Campus n°142

Un donut fourré au bien-être

Parmi les manières de mesurer le bien-être des habitants d’un pays vis-à-vis de leur qualité de vie et des limites planétaires, la fameuse pâtisserie américaine a inspiré celle qui, selon Marlyne Sahakian, semble la plus prometteuse. Explications.

142DO3.JPG

Sur ce point, les experts sont unanimes : sans un changement drastique de nos modes de production et de consommation, les générations futures vivront dans un monde bien moins agréable que le nôtre. Soit ! mais comment faire mieux avec moins ? Professeure assistante au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), Marlyne Sahakian a jusqu’ici étudié la question en plaçant la dimension écologique du problème au centre de ses réflexions. Mais elle a récemment décidé de changer son fusil d’épaule.
Plutôt que de prendre comme point de départ les conséquences du changement climatique ou la réduction des émissions carbone, elle ancre désormais ses travaux dans une approche dite « salutogène », qui cherche à explorer en premier lieu la notion de bien-être. Pour ce faire, elle a placé dans sa trousse à outils une liste venue de Bâle, un « donut » britannique et quelques « couloirs de consommation ». Explications.
« Quand on parle de réduire la consommation de biens ou de services au sens large du terme, il y a très vite une dimension morale qui entre en jeu, explique la chercheuse. Or, c’est une direction dans laquelle je voulais éviter d’aller parce que le fait de consommer n’est pas forcément mauvais en soi. C’est un besoin légitime qui peut apporter du plaisir et/ou du bien-être, qui est source d’identité et d’un certain nombre de rituels que l’on peut partager avec d’autres. Mon idée consiste donc à renverser la problématique en partant d’une série d’interrogations de base : qu’est-ce que le bien-être au niveau d’une société ; comment distinguer les désirs des besoins individuels, et comment satisfaire les besoins de manière collective ? Les approches sociologiques peuvent apporter des réponses à ces questions. »


La liste de Bâle

Et Marlyne Sahakian s’y emploie depuis quelque temps déjà en s’appuyant notamment sur une liste composée de neuf besoins mise au point par des chercheurs de l’Université de Bâle, Antonietta Di Giulio et Rico Defila. Visant à décrire de manière objective les besoins qui peuvent être couverts par le secteur public, la liste en question prend en compte des besoins tels que vivre dans un environnement agréable, faire partie d’une communauté, ou encore être protégé par la société. Fruit d’une revue de la littérature scientifique, la méthode, qui a été validée par un panel d’experts ainsi que par un échantillon de la population suisse, comporte plusieurs avantages : elle repose sur des critères objectifs et mesurables, elle a l’ambition d’être universelle et peut être utilisée pour analyser nos pratiques dans des domaines très variés comme le système éducatif ou de santé, les transports publics et les logements d’un territoire, ou encore les services sociaux.
Dans le cadre d’une étude pilote financée par le pôle de recherche national Lives et portant sur la réduction du revenu menée à Genève, Marlyne Sahakian et sa collègue Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et socioéconomie de la Faculté des sciences de la société (lire également en page 36), ont ainsi pu montrer que si la plupart des personnes interrogées tiraient une certaine satisfaction du fait d’avoir ralenti le rythme ou adopté une consommation plus sobre, la bonne volonté était loin de suffire pour assurer un bien-être réellement durable.
« Le degré de satisfaction des participant-es dépend en partie des compétences individuelles dont ils ou elles disposent pour s’adapter à leur nouvelle situation, complète la sociologue. Mais il est également fonction des infrastructures disponibles : il est plus facile d’avoir une alimentation saine quand il y a un magasin bio dans le quartier. Les déplacements sont grandement tributaires de la qualité du réseau de transports publics ainsi que de la présence d’aménagements favorisant la mobilité douce. Enfin, rares sont les ménages qui ont une prise directe sur la consommation énergétique de leurs logements. Pour mettre en marche la décroissance, il faut donc mettre en place toute une série de systèmes et de services qui sont parfois rendus invisibles mais qui vont bien au-delà de ce que tout un chacun peut faire tout seul dans son coin. »
Dans un registre différent, Marlyne Sahakian a utilisé la même méthode dans le cadre d’une étude financée par le Swiss Network for International Studies et menée dans quatre villes de l’Asie du Sud-Est. Le but était de qualifier ce que les espaces verts apportent à la qualité de vie des citadins. Un travail qui a permis de montrer que les parcs publics jouent un rôle essentiel dans le bien-être des individus, toutes classes sociales confondues, qu’ils ne peuvent être remplacés par d’autres lieux de rencontre tels que les centres commerciaux et que leur fermeture, comme pendant la pandémie de Covid-19, accroît les inégalités en matière de bien-être.

