes convenables ». Quelques décennies plus tard, l’égyptologue genevois Édouard Naville étudie le cercueil plus à fond et déchiffre les textes qui l’ornent.
Il apprend ainsi que Tjesmoutpert était la fille de Benioutehf et de Taât. Ses titres de « vénérable » et de « Dame » (« maîtresse de maison ») signalent qu’elle était mariée et qu’elle appartenait à l’élite thébaine du VIIIe ou du VIIe siècle avant notre ère. Le procédé de momification, qui montre que sa dépouille a bénéficié d’un traitement attentif et sophistiqué corrobore ces informations.
Tches-Mout-peret, maîtresse de maison, XXIIe - XXVe dyn. Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève.



L’inaliénabilité des biens de l’État

Les peuples qui souhaitent récupérer des restes humains se heurtent souvent à l’inaliénabilité des collections publiques. Ce concept signifie que toute pièce qui fait partie des collections publiques d’un musée ou d’une autre institution d’État est considérée comme appartenant au patrimoine national.
« En principe, de telles pièces ne peuvent être vendues ni même données, explique Marc-André Renold. Il est néanmoins possible de décider de les restituer en les sortant des collections. »
En France, on doit passer par une loi et donc un vote de l’Assemblée nationale pour y parvenir. En Suisse, il faut qu’une décision soit rendue par la même autorité qui a procédé à l’acquisition de l’objet que l’on veut restituer. Il arrive que cette autorité ne soit pas connue, comme dans le cas de la tête présumée khoïsane (lire en page 22). Selon toute vraisemblance, mais sans preuve puisque ce reste humain était absent de l’inventaire des collections d’anthropologie de l’Université de Genève, c’est Eugène Pittard, fondateur du Musée d’ethnographie et premier titulaire de la chaire d’anthropologie au sein de notre alma mater, qui a acquis cette relique. Du coup, c’est par une décision officielle du Rectorat prise le 13 novembre 2019 que cette pièce est sortie des collections de l’Université,
la libérant ainsi du point de vue juridique.

La base de données ArThemis

Le Centre universitaire du droit de l’art construit depuis quelques années la base de données ArThemis qui répertorie à ce jour plus de 150 cas de résolution de litiges en matière de biens culturels dont une douzaine impliquant des restes humains. Le but du projet, financé à ses débuts par le Fonds national pour la recherche scientifique, consiste à mettre à la disposition de tous les acteurs du domaine toute la variété de façons de résoudre les litiges de ce type. La plupart d’entre eux n’arrivent d’ailleurs jamais devant les tribunaux et trouvent une solution grâce à la négociation ou la médiation. Les articles du site sont en anglais ou en français mais une traduction systématique dans ces deux langues est en cours, grâce à un financement de l’Unesco.
Une des dernières histoires publiées sur le site concerne 17 restes humains de Tasmanie conservés depuis 150 ans au Musée d’histoire naturelle de Londres. Après des années d’opposition, un juge britannique a finalement ordonné une médiation entre les conservateurs anglais et les Aborigènes de Tasmanie qui s’est soldée par un retour des ossements à leur lieu d’origine. Tous ont été enterrés. Les Aborigènes ont toutefois accepté de conserver des échantillons d’ADN prélevés juste avant de manière à en assurer l’accès aux scientifiques.

Un colloque international

Le Centre du droit de l’art et la chaire Unesco en droit international des biens culturels organiseront, en collaboration avec l’International Cultural Property Society, un colloque international sur le sujet. Intitulé Négocier l’humain/Negotiating the Human, cet événement se tiendra le 4 septembre 2020 et réunira des spécialistes venant des principaux États concernés, tels que l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada. De son côté, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies se penchera sur la même question en septembre 2020 également.
Infos :

Centre du droit de l’art
Uni Mail, 40, boulevard du Pont-d’Arve, 1211 Genève 4,

art-droit(at)unige.ch
022 379 80 75