Campus n°140

Les derniers voyages des cadavres de l’hôpital

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inhumation, incinération, pulvérisation ou encore conservation à des fins de recherche et d’enseignement : les corps de personnes décédées et les prélèvements biologiques humains aux HUG ont des destins très variables

«Il y a quelques années, une femme d’environ 40 ans nous a contactés pour savoir ce qu’il était advenu de son frère jumeau, mort-né, mais dont la fin précoce avait toujours été entourée de non-dits et de déni de la part de la famille, raconte Laura Rubbia-Brandt, professeure au Département de pathologie et immuno­logie (Faculté de médecine) et médecin-cheffe du Service de pathologie clinique et du Département diagnostique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Elle en était arrivée à douter de son décès. Il nous a fallu trouver les informations disponibles et, surtout, les mots adéquats pour expliquer à cette dame que les restes de son frère avaient été éliminés, quarante ans auparavant, et qu’il n’en restait plus rien. Dans notre service, nous sommes souvent confrontés à la symbolique de la dépouille. Et lorsque nous ne retrouvons pas de traces de la personne décédée, c’est dur à accepter pour les proches. »
Il faut dire que la gestion des innombrables échantillons biologiques et des milliers de dépouilles d’origine humaine, qui fait partie de l’activité normale de la médecine, représente une des tâches de l’équipe de Laura Rubbia-Brandt. Et elle n’est pas toujours aisée à assumer.
En ce qui concerne les échantillons biologiques, la charge affective n’est pas trop lourde. Cette catégorie regroupe tous les prélèvements de tissus ou d’organes à visée diagnostique ou thérapeutique effectués sur des patients de leur vivant ainsi que les restes d’amputation. Ces derniers sont parfois aussi gros qu’une jambe entière mais ne sont pas considérés comme des « personnes ». Les HUG se défont de 50 000 échantillons de tissus par année. « L’ensemble est réuni dans des seaux de 30 litres qui suivent une filière d’évacuation de déchets spéciaux, précise Johannes Lobrinus, médecin adjoint, responsable d’unité du Service de pathologie clinique des HUG. Ils sont finalement éliminés dans une usine d’incinération bâloise qui atteint des températures particulièrement élevées et est capable de pulvériser complètement les déchets, sans produire aucune cendre qui risquerait de se disperser dans la nature. »

Corps entier

Les choses deviennent plus sensibles avec les corps entiers. Chaque année, environ 1700 personnes meurent aux HUG. Dans la majorité des cas, tout se déroule de manière certes douloureuse mais classique. Mandatée par la famille ou des proches, une entreprise de pompes funèbres prend en charge la levée du corps et son inhumation (enterrement ou incinération).
Dans une cinquantaine de cas par année, les HUG se retrouvent cependant devant la situation inconfortable d’un défunt « non réclamé ».
« Trouver un proche d’une telle personne fait partie d’une de nos missions d’intérêt général, précise Johannes Lobrinus. Nous commençons en général par consulter le fichier Calvin, le Système d’information cantonal de la population, qui nous permet de retrouver d’éventuels membres de la famille. S’il y en a, nous les avertissons. Et s’ils ne répondent pas, c’est la commune de résidence du défunt qui est obligée de prendre en charge l’inhumation. Le corps est alors incinéré et les cendres placées dans le Jardin du souvenir du cimetière de Saint-Georges. »
Dans le cas où le corps non réclamé appartient à une personne sans domicile fixe, c’est la commune où est survenu le décès qui prend en charge l’incinération.
Si le fichier Calvin ne donne aucun résultat, alors les médecins publient une annonce dans les journaux demandant à quiconque connaissant ladite personne de bien vouloir les contacter. « Ce système fonctionne très bien, note Johannes Lobrinus. Il est étonnant de voir combien de gens lisent les pages mortuaires. Nos annonces génèrent des appels provenant de toute la Suisse et même parfois d’autres continents. »
Très exceptionnellement, les services de Laura Rubbia-Brandt doivent gérer le corps non réclamé d’un enfant. Ce genre de cas est en général lié à des situations de très grande détresse, de déni de grossesse, etc. La procédure est néanmoins la même que pour les adultes.
Les corps qui restent le plus de temps dans les locaux des HUG sont ceux d’inconnus, retrouvés dans la nature et dont on ne sait rien. Ces situations sont prises en charge par le Service de médecine légale, les disparus pouvant y être conservés plus d’un an.

Les nouveau-nés

Les cas les plus sensibles sont évidemment les décès de nouveau-nés, ou de fausses couches tardives, dont les conséquences psychologiques se font parfois sentir des décennies plus tard. « Il y a cinquante ans, la gestion de ces corps était entourée d’un grand flou, explique Johannes Lobrinus. Aujourd’hui, tout est dûment répertorié, afin de préserver une traçabilité et, surtout, la dignité de la personne. »
En général, pour les fœtus de plus de 22 semaines (une limite arbitraire fixée dans la loi), c’est le couple parental qui récupère le corps. Celui-ci est d’abord enregistré à l’État-civil, pour qu’il devienne une personne au sens de la loi, avant de pouvoir être inhumé.
Les fœtus de moins de 22 semaines, eux, sont considérés comme des échantillons biologiques et n’ont pas d’état civil. Ils sont néanmoins pris en charge par le Service des cimetières du canton de Genève et incinérés, le peu de cendres restant étant déposé au Jardin du souvenir de Saint-Georges.
Depuis quelques années à Genève, le ou les parents ont toutefois la possibilité de se faire délivrer un « certificat de non-vie » pour un fœtus de moins de 22 semaines et, grâce à ce document, de procéder à son inhumation individuelle.

Recherche et enseignement

« Les HUG sont par ailleurs aussi dépositaires de nombreux échantillons tissulaires et d’organes, conservés avec le consentement du patient à des fins d’enseignement et de recherche, complète Laura Rubbia-Brandt. Ces organes ont une énorme valeur. Certains, affectés de maladies qui ont disparu mais réapparaissent aujourd’hui comme la syphilis, peuvent resservir. »
Enfin, la Faculté de médecine possède des corps humains entiers en anatomie, provenant de personnes qui ont fait don de leur corps à la science au travers de directives anticipées. Ces corps sont destinés à l’enseignement et à la recherche.
« Au cours de leur formation, les étudiants en médecine doivent pouvoir travailler sur de vrais corps plutôt que sur des photos, des mannequins ou autres substituts, poursuit Laura Rubbia-Brandt. Nous contribuons aussi à enrichir des biobanques. Elles sont souvent thématiques et contiennent des échantillons affectés par la maladie de Parkinson, celle d’Alzheimer, le cancer, la sclérose en plaques, etc. Ce sont des éléments indispensables pour la recherche médicale. »
Quant aux organes ou fœtus fixés dans du formol ou encore des parties de squelette humain difformes conservées depuis longtemps dans certaines vitrines du Département de pathologie, la Faculté de médecine a récemment décidé qu’ils ne présentaient aucune valeur scientifique ou pédagogique. Par respect pour la dignité des personnes qui ont fourni ces restes, ils seront donc bientôt détruits.