Un donut pour Genève

En parallèle, Marlyne Sahakian s’intéresse de près à la théorie du « donut », développée par l’économiste britannique Kate Raworth en 2017 et qu’elle souhaiterait voir s’appliquer à l’échelle d’une ville comme Genève, comme il en est pour Amsterdam actuellement.
Ce modèle, inspiré par la célèbre pâtisserie américaine, ambitionne de concilier bien-être et prospérité en tenant compte des limites de ce que la planète peut supporter. La limite supérieure du « donut » fixe le « plafond écologique », qui est mesuré par des indicateurs tels que le changement climatique, la perte de biodiversité ou l’acidification des océans. La limite inférieure de l’anneau se rapporte, elle, à des fondements sociaux comme l’accès à la santé, à l’alimentation ou à l’éducation. Selon une étude menée à l’Université de Leeds*, aucun pays n’entre jusqu’ici dans les limites fixées par le « donut », le plus proche du graal étant le Vietnam. Mais les perspectives ouvertes par ce nouveau paradigme restent prometteuses, surtout si l’analyse porte sur une ville ou région.
« C’est un changement de paradigme qui permet de repenser le bien-être au-delà de la croissance économique et dans une perspective durable, confirme Marlyne Sahakian. Cet outil repose sur des indicateurs qui sont relativement faciles à calculer et par rapport auxquels chaque État peut se positionner. Il met par ailleurs en évidence de façon très claire ce qui constitue le cœur des enjeux autour de la durabilité, à savoir le fait qu’il est difficile aujourd’hui pour un pays d’être simultanément riche, d’atteindre un haut niveau de bien-être et d’avoir un faible impact écologique. »
Un autre concept sur lequel Marlyne Sahakian et ses collègues travaillent actuellement est celui de « couloirs de consommation » (un ouvrage sur le sujet est à paraître chez Routledge en 2021). L’idée, qui se rapproche du service universel de base (gratuité de l’éducation, des transports publics, des services de santé et de garde d’enfants), consiste à imaginer un seuil minimum de consommation permettant à tout le monde de subvenir à ses besoins de base. Mais, dans une optique de justice sociale et de ressources non renouvelables et limitées, il s’agirait aussi de ne pas dépasser un seuil maximal. Ce concept reste à être détaillé mais les « couloirs » pourraient être appliquées soit par secteurs économiques, soit par types de ressources, soit par domaines de consommation. « Si nous sommes à l’aise avec les limites inférieures, explique la sociologue, la notion de limites supérieures dérange – c’est donc uniquement par un processus de délibération qu’on pourrait arriver à trouver un moyen de vivre à l’intérieur de ces couloirs, et donc d’accéder à un bien-être réellement durable. » Affaire à suivre.


* https://goodlife.leeds.ac.uk/about/

LE MODÈLE DU « DONUT »

142DO3bis.JPG

 

Inspiré par les travaux de Kate Raworth, cet exemple du modèle économique du « Donut » est proposé par l’Université de Leeds. Il fixe deux limites : la frontière biophysique, ou plafond écologique, de ce que la planète peut durablement supporter ; le seuil social, correspondant aux objectifs sociaux minimums. Tout ce qui dépasse le plafond ou n’atteint pas le seuil est en rouge. Le Vietnam est, pour l’heure, le pays qui obtient globalement le meilleur score.


https ://goodlife.leeds.ac.uk/countries